‘Au pied d’un seul arbre LXXII’

L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature.

 Charles BaudelaireCuriosités esthétiques (édition 1868)

Car c’est être poète que regarder la vie et la mort en face, et réveiller les étoiles dans le néant des cœurs.

Christian BobinL’homme-joie

— Ces réflexions vous font-elles penser à quelqu’un en particulier ?

— A quelqu’une, en effet… !

Au pied d’un seul arbre LXXII

une lune est morte tout à l’heure

dans le carreau du temps

et dans un testament renouvelé

je souscris au semblable

à la barbe de ton ciel élégant

à quoi bon essayer de comprendre

comment fonctionne le monde dans l’allongement

des fenêtres

je veux avec toi vivre dans la robe longue

d’une vie végétale

faire pousser l’enfant qui rêve

derrière l’œilleton des sentences

on laissera d’abord aller la lumière

puis l’âme venir à la bouche en silence

j’offre mon dos à l’habitude avec une joie première

il n’y a rien à promettre puisque tout consent

et que tout est retour

toi tu sais ma manie de vouloir toujours

tenir ensemble les choses embrassées

et de les écouter si longtemps

que la vie passe

follement

Barbara Auzou

 

Poème publié par l’auteure sur son blog
LIRE DIT-ELLE
le 11/09/2022

‘Lorsque tu me liras’

Le Bonheur c’est pas grand chose, c’est juste du chagrin qui se repose.    Léo Ferré

Lorsque tu me liras…

Lorsque tu me liras, je te regarderai dans le pare-brise,
Tu viendras à moi, tout entière, comme la route,
Lorsque tu me liras, la maison sera silencieuse,
Et mon silence à moi te remplira tout entière aussi.

Avec toi, dans toi, je ne suis jamais silencieux,
C’est une musique très douce que je t’apporte…
Quant à toi, tu verses au plus profond de ma solitude, cette joie triste d’être,
Cet amour que, jour après jour, nous bâtissons, en dépit des autres,
En dépit de cette prison où nous nous sommes mis,
En dépit des larmes que nous pleurons chacun dans notre coin,
Mais présents l’un à l’autre…

Je te voyais, ces jours ci, dans la lande, là-bas, où tu sais…
Je t’y voyais bouger, à peine te pencher vers cette terre que nous aimons bien tous les deux,
Et tu te prosternais à demi, comme une madone,
Et je n’étais pas là… ni toi…
Ce que je voyais c’était mon rêve…

Ne pas te voir plus que je ne te vois…
Je me demande la dette qu’on me fait ainsi payer.
Pourquoi ?

L’amour est triste, bien sûr, mais c’est difficile,
Au bout du compte, difficile…

Dans mes bras, quand tu t’en vas longtemps vers les étoiles et que tu me demandes de t’y laisser encore… encore…
Je suis bien ; c’est le printemps, tout recommence, tout fleurit,
Et tu fleuriras aussi de moi, je te le promets.

La patience, c’est notre grande vertu, c’est notre drame aussi.
Un jour nous ne serons plus patients.
Alors, tout s’éclairera, et nous dormirons longtemps,
Et nous jouirons comme  des enfants.

Tu m’as refait enfant ; j’ai devant moi des tas de projets de bonheur…
Mais maintenant, tout est arrêté dans ma prison.
J’attends que l’heure sonne…
Je me perds dans toi, tout à fait.

Je t’aime, Christie,
Je t’aime

Léo Ferré (1986)

Alfonsina : encore et toujours !

Y te vas hacia allá como en sueños
Dormida, Alfonsina, vestida de mar*

Paroles de la chanson « Alfonsina y el mar »

*Et tu t’en vas là-bas, comme dans un rêve,
Endormie, Alfonsina, et toute vêtue de mer

Stèle d’Alfonsina Storni à Mar del Plata

Depuis sa création par Mercedes Sosa, en 1969, cette chanson de Ariel Ramirez et Félix Luna, « Alfonsina y el mar », inspirée par le triste destin de la poétesse argentine Alfonsina Storni, nous a charmés et émus à travers bien des interprétations, pourtant très différentes les unes des autres.

En voici une nouvelle, aussi originale qu’inattendue, elle aussi pleine de charme, de poésie et d’émotion… et plus encore. Elle nous est offerte par l’iconique bassiste de jazz, Richard Bona et son complice, le pianiste cubain Alfredo Rodriguez, depuis le Festival de Jazz de Vienne (Isère) en juillet 2021.

Un enchantement, le trait d’humour en plus !

Les très jeunes « Perles d’Orphée », en décembre 2012, avaient consacré un billet à cette douce chanson et à l’histoire de cette « Ophélie » argentine dont le destin tragique inspira la délicate sensibilité des auteur et compositeur :

Alfonsina y el Mar

Mais vieillir…! – 6 – « Passé »

Quand on aime la vie, on aime le passé, parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine.

Marguerite Yourcenar – « Les yeux ouverts »

Un jour, sans prévenir, s’ébauchent au carrefour des souvenirs lointains quelques vers confidentiels d’un poète oublié…
Retrouvés entre les pages aujourd’hui fanées d’un carnet de notes où un trait d’instinct les avait jadis réservés, s’illuminant enfin du sens d’une réalité alors noyée dans un trop-plein de jeunesse et d’insouciance.

J’aime ces mots un jour rencontrés loin des graffitis émus ou révoltés de mes pupitres d’écoliers, et demeurés discrètement tapis dans l’ombre des années vives. Leur surgissement soudain me les impose, prêt à faire croire à ma naïveté prétentieuse qu’ils auraient pu un jour s’échapper de mon propre encrier dans un éclair poétique de lucidité prémonitoire.

Décidément, jusqu’au bout je continuerai d’être « poète par tous les vers que je n’ai jamais écrits »*. Comment mieux garantir pour soi-même le talent que l’on n’a pas eu ?

* Cioran

František Kupka (1871-1957) – Le temps qui passe – L’instant

 Passé

Les souvenirs, ces ombres trop longues
de notre corps limité,
ce sillage de mort
que nous laissons en vivant,
les lugubres et tenaces souvenirs,
les voici surgir, déjà :
mélancoliques et muets
fantômes qu’agite un vent funèbre.
Tu es venue vivre, désormais, dans ma mémoire.
Oui, c’est maintenant que je peux dire :
« tu m’appartiens. »
Et voici qu’entre nous est arrivé quelque chose
irrévocablement.
Tout s’est achevé si vite !
Hâtif et léger
Le temps nous a rejoints.
D’instants fugitifs il a tissé notre histoire
parfaitement close et triste.
Nous aurions dû le savoir : l’amour
brûle la vie et fait voler le temps.

Vincenzo Cardarelli (1887-1959)

Passato

I ricordi, queste ombre troppo lunghe
del nostro breve corpo,
questo strascico di morte
che noi lasciamo vivendo
i lugubri e durevoli ricordi,
eccoli già apparire:
melanconici e muti
fantasmi agitati da un vento funebre.
E tu non sei più che un ricordo.
Sei trapassata nella mia memoria.
Ora sì, posso dire che
che m’appartieni
e qualche cosa fra di noi è accaduto
irrevocabilmente.
Tutto finì, così rapido!
Precipitoso e lieve
il tempo ci raggiunse.
Di fuggevoli istanti ordì una storia
ben chiusa e triste.
Dovevamo saperlo che l’amore
brucia la vita e fa volare il tempo.

In « Poesie » – Mondadori 1942

Mais vieillir…! – 5 – « When you are old »

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Pierre de Ronsard – Sonnets pour Hélène – 1578

§

William Butler Yeats (1865-1939)

When you are old 

When you are old and grey and full of sleep,
And nodding by the fire, take down this book,
And slowly read, and dream of the soft look
Your eyes had once, and of their shadows deep;
.
How many loved your moments of glad grace,
And loved your beauty with love false or true,
But one man loved the pilgrim soul in you,
And loved the sorrows of your changing face;
.
And bending down beside the glowing bars,
Murmur, a little sadly, how Love fled
And paced upon the mountains overhead
And hid his face amid a crowd of stars
.

Quand vous serez vieille et grise et pleine de sommeil,
Et dodelinerez près du feu, prenez ce livre,
Et lisez lentement, et rêvez au regard doux
Qu’avaient jadis vos yeux, et à leur ombre profonde ;

Combien ont aimé vos moments de grâce bienheureuse,
Et aimèrent votre beauté, d’un amour vrai ou feint,
Mais un seul homme a aimé en vous l’âme voyageuse,
Et aimé la tristesse sur votre visage changeant ;

Et inclinée vers la grille rougeoyante,
Murmurez, un peu triste, comment l’amour a fui
Et a enjambé les montagnes au-dessus de nos têtes
Et caché son visage parmi une multitude d’étoiles.

Traduction Pierre Mahé

§

Gretchen Peters, auteure et compositrice américaine de musique « country » et « folk« , est reconnue aux États-Unis comme une référence dans ce style de musique. Les récompenses et les nominations pleuvent depuis son premier album en 1996. Ce n’est évidemment pas sans raison qu’elle a écrit pour Ann Murray, Etta James ou Neil Diamond, entre autres.

C’est justement à l’occasion de son premier disque qu’elle compose et chante une superbe mélodie très inspirée du célèbre poème de Yeats.
En hommage au grand poète irlandais, elle en conserve le titre :

« When you are old ».

Art de perdre, art de vivre

Première évocation dans un billet publié le 27/12/2013 sur le blog « Perles d’Orphée » sous le titre « L’Art de perdre »

Few women write major poetry. . . . Only four stand with our best men: Emily Dickinson, Marianne Moore, Elizabeth Bishop and Sylvia Plath.

Robert Lowell

I’d rather be called ‘the 16th poet’ with no reference to my sex, than one of 4 women—even if the other three are pretty good.

Elizabeth Bishop

Elizabeth Bishop 1911-1979

L’art de perdre

Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ;
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

Puis entraîne toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.

J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.

Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j’aime) je n’aurai pas menti. A l’évidence, oui,
dans l’art de perdre il n’est pas trop dur d’être maître
même si il y a là comme (écrisle !) comme un désastre.

« Géographie III », traduction de Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard (Circé, 1991, p. 58 et 59.)

§

Le cinéaste brésilien Bruno Barreto (« 4 jours en septembre » , « Dona Flor et ses deux maris »), a réalisé en 2012, sous le titre brésilien « Flores Raras », ou américain, « Reaching for the moon » (Atteindre la lune), un film retraçant un épisode important de la vie d’Elizabeth Bishop. Film émouvant, à la fois sensuel et poétique, sur la période brésilienne d’Elizabeth Bishop dans les années 1950-60.

Miranda Otto lit dans cet extrait du film le poème « One Art » :

One art

The art of losing isn’t hard to master ;
so many things seem filled with the intent
to be lost that their loss is no disaster.

Lose something every day. Accept the fluster
of lost door keys, the hour badly spent.
The art of losing isn’t hard to master.

Then practice losing farther, losing faster :
places, and names, and where it was you meant
to travel. None of these will bring disaster.

I lost my mother’s watch. And look ! my last, or
next-to-last, of three loved houses went.
The art of losing isn’t hard to master.

I lost two cities, lovely ones. And, vaster,
some realms I owned, two rivers, a continent.
I miss them, but it wasn’t a disaster.

 – Even losing you (the joking voice, a gesture
I love) I shan’t have lied. It’s evident
the art of losing’s not too hard to master
though it may look (Write it !) like disaster.

Aube

Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée, je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps.
L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Arthur Rimbaud 1854-1891

 

« Les Illuminations »

 

Pas à pas

Manqua-t-elle jamais, jadis, de conclure chacune de nos longues conversations philosophiques par ce sourire amical et affectueux au travers duquel elle avait coutume de qualifier ma misanthropie de « pessimisme grincheux » ?
Je me demande encore aujourd’hui, bien humblement, si le ton qu’elle employait pour le dire ne contenait pas en filigrane la tentation d’un assentiment complice.

A la mémoire d’Éliane.

Pas à pas

Oui d’ici
…………..d’un seul pas
……………………………….nous rejoindrons tout

Le tout nous rejoindrons
…………..d’un seul pas
………………………………..ou de dix-mille

Pas à pas
……………par le plus bref trait
……………par le plus grand cercle
Nous rallierons tout

Depuis l’extrême lointain
…………….perçant le noir tourbillon
…………………………………..nous avait touchés jadis
La flamme

Nous n’aurons de cesse
…………….que nous n’ayons franchi la ténèbre
…………….nous n’aurons de fin
Que nous n’ayons gagné l’infini

Pas à pas
……………..par la voie obscure
……………..par la voie nocturne
Car c’est la nuit que circule incandescent
Le Souffle
Et que, par lui portés
Nous réveillerons
……………….toutes les âmes errantes
Voix de la mère appelant le fils perdu
Voix de l’amante appelant l’homme rompu
Filet de brume le long de blêmes ruelles
Filet de larmes le long des parois closes
Le crève-cœur d’une étoile filante
……………….crève l’enfance au rêve trop vaste
Le trompe-l’œil de la lampe éteinte
………………..trompe l’attente au regard trop tendre

Si jamais vers nous se tend une main
…………………serons-nous sauvés ?
Si jamais une paume s’ouvre à nous
…………………serons-nous réunis ?

Déjà les feuilles de sycomores ensanglantent la terre
Les sentiers aux gibiers se découvrent givre et cendre
Plus rien que plage noyée et marée montante
Plus rien sinon l’ici
…………………..sinon le rien d’ici

Quand les oies sauvages déchirent l’horizon
Soudain proche est l’éclair de l’abandon
Pour peu que nous lâchions prise
……………………l’extrême saison est à portée
Désormais à la racine  du Vide
Nous ne tenons plus
…………………….que par l’ardente houle
Chaque élan un éclatement
Chaque chute un retournement
Tournant et retournant
Le cercle se formera
……………………..au rythme de nos sangs
Un ultime bond
……………………..et nous serons au cœur
Où germe sera terme
……………………..et terme germe
En présence du Temps repris

Oui d’ici
……………………..d’un pas encore
…………………………………………nous rejoindrons tout

Au royaume de nul lieu
………………………la moindre lueur est diamant
D’un instant à l’autre
………………………nous sauverons alors
Ce qui est à sauver
Du Corps invisible
………………………rongé de peines
………………………rongé de joies
Nous sauverons l’insondable nostalgie
L’in-su
…………………………..l’in-vu
…………………………………………………………l’in-ouï

‘Parole de la parole’

Quant à la poésie, elle est la parole de la parole. Elle est à la pointe du langage, cette énergie qui refait notre vocabulaire et le place en situation de récréation vitale. C’est un outre-dit, une expérience qui poursuit un objectif. La poésie est réponse à une question qui ne fut pas posée. Il faut inventer, réinventer la transparence comme une fenêtre ouverte pour respirer.

La poésie est ainsi délaissée. Mais je pense qu’elle resurgira de sa retraite le moment venu parce que les êtres humains ont besoin d’elle pour voir à nouveau le monde, vivre vraiment leur vie, et enfin respirer. Il y aura une aube nouvelle pour la parole de poésie, ce cante jondo, ce chant profond.

Salah Stétié (1929-20/05/2020)

Textes cités par Jinane Chaker Sultani Milelli, dans un article du journal libanais Libnanews en date du 21/05/2020, intitulé :
Lettre d’adieu post-mortem de Salah Stétié à ses ami.e.s’

&

Poètes français de demain, nouveaux dinosaures, chers pauvres dinosaures, vous seuls gardez au seuil de la caverne désertée notre or imaginaire et le peu d’eau resté disponible. N’espérez rien, cependant, au-delà de l’honneur que constitue cette garde. 

in « L’Extravagance » – Robert Laffont

Jean Grosjean, un regard, une parole…

Un livre, qu’on le lise ou qu’on l’écrive, doit être soluble dans la vie. On doit pouvoir à chaque page lever les yeux sur le monde ou se pencher sur un souvenir pour vérifier le texte.

Jean Grosjean 1912-2006

(cité par Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 13/04/2006, à l’occasion de la mort du poète.)

 

La Liseuse, Charles von Steuben – Musée des Beaux Arts, Nantes

ω

Hier

Assis sur mes talons entre les murs
je suis livré à la nuit anonyme
et je me tais, mais je l’entends m’entendre.
Il faut, dis-tu, marcher d’un mur à l’autre.

Rien, des essors d’oiseaux, l’herbe au soleil,
l’odeur du sol, l’azur dans l’abreuvoir
et l’envol des instants. Hier n’est plus,
ne te retourne pas sur un abîme.

Jean Grosjean 1912-2006

 

La rumeur des cortèges (Gallimard – 2005)

 

 

ω

Christian Bobin évoque Jean Grosjean :

L’humide et le sauvage

What would the world be, once bereft
Of wet and of wildness?

Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ?

Inversnaid  (1887)

This darksome burn, horseback brown,
His rollrock highroad roaring down,
In coop and in comb the fleece of his foam
Flutes and low to the lake falls home.

A windpuff-bonnet of fáwn-fróth
Turns and twindles over the broth
Of a pool so pitchblack, féll-frówning,
It rounds and rounds Despair to drowning.

Degged with dew, dappled with dew
Are the groins of the braes that the brook treads through,
Wiry heathpacks, flitches of fern,
And the beadbonny ash that sits over the burn.

What would the world be, once bereft
Of wet and of wildness? Let them be left,
O let them be left, wildness and wet;
Long live the weeds and the wilderness yet.

Gerard-Manley-Hopkins 1844-1889
Gerard Manley Hopkins 1844-1889

Lecture par Tom O’Bedlam :

Inversnaid 

Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.

Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.

Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.

Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !

Traduction de Jean Mambrino

Inversnaid est une petite communauté rurale sur la rive est du Loch Lomond en Écosse, près de l'extrémité nord du lac, dans le paysage reculé et impressionnant des Trossachs. 
Les merveilles d'une nature intacte, points de vue spectaculaires et diversité de la faune sauvage, s'offrent ici au détour de ruines romantiques indices d'histoires oubliées.

Le poète Gérard Manley Hopkins, visitant la région, ne pouvait évidemment pas rester insensible aux mille nuances d'un automne finissant, frissonnant déjà aux froides prémices de l'hiver.
Belle occasion pour lui d'illustrer son goût prononcé pour l'invention de mots composés ainsi que cette métrique particulière ("sprung rythm") qu'il avait souhaité donner à ses poèmes pour rendre leur expression plus proche de la parole naturelle.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.  

Arthur Rimbaud
« Lettre du Voyant », à Paul Demeny, 15 mai 1871

Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.

Victor Hugo
« Les rayons et les ombres »

En montagne libanaise

Se souvenir – du bruit du clair de lune,
lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne,
et que traîne le vent,
dans la bouche rocheuse des Monts Liban.

Se souvenir – d’un village escarpé,
posé comme une larme au bord d’une paupière;
on y rencontre un grenadier,
et des fleurs plus sonores qu’un clavier.

Se souvenir – de la vigne sous le figuier,
des chênes gercés que Septembre abreuve,
des fontaines et des muletiers,
du soleil dissous dans les eaux du fleuve.

Se souvenir – du basilic et du pommier,
du sirop de mûres et des amandiers.
Alors chaque fille était hirondelle,
ses yeux remuaient, comme une nacelle,
sur un bâton de coudrier.

Se souvenir – de l’ermite et du chevrier,
des sentiers qui mènent au bout du nuage,
du chant de l’Islam, des châteaux croisés,
et des cloches folles, du mois de juillet.

Se souvenir – de chacun, de tous,
du conteur, du mage, et du boulanger,
des mots de la fête, de ceux des orages,
de la mer qui brille comme une médaille,
dans un paysage.

Se souvenir – d’un souvenir d’enfant,
d’un secret royaume qui avait note âge ;
nous ne savions pas lire les présages,
dans ces oiseaux morts au fond de leurs cages,
sur les Monts Liban.

Nadia Tuéni (1935-1983)

 

Publié (audio) sur Perles d’Orphée le 5/05/2014 : « Se souvenir ».

Feuillet d’un capitaine : à propos

Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord.

Albert Camus – dans une lettre à René Char (1946)

¤

Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre « Seuls demeurent ». Mais je te répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés.

René Char – « Recherche de la base et du sommet »  (1971)
(Extrait d’un billet de 1941 à Francis Curel, pour expliquer son refus de publier les « Feuillets d’Hypnos » en période de guerre)

¤

George Steiner évoque René Char
(alias « Capitaine Alexandre » dans la résistance)

et le
« Feuillet d’Hypnos 138 ».

¤

Feuillet d’Hypnos – 138

Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.
Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre.
Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?

¤

Georges de La Tour – « Job raillé par sa femme » – 1650 (précédemment nommé « La visite au prisonnier »)

Avec Rimbaud la poésie a cessé d’être un genre littéraire, une compétition. Avant lui, Héraclite et un peintre, Georges de La Tour, avaient construit et montré quelle Maison entre toutes devait habiter l’homme : à la fois demeure pour le souffle et la méditation.

René Char – « Recherche de la base et du sommet » (1971)

 

Il est d’étranges soirs…

Il est d’étranges soirs…

Il est de clairs matins…

Il est de mornes jours…

Il est des nuits de doute…

Ψ

Jean Chevrier (1915-1975), sociétaire de la Comédie Française,
dit les états d’âme du poète.

Il est d’étranges soirs… – Albert Samain

Il est d’étranges soirs…

Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,

Où dans l’air énervé flotte du repentir,

Où sur la vague lente et lourde d’un soupir

Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.

Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,

Et, ces soirs-là, je vais tendre comme une femme.

 

Il est de clairs matins, de roses se coiffant,

Où l’âme a des gaietés d’eaux vives dans les roches,

Où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,

Où la chair est sans tache et l’esprit sans reproches.

Il est de clairs matins, de roses se coiffant,

Ces matins-là, je vais joyeux comme un enfant.

 

Il est de mornes jours, où las de se connaître,

Le cœur, vieux de mille ans, s’assied sur son butin,

Où le plus cher passé semble un décor déteint

Où s’agite un minable et vague cabotin.

Il est de mornes jours las du poids de connaître,

Et, ces jours-là, je vais courbé comme un ancêtre.

 

Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,

Où l’âme, au bout de la spirale descendue,

Pâle et sur l’infini terrible suspendue,

Sent le vent de l’abîme, et recule éperdue !

Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,

Et, ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort.

 

Albert Samain 1858-1900

 

« Au jardin de l’infante »

« Je voudrais pas crever… »

Je suis pour la poésie dite, mais on ne sait plus la dire ! Il y a des écoles pour apprendre à lire, à écrire, à jouer du violon. Il n’y a pas d’école pour apprendre à dire des poèmes. Et les comédiens s’imaginent qu’un poème, c’est une comédie. Ah ! la poésie est traitée en parente pauvre partout. C’est une catastrophe. Les poètes sont faits pour être entendus. Et ils ont eu tort de quitter la terre nourricière de la parole. On aimerait écrire pour des gens qui ne savent pas lire. Je porte un vif intérêt aux illettrés.

Géo Norge

Cité par Claude-Henri Rocquet
in « Lecture écrite – II »
« Les Carnets d’Hermès » N°11 – 10/2017

ξ

Mais, les comédiens parfois… Ben oui !

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j’apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d’algues
Sur le sable ondulé
L’herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L’odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l’Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu’on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le gout qui me tourmente
Le gout qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir gouté
La saveur de la mort…

1952

Boris Vian 1920-1959