Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Quant à la poésie, elle est la parole de la parole. Elle est à la pointe du langage, cette énergie qui refait notre vocabulaire et le place en situation de récréation vitale. C’est un outre-dit, une expérience qui poursuit un objectif. La poésie est réponse à une question qui ne fut pas posée. Il faut inventer, réinventer la transparence comme une fenêtre ouverte pour respirer.
La poésie est ainsi délaissée. Mais je pense qu’elle resurgira de sa retraite le moment venu parce que les êtres humains ont besoin d’elle pour voir à nouveau le monde, vivre vraiment leur vie, et enfin respirer. Il y aura une aube nouvelle pour la parole de poésie, ce cante jondo, ce chant profond.
Salah Stétié (1929-20/05/2020)
Textes cités par Jinane Chaker Sultani Milelli, dans un article du journal libanais Libnanews en date du 21/05/2020, intitulé : ‘Lettre d’adieu post-mortem de Salah Stétié à ses ami.e.s’
&
Poètes français de demain, nouveaux dinosaures, chers pauvres dinosaures, vous seuls gardez au seuil de la caverne désertée notre or imaginaire et le peu d’eau resté disponible. N’espérez rien, cependant, au-delà de l’honneur que constitue cette garde.
Un livre, qu’on le lise ou qu’on l’écrive, doit être soluble dans la vie. On doit pouvoir à chaque page lever les yeux sur le monde ou se pencher sur un souvenir pour vérifier le texte.
Jean Grosjean 1912-2006
(cité par Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 13/04/2006, à l’occasion de la mort du poète.)
La Liseuse, Charles von Steuben – Musée des Beaux Arts, Nantes
ω
Hier
Assis sur mes talons entre les murs je suis livré à la nuit anonyme et je me tais, mais je l’entends m’entendre. Il faut, dis-tu, marcher d’un mur à l’autre.
Rien, des essors d’oiseaux, l’herbe au soleil, l’odeur du sol, l’azur dans l’abreuvoir et l’envol des instants. Hier n’est plus, ne te retourne pas sur un abîme.
What would the world be, once bereft Of wet and of wildness?
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ?
Inversnaid (1887)
This darksome burn, horseback brown, His rollrock highroad roaring down, In coop and in comb the fleece of his foam Flutes and low to the lake falls home.
A windpuff-bonnet of fáwn-fróth Turns and twindles over the broth Of a pool so pitchblack, féll-frówning, It rounds and rounds Despair to drowning.
Degged with dew, dappled with dew Are the groins of the braes that the brook treads through, Wiry heathpacks, flitches of fern, And the beadbonny ash that sits over the burn.
What would the world be, once bereft Of wet and of wildness? Let them be left, O let them be left, wildness and wet; Long live the weeds and the wilderness yet.
Gerard Manley Hopkins 1844-1889
Lecture par Tom O’Bedlam :
Inversnaid
Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs, Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent Virevolte et se défait à la surface du brouet D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse, Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés, Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide, Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !
Traduction de Jean Mambrino
Inversnaid est une petite communauté rurale sur la rive est du Loch Lomond en Écosse, près de l'extrémité nord du lac, dans le paysage reculé et impressionnant des Trossachs. Les merveilles d'une nature intacte, points de vue spectaculaires et diversité de la faune sauvage, s'offrent ici au détour de ruines romantiques indices d'histoires oubliées.
Le poète Gérard Manley Hopkins, visitant la région, ne pouvait évidemment pas rester insensible aux mille nuances d'un automne finissant, frissonnant déjà aux froides prémices de l'hiver. Belle occasion pour lui d'illustrer son goût prononcé pour l'invention de mots composés ainsi que cette métrique particulière ("sprung rythm") qu'il avait souhaité donner à ses poèmes pour rendre leur expression plus proche de la parole naturelle.
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Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Arthur Rimbaud « Lettre du Voyant », à Paul Demeny, 15 mai 1871
Peuples ! écoutez le poète ! Écoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé. Des temps futurs perçant les ombres, Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n’est pas éclos.
Se souvenir – du bruit du clair de lune, lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne, et que traîne le vent, dans la bouche rocheuse des Monts Liban.
Se souvenir – d’un village escarpé, posé comme une larme au bord d’une paupière; on y rencontre un grenadier, et des fleurs plus sonores qu’un clavier.
Se souvenir – de la vigne sous le figuier, des chênes gercés que Septembre abreuve, des fontaines et des muletiers, du soleil dissous dans les eaux du fleuve.
Se souvenir – du basilic et du pommier, du sirop de mûres et des amandiers. Alors chaque fille était hirondelle, ses yeux remuaient, comme une nacelle, sur un bâton de coudrier.
Se souvenir – de l’ermite et du chevrier, des sentiers qui mènent au bout du nuage, du chant de l’Islam, des châteaux croisés, et des cloches folles, du mois de juillet.
Se souvenir – de chacun, de tous, du conteur, du mage, et du boulanger, des mots de la fête, de ceux des orages, de la mer qui brille comme une médaille, dans un paysage.
Se souvenir – d’un souvenir d’enfant, d’un secret royaume qui avait note âge ; nous ne savions pas lire les présages, dans ces oiseaux morts au fond de leurs cages, sur les Monts Liban.
Nadia Tuéni (1935-1983)
Publié (audio) sur Perles d’Orphée le 5/05/2014 : « Se souvenir ».
Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord.
Albert Camus – dans une lettre à René Char (1946)
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Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre « Seuls demeurent ». Mais je te répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés.
René Char – « Recherche de la base et du sommet » (1971) (Extrait d’un billet de 1941 à Francis Curel, pour expliquer son refus de publier les « Feuillets d’Hypnos » en période de guerre)
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George Steiner évoque René Char (alias « Capitaine Alexandre » dans la résistance) et le « Feuillet d’Hypnos 138 ».
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Feuillet d’Hypnos – 138
Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?
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Georges de La Tour – « Job raillé par sa femme » – 1650 (précédemment nommé « La visite au prisonnier »)
Avec Rimbaud la poésie a cessé d’être un genre littéraire, une compétition. Avant lui, Héraclite et un peintre, Georges de La Tour, avaient construit et montré quelle Maison entre toutes devait habiter l’homme : à la fois demeure pour le souffle et la méditation.
René Char – « Recherche de la base et du sommet » (1971)
Je suis pour la poésie dite, mais on ne sait plus la dire ! Il y a des écoles pour apprendre à lire, à écrire, à jouer du violon. Il n’y a pas d’école pour apprendre à dire des poèmes. Et les comédiens s’imaginent qu’un poème, c’est une comédie. Ah ! la poésie est traitée en parente pauvre partout. C’est une catastrophe. Les poètes sont faits pour être entendus. Et ils ont eu tort de quitter la terre nourricière de la parole. On aimerait écrire pour des gens qui ne savent pas lire. Je porte un vif intérêt aux illettrés.
Géo Norge
Cité par Claude-Henri Rocquet in « Lecture écrite – II » « Les Carnets d’Hermès » N°11 – 10/2017
ξ
Mais, les comédiens parfois… Ben oui !
Je voudrais pas crever Avant d’avoir connu Les chiens noirs du Mexique Qui dorment sans rêver Les singes à cul nu Dévoreurs de tropiques Les araignées d’argent Au nid truffé de bulles Je voudrais pas crever Sans savoir si la lune Sous son faux air de thune A un coté pointu Si le soleil est froid Si les quatre saisons Ne sont vraiment que quatre Sans avoir essayé De porter une robe Sur les grands boulevards Sans avoir regardé Dans un regard d’égout Sans avoir mis mon zobe Dans des coinstots bizarres Je voudrais pas finir Sans connaître la lèpre Ou les sept maladies Qu’on attrape là-bas Le bon ni le mauvais Ne me feraient de peine Si si si je savais Que j’en aurai l’étrenne Et il y a z aussi Tout ce que je connais Tout ce que j’apprécie Que je sais qui me plaît Le fond vert de la mer Où valsent les brins d’algues Sur le sable ondulé L’herbe grillée de juin La terre qui craquelle L’odeur des conifères Et les baisers de celle Que ceci que cela La belle que voilà Mon Ourson, l’Ursula Je voudrais pas crever Avant d’avoir usé Sa bouche avec ma bouche Son corps avec mes mains Le reste avec mes yeux J’en dis pas plus faut bien Rester révérencieux Je voudrais pas mourir Sans qu’on ait inventé Les roses éternelles La journée de deux heures La mer à la montagne La montagne à la mer La fin de la douleur Les journaux en couleur Tous les enfants contents Et tant de trucs encore Qui dorment dans les crânes Des géniaux ingénieurs Des jardiniers joviaux Des soucieux socialistes Des urbains urbanistes Et des pensifs penseurs Tant de choses à voir A voir et à z-entendre Tant de temps à attendre A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin Qui grouille et qui s’amène Avec sa gueule moche Et qui m’ouvre ses bras De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever Non monsieur non madame Avant d’avoir tâté Le gout qui me tourmente Le gout qu’est le plus fort Je voudrais pas crever Avant d’avoir gouté La saveur de la mort…
Je vous propose une citation de Saint-Augustin. Elle me paraît très appropriée.
Il a écrit :
— … Qu’est-ce que le temps ? Si l’on ne me pose pas la question, je sais ce qu’est le temps. Si l’on me pose la question, je ne le sais plus.
J’éprouve un sentiment identique en ce qui concerne la poésie.
Jorge-Luis Borges (1899-1986)
in « L’Art de la poésie » (Six conférences à Harvard -1967)
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Art poétique
Voir que le fleuve est fait de temps et d’eau, Penser du temps qu’il est un autre fleuve, Savoir que nous nous perdons comme un fleuve Et que les destins s’effacent comme l’eau.
Voir que la veille est un autre sommeil Qui se croit veille, et savoir que la mort Que notre chair redoute est cette mort De chaque nuit, que nous nommons sommeil.
Voir dans le jour, dans l’année, un symbole De l’homme, avec ses jours et ses années ; Et transmuer l’outrage des années En musique, en rumeur, en symbole.
Faire de mort sommeil, du crépuscule Un or plaintif, voilà la poésie Pauvre et sans fin. Revient la poésie Comme chaque aube et chaque crépuscule.
Parfois le soir, il émerge un visage Qui nous épie de l’ombre d’un miroir ; J’imagine que l’art ressemble à ce miroir Qui nous révèle notre propre visage.
On nous dit qu’Ulysse, fatigué de merveilles, Sanglota de tendresse en voyant son Ithaque Modeste et verte. L’art est cette Ithaque, Verte d’éternité et non pas de merveilles.
Il est aussi le fleuve sans fin Qui passe et demeure, et reflète le même Inconstant Héraclite, le même Mais autre, tel le fleuve sans fin.
Jorge Luis Borges – 1960 – traduit par Nestor Ibarra
Arte poética
Mirar el río hecho de tiempo y agua y recordar que el tiempo es otro río, saber que nos perdemos como el río y que los rostros pasan como el agua.
Sentir que la vigilia es otro sueño que sueña no soñar y que la muerte que teme nuestra carne es esa muerte de cada noche, que se llama sueño.
Ver en el día o en el año un símbolo de los días del hombre y de sus años, convertir el ultraje de los años en una música, un rumor y un símbolo,
Ver en la muerte el sueño, en el ocaso un triste oro, tal es la poesía que es inmortal y pobre. La poesía vuelve como la aurora y el ocaso.
A veces en las tardes una cara nos mira desde el fondo de un espejo; el arte debe ser como ese espejo que nos revela nuestra propia cara.
Cuentan que Ulises, harto de prodigios, lloró de amor al divisar su Itaca verde y humilde. El arte es esa Itaca de verde eternidad, no de prodigios.
También es como el río interminable que pasa y queda y es cristal de un mismo Heráclito inconstante, que es el mismo y es otro, como el río interminable.
* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau. (Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats, conformément à son désir, et telle qu’il l’a lui-même composée.)
"John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. [...]
Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. [...]
Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence. [...][Sa poésie] est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.Elle est une alchimie des regrets et des espérances.Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée."
— Extraits de l'article "John Keats - Les rêveries de l'effacement" publié sur le site "Esprits Nomades."
Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.
Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.
TO AUTUMN
Ode à l’automne
Traduction : Robert Davreu
I
Saison de brumes et de moelleuse profusion, Tendre amie du soleil qui porte la maturité, Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruit Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ; A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au cœur ; A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes D’un succulent noyau ; à faire éclore plus Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles, Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront, Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.
II
Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ? Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve Assise nonchalante sur une aire de grange. Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ; Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné, Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ; Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ; Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.
III
Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ? N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique, Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ; Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons se lamentent Parmi les saules de la rivière, et montent Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos, Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.
In « John Keats – Seul dans la splendeur » 1990
Éditions Points 2009
John Keats (1795-1821) – portraitiste inconnu
Ode à l’automne
Traduction : Albert Laffay
I
Saison des brumes et de la moelleuse abondance, La plus tendre compagne du soleil qui fait mûrir, Toi qui complotes avec lui pour dispenser tes bienfaits Aux treilles qui courent au bord des toits de chaume, Pour faire ployer sous les pommes les arbres moussus des enclos, Et combler tous les fruits de maturité jusqu’au cœur, Pour gonfler la courge et arrondir la coque des noisettes D’une savoureuse amande ; pour prodiguer Et prodiguer encore les promesses de fleurs tardives aux abeilles, Au point qu’elles croient les tièdes journées éternelles, Car l’Été a gorgé leurs alvéoles sirupeux.
II
Qui ne t’a vue maintes fois parmi tes trésors ? Parfois celui qui va te chercher te découvre Nonchalamment assise sur l’aire d’une grange, Les cheveux soulevés en caresse par le souffle du vannage, Ou profondément endormie sur un sillon à demi moissonné, Assoupie aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne l’andin suivant et toutes les fleurs entrelacées ; Quelquefois, telle une glaneuse, tu portes droite Ta tête chargée de gerbes en passant un ruisseau, Ou encore, près d’un pressoir à cidre, tes yeux patients Regardent suinter les dernières gouttes pendant des heures et des heures.
III
Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ? N’y pense plus, tu as aussi tes harmonies : Pendant que de longues nuées fleurissent le jour qui mollement se meurt, Et nuancent d’une teinte vermeille les chaumes de la plaine, Alors, en un chœur plaintif, les frêles éphémères se lamentent Parmi les saules de la rivière, soulevés Ou retombant, selon que le vent léger s’anime ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent à pleine voix là-bas sur les collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en notes hautes et douces Le rouge-gorge siffle dans un jardin Et que les hirondelles qui s’assemblent trissent dans les cieux.
La Mélancolie
C’est revoir Garbo
Dans la Reine Christine
C’est Victor Hugo
Et Léopoldine
La Mélancolie
C’est une rue barrée C’est c’qu’on peut pas dire C’est dix ans d’purée Dans un souvenir C’est ce qu’on voudrait Sans devoir choisir
La Mélancolie C’est un chat perdu Qu’on croit retrouvé C’est un chien de plus Dans le mond’ qu’on sait C’est un nom de rue Où l’on va jamais
La Mélancolie C’est se r’trouver seul Place de l’Opéra Quand le flic t’engueule Et qu’il ne sait pas Que tu le dégueules En rentrant chez toi
C’est décontracté Ouvrir la télé Et r’garder distrait Un Zitron’ pressé T’parler du tiercé Que tu n’a pas joué La Mélancolie
La Mélancolie C’est voir un mendiant Chez l’conseil fiscal C’est voir deux amants Qui lisent le journal C’est voir sa maman Chaqu’ fois qu’on s’voit mal
La Mélancolie C’est revoir Garbo
Dans la Reine Christine C’est revoir Charlot A l’âge de Chaplin C’est Victor Hugo Et Léopoldine
La Mélancolie C’est sous la teinture Avoir les ch’veux blancs Et sous la parure Fair’ la part des ans C’est sous la blessure Voir passer le temps
C’est un chimpanzé Au zoo d’Anvers Qui meurt à moitié Qui meurt à l’envers Qui donn’rait ses pieds Pour un revolver La Mélancolie
La Mélancolie C’est les yeux des chiens Quand il pleut des os C’est les bras du Bien Quand le Mal est beau C’est quelquefois rien C’est quelquefois trop
La Mélancolie C’est voir dans la pluie Le sourir’ du vent Et dans l’éclaircie La gueul’ du printemps C’est dans les soucis Voir qu’la fleur des champs
La Mélancolie C’est regarder l’eau D’un dernier regard Et faire la peau Au divin hasard Et rentrer penaud Et rentrer peinard
C’est avoir le noir Sans savoir très bien Ce qu’il faudrait voir Entre loup et chien C’est un désespoir Qu’a pas les moyens La Mélancolie
Amour léger comme tu passes ! A peine avons-nous eu le temps de les croiser Que mutuellement nos mains se désenlacent. Je songe à la bonté que n’a plus le baiser.
Un jour partira donc ta main apprivoisée ! Tes yeux ne seront plus les yeux dont on s’approche. D’autres auront ton cœur et ta tête posée. Je ne serai plus là pour t’en faire un reproche.
Quoi ? sans moi, quelque part, ton front continuera ! Ton geste volera, ton rire aura sonné, Le mal et les chagrins renaîtront sous tes pas ; Je ne serai plus là pour te le pardonner.
Sera-t-il donc possible au jour qui nous éclaire, A la nuit qui nous berce, à l’aube qui nous rit, De me continuer leur aumône éphémère, Sans que tu sois du jour, de l’aube et de la nuit ?
Sera-t-il donc possible, hélas, qu’on te ravisse, Chaleur de mon repos qui ne me vient que d’elle ! Tandis que, loin de moi, son sang avec délice Continuera son bruit à sa tempe fidèle.
La voilà donc finie alors la course folle ? Et tu n’appuieras plus jamais, sur ma poitrine, Ton front inconsolé à mon cœur qui console, Rosine, ma Rosine, ah ! Rosine, Rosine !
Voici venir, rampant vers moi comme une mer, Le silence, le grand silence sans pardon. Il a gagné mon seuil, il va gagner ma chair. D’un cœur inanimé, hélas, que fera-t-on ?
Eh bien, respire ailleurs, visage évanoui ! J’accepte. A ce signal séparons-nous ensemble… Me voici seul ; l’hiver là… c’est bien… Nuit. Froid. Solitude… Amour léger comme tu trembles !
Rediffusion du billet paru sur « Perles d’Orphée » le 24/03/2013
Bois cette tasse de ténèbres, et puis dors.
Sonnet VII
En ce temps là la France était un radeau à la dérive, emportant des naufragés…
François La Colère (Pseudonyme d’Aragon sous l’occupation)
in Préface de « 33 sonnets composés au secret » de Jean Noir
Jean Cassou – dessin par Bard
Le 12 décembre 1941, alors que tous les membres de son réseau de résistance ont été arrêtés, Jean Cassou est mis au secret à la prison de Furgole, près de Toulouse. Plongé dans un total isolement, sans lecture aucune, sans aucun moyen d’écriture, il ne lui reste pour tromper son désespoir que la mémoire des poètes qui l’accompagnent depuis toujours, et sur lesquels il a déjà tant écrit dans ses chroniques publiées dans « Les Nouvelles littéraires ». Verlaine, Nerval, Rilke, Baudelaire et Machado, entre autres, partagent sa paillasse.
Il les rejoint dans l’écriture, mais sans écriture. Il choisit, pour aider sa mémoire, la forme du sonnet, et compose mentalement des poésies dans lesquelles se cachent à peine ses maîtres et leur inspiration. « 33 sonnets composés au secret » seront ainsi gravés dans la mémoire du prisonnier Jean Cassou et publiés en 1944 par les « Editions de minuit », sous le pseudonyme de Jean Noir, avec une préface – « chaleureuse et généreuse », selon les mots mêmes de Cassou – signée François La Colère, pseudonyme d’Aragon. (Les temps étaient encore trop peu sûrs pour que s’affichât librement une signature).
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Dès le premier sonnet déjà nous voilà invités chez Paul Valery, à « Glisser sur la barque funèbre » de la « Jeune Parque ».
Sonnet I
La barque funéraire est, parmi les étoiles, longue comme le songe et glisse sans voilure, et le regard du voyageur horizontal s’étale, nénuphar, au fil de l’aventure.
Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal, renverser dans mes bras le fleuve qui murmure, et me dresser, dans ce contour d’un linceul pâle, comme une tour qui croule aux bords des sépultures?
L’opacité, déjà, où je passe frissonne, et comme si son nom était encor Personne, tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.
Je sens me parcourir et me ressusciter, de mon front magnétique à la proue de mes pieds, un cri silencieux, comme une âme de chien.
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Le sonnet VI, s’adressant à ses camarades emprisonnés, amplifie la voix unique du poète et lui confère une dimension multiple ; son identité se remplit de toutes les autres qui lui sont voisines, et dont il est tenu à l’écart.
Sonnet VI
À mes camarades de prison
Bruits lointains de la vie, divinités secrètes, trompe d’auto, cris des enfants à la sortie, carillon du salut à la veille des fêtes, voiture aveugle se perdant à l’infini,
rumeurs cachées aux plis des épaisseurs muettes, quels génies autres que l’infortune et la nuit, auraient su me conduire à l’abîme où vous êtes ? Et je touche à tâtons vos visages amis.
Pour mériter l’accueil d’aussi profonds mystères je me suis dépouillé de toute ma lumière : la lumière aussitôt se cueille dans vos voix.
Laissez-moi maintenant repasser la poterne et remonter, portant ces reflets noirs en moi, fleurs d’un ciel inversé, astres de ma caverne.
•
Avec le sonnet XXXI, on rejoint volontiers et définitivement le propos d’Aragon alias François La Colère : « Le poème est pour lui l’effort surhumain d’être encore un homme, d’atteindre à ces régions de l’esprit et du cœur que tout autour de lui nie et diffame. »…
Le sonnet est pour lui la riposte ».
Sonnet XXXI
Qu’il soit au moins permis à cette lyre obscure, consternée sous la croix brouillée des galeries De relever, dans un éclair, sa voix meurtrie et de t’apercevoir, bel athlète futur.
Glaive sur l’escalier des monstres assoupis ! Père du long matin, fils de la pourriture, c’est toi qui briseras les os et les jointures de ce double accroché comme une maladie
à des corps déjà lourds à traîner dans les veilles, mais désormais joyeux de vomir le sommeil. Les yeux ne voudront plus dormir. Midi sans trêve
arrachera leur ombre aux pieds des messagers. Oh ! ce soir soit pour nous le dernier soir tombé, et puisqu’il faut rêver, rêvons la mort des rêves.
•
Jean Cassou, présentant son recueil de sonnets, écrivait en 1962 cette phrase qui suffirait à elle seule à exprimer la dimension de cet homme :
« Selon un mot célèbre, il n’est de poésie que de circonstances. Celles où j’ai composé ces sonnets sont sans doute les meilleures qui se puissent trouver pour fournir à un poète une expérience essentiellement pure et complète de la création poétique. »
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Biographie sommaire de Jean Cassou :
Jean-Cassou (1897-1986)
Né en Espagne, près de Bilbao, dans les derniers soubresauts du XIXème siècle, il se retrouve dès l’âge de seize ans orphelin de son père, ingénieur des Arts et Manufactures, et doit subvenir aux besoins de sa famille tout en continuant ses études. Après ses années de lycée, il prépare en 1917-1918, une licence d’espagnol à la Sorbonne, assurant en même temps la fonction de maître d’études au lycée de Bayonne. Les conseils de révision l’ayant ajourné, il ne sera pas mobilisé pour la Grande Guerre.
Il se passionne pour l’art moderne et participe à des revues littéraires comme le Mercure de France, ayant au préalable occupé un temps la fonction de secrétaire de Pierre Louÿs. Devenu en 1932 Inspecteur des monuments historiques, il rejoint les intellectuels antifascistes de l’époque. En 1936, il sera membre du ministère de l’Éducation Nationale.
Après sa mobilisation en 1939, il devient conservateur adjoint du Musée d’Art Moderne de Paris. En 1940, la pression allemande s’intensifiant, on le charge de la sauvegarde du patrimoine national. L’annonce de l’Armistice en juin 1940 par Pétain le conduit aussitôt à résister. Vichy le révoque. Commence alors son engagement actif dans la résistance, en compagnie de nombreux amis.
En 1941, après avoir évité à plusieurs reprises la Gestapo, il finit par être arrêté et condamné à la prison en région toulousaine. Il utilisera ce temps à composer « par cœur » ses fameux « 33 sonnets ».
Nommé par De Gaulle, « Compagnon de la Libération » il deviendra dès 1945 Conservateur en chef du futur Musée d’Art moderne, poste qu’il occupera pendant vingt ans avec une particulière détermination pour intégrer les œuvres de ses contemporains dans leur époque. Il n’a cessé d’être considéré comme une autorité majeure dans le monde de l’art moderne, auteur d’ouvrages tels que : « Situation de l’art moderne » (1950), « Panorama des arts plastiques contemporains » (1960), « La Création des mondes » (1971).
Si le romancier et l’essayiste ont été fort bien accueillis, c’est sans doute le poète que la postérité littéraire mettra en avant, Jean Cassou s’étant inscrit dans la lignée des Max Jacob, Apollinaire ou Milosz. Comme eux, « il a perçu dans la poésie la réponse la plus pertinente aux appels de la vie. »
Président du Comité national des Écrivains en 1956, Jean Cassou devient également membre de l’Académie Royale de Belgique en 1964. Longue est la liste de ses mérites, titres et honneurs rendus.
Wang Shen ( Dynastie Song) – paysage – 11ème siecle (Musée de Shanghai)
Le centre est là D’où jaillit le souffle rythmique En vivifiante vacuité
Sans qu’on s’y attende Autour de soi et droit au cœur Voici les ondes Natives et vastes Résonnant Depuis l’ici même jusqu’au plus lointain De leur toujours déjà là de leur toujours commençante Mélodie
François Cheng (À l’orient de tout – Le livre du vide médian – Poésie/Gallimard)
Réduit au plus ténu du souffle
Être pure ouïe
Et faire écho en silence
Au respir des sycomores
Quand l’automne les pénètre
De son haleine d’humus et de brume
À la saveur de sel après larmes
Réduit au plus ténu du souffle
Abandonné au rien
Et au change
À rien de moins qu’échange
Là où voix est voie
Et voie voix
Là est
François Cheng
(À l’orient de tout – Qui dira notre nuit – Poésie/Gallimard)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard