Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce serait la salle d’attente.
Jules Renard
Ma maison
Je m’invente un pays où vivent les soleils Qui incendient les mers et consument les nuits, Les grands soleils de feu, de bronze ou de vermeil, Les grandes fleurs soleils, les grands soleils soucis, Ce pays est un rêve où rêvent mes saisons, Et dans ce pays-là, j’ai bâti ma maison,
Ma maison est un bois, mais c’est presque un jardin, Qui danse au crépuscule, autour d’un feu qui chante, Où les fleurs bleues se mirent dans un grand lac sans tain, Et leurs images embaument les brises frissonnantes, Aussi folles que l’aube, aussi belles que l’ambre, Dans cette maison-là, j’ai installé ma chambre ;
Ma chambre est une église où je suis à la fois, Si je hante un instant, ce monument étrange, Et le prêtre et le Dieu, et le doute, et la foi, Et l’amour et la femme, et le démon et l’ange. Au ciel de mon église, brûle un soleil de nuit, Dans cette chambre-là, j’y ai couché mon lit ;
Mon lit est une arène ou se mène un combat, Sans merci, sans repos, je repars, tu reviens, Une arène où l’on meurt aussi souvent que ça, Mais où l’on vit, pourtant, sans penser à demain, Où mes grandes fatigues chantent quand je m’endors, Je sais que, dans ce lit, j’ai ma vie, j’ai ma mort.
Je m’invente un pays où vivent les soleils, Qui incendient les mers et consument les nuits, Les grands soleils de feu, de bronze ou de vermeil, Les grandes fleurs soleils, les grands soleils soucis. Ce pays est un rêve où rêvent mes saisons, Et moi dans ce pays, j’ai bâti ta maison…
Dieu, ton plaisir jaloux est de briser les cœurs !
Tu bats de tes autans le flot où tu te mires !
Oh ! pour faire, Seigneur, un seul de tes sourires,
Combien faut-il donc de nos pleurs ?
Stéphane Mallarmé – ‘Élégies‘ II-3
◊
In everyone’s life there is a summer of ’42
Pourla musique de Michel Legrand
Pour le charme lumineux de Jennifer O’Neil
Pour le juste reflet de l’adolescent qu’incarne Gary Grimes
Pour le film de Robert Mulligan, « Summer of ’42 » (1971)
Pour sentir encore le parfum nostalgique du premier amour… et
Pour, une dernière fois, de ses larmes en goûter le sel
◊
L’adolescence, comme le prétendait François Truffaut, ne laisse-t-elle un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire ?
L’heure de Toi, l’heure de Nous Ah !… Te le dire à tes genoux, Puis sur ta bouche tendre fondre Prendre, joindre, geindre et frémir Et te sentir toute répondre Jusqu’au même point de gémir… Quoi de plus fort, quoi de plus doux L’heure de Toi, l’heure de Nous ?
Qui croirait, s’il ne les connaît déjà, que ces vers fougueux que l’on imaginerait volontiers dictés par l’exubérance d’un jeune homme bouillant d’amour, sont l’œuvre d’un septuagénaire profondément épris, dans les années 1940, d’une jeune femme de trente ans sa cadette. Mais quel septuagénaire ! Un des plus brillants esprits français du siècle dernier – et d’autres siècles… –, que sa biographe, l’académicienne Dominique Bona, décrit pourtant ainsi : « homme libre passé maitre dans l’art de penser, il applique à la lettre la consigne qu’il s’est donnée de ne jamais s’abandonner à ses émotions sans tenter de les comprendre et de les clarifier, jusque dans ce domaine irrationnel et diabolique : la pulsion érotique…. »
Ce « maître dans l’art de penser », professeur au Collège de France et poète enflammé, n’est autre que le fils spirituel de Mallarmé. Il est l’auteur de « Monsieur Teste », de « La jeune Parque » et du « Cimetière marin » : Paul Valéry lui-même. Mari aimant et père exemplaire, qui n’aura pu, malgré sa détermination à se protéger de ses propres émois, résister aux charmes manipulateurs de la narcissique Jeanne Loviton — alias Jean Voilier, son nom de plume —, femme indépendante au goût prononcé pour les hommes de grande culture. Depuis leur rencontre en 1938, Paul Valéry est dévoré par cet amour impossible qu’il exprime dans mille lettres adressées à Jeanne et cent-cinquante poèmes composés à son intention ; ils « parlent de très haut amour, mais aussi de sexe, de fusion des corps et de communion des âmes, de l’espoir d’être aimé en retour, aussi fort qu’il aime. »(Dominique Bona) Ces poèmes amoureux, « charmants », charmeurs, charnels, pétris de vie, que le poète avait décidé de répartir en deux recueils distincts, « Corona » et « Coronilla » – royal hommage à la femme adorée–, sont à l’extrême opposé de sa poésie d’avant, « officielle », hermétique ; l’inspiration (Valéry détestait le mot) et l’exaltation y entrouvrent les portes du mystère.
Σ
Un jour sans toi vécu ne m’est qu’un jour de fer Qui m’accable d’un poids que mon soupir repousse Et qui s’achève en siècle accompli dans l’enfer
Σ
Paul Valéry (30 oct. 1871 – 20 juil. 1945)
Lorsqu’à Pâques 1945 Jeanne Voilier met fin à cette liaison en annonçant à son vieil amant qu’elle va épouser l’éditeur Robert Denoël avec qui elle entretient une relation intime depuis déjà deux ans, elle ne se soucie pas de savoir qu’elle précipite la mort du philosophe-poète déjà malade.
Le 20 juillet 1945, Paul Valéry très éploré rendra son dernier souffle, le front tendrement caressé par sa fidèle épouse Jeannie.
Deux mois plus tôt, le 22 mai 1945, peu de temps après avoir reçu la terrible nouvelle, le poète malheureux écrivait un dernier poème à Jean Voilier, mélange intime de nostalgie et de prémonition :
« Longueur d’un jour »
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous, Sans que ma main sur tes genoux Allant, venant, te parle à sa manière, Sans que l’autre, dans la crinière Dont j’adore presser la puissance des crins, Gratte amoureusement la tête que je crains… Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche Même l’idée amère et l’ombre du reproche Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux, Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux, Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes… Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort Me devient familière et sourdement me mord. Je suis entr’elle et toi ; je le sens à toute heure. Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure Tu le sais à présent, si tu doutas jamais Que je puisse mourir par celle que j’aimais, Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour, Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
Roland Barthes – ‘Fragments d’un discours amoureux’ (Seuil – 1977)
E benedetto il primo dolce affanno
Ch’i’ ebbi ad esser con Amor congiunto,
E l’arco e la saette ond’ i’ fui punto,
E le piaghe, ch’infino al cor mi vanno.
Claudio Monteverdi (Cremona 15 mai 1567 – Venezia 29 novembre 1643)
Ah ! le doux tourment de l’amour !
Témoignage irrécusable de la contradiction constitutive de notre psyché, cet oxymore, que le temps n’a affecté d’aucune ride, aura parcouru les âges, jusqu’à notre propre cœur, à travers les soupirs des amants, certes, entre les lignes des romanciers et les répliques des dramaturges, sur les vers des poètes, et, naturellement, à travers les refrains et les ritournelles d’amour aux accents métissés de rires et de larmes.
En est-il un plus séduisant exemple musical que ce madrigal désormais célèbre, ‘Si dolce è’l tormento’, que composa en 1624 le génial Claudio Monteverdi sur les vers de Carlo Milanuzzi, son contemporain ?
— Aussi nous réjouissons-nous toujours à son écoute dans la tradition ‘baroque’, surtout quand est aussi belle son interprétation :
Mariana Florès(soprano)
Ensemble ‘Cappella Mediterranea’
Direction Leonardo García Alarcón
♥
— Mais n’adorerions-nous pas nous laisser emporter, par une adaptation inattendue, dans les profondeurs de la voix d’une formidable chanteuse de ‘folk’ & ‘blues’ qu’escorteraient, bienveillants et graves, les arpèges d’un banjo ténor ?
Rhiannon Giddens
Francesco Turrisi (banjo)
Si doux est le tourment dans ma poitrine que je vis heureusement pour une beauté cruelle. Au paradis de la beauté, que la cruauté grandisse et que la miséricorde manque : car ma foi sera toujours comme un roc, face à l’orgueil. . Que l’espoir trompeur se détourne de moi, que ni la joie ni la paix ne descendent sur moi. Et que la méchante fille que j’adore me prive du réconfort de la douce miséricorde : au milieu d’une douleur infinie, au milieu d’un espoir trahi, ma foi survivra. . Le cœur dur qui m’a volé le mien n’a jamais ressenti la flamme de l’amour. La beauté cruelle qui a charmé mon âme refuse la miséricorde, qu’il souffre donc, repentant et languissant, et qu’il soupire un jour pour moi.
♥
C’est le désir d’être aimé, quand on aime, qui fait les grands tourments. Une âme qui serait assez pure et assez dévouée pour ne rien demander, que d’aimer, serait heureuse ; car aimer, c’est déjà le bonheur.
Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre,
Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre,
Le livre que l’on n’écrit pas.
A une muse folle
Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne, Voici que l’hiver sombre attriste la campagne, Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ; C’est le moment de voir le feu briller dans l’âtre ; La bise vient ; j’ai peur de son baiser bleuâtre Pour la peau blanche de tes seins.
Allons chercher tous deux la caresse frileuse. Notre lit est couvert d’une étoffe moelleuse ; Enroule ma pensée à tes muscles nerveux ; Ma chère âme ! trésor de la race d’Hélène, Verse autour de mon corps l’ambre de ton haleine Et le manteau de tes cheveux.
Que me fait cette glace aux brillantes arêtes, Cette neige éternelle utile à maints poètes Et ce vieil ouragan au blasphème hagard ? Moi, j’aurai l’ouragan dans l’onde où tu te joues, La glace dans ton cœur, la neige sur tes joues, Et l’arc-en-ciel dans ton regard.
Il faudrait n’avoir pas de bonnes chambres closes, Pour chercher en janvier des strophes et des roses. Les vers en ce temps-là sont de méchants fardeaux. Si nous ne trouvons plus les roses que tu sèmes, Au lieu d’user nos voix à chanter des poèmes, Nous en ferons sous les rideaux.
Tandis que la Naïade interrompt son murmure Et que ses tristes flots lui prêtent pour armure Leurs glaçons transparents faits de cristal ouvré, Échevelés tous deux sur la couche défaite, Nous puiserons les vins, pleurs du soleil en fête, Dans un grand cratère doré.
À nous les arbres morts luttant avec la flamme, Les tapis variés qui réjouissent l’âme, Et les divans, profonds à nous anéantir ! Nous nous préserverons de toute rude atteinte Sous des voiles épais de pourpre trois fois teinte Que signerait l’ancienne Tyr.
À nous les lambris d’or illuminant les salles, À nous les contes bleus des nuits orientales, Caprices pailletés que l’on brode en fumant, Et le loisir sans fin des molles cigarettes Que le feu caressant pare de collerettes Où brille un rouge diamant !
Ainsi pour de longs jours suspendons notre lyre ; Aimons-nous ; oublions que nous avons su lire ! Que le vieux goût romain préside à nos repas ! Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre, Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre, Le livre que l’on n’écrit pas.
Tressaille mollement sous la main qui te flatte. Quand le tendre lilas, le vert et l’écarlate, L’azur délicieux, l’ivoire aux fiers dédains, Le jaune fleur de soufre aimé de Véronèse Et le rose du feu qui rougit la fournaise Éclateront sur les jardins,
Nous irons découvrir aussi notre Amérique ! L’Eldorado rêvé, le pays chimérique Où l’Ondine aux yeux bleus sort du lac en songeant, Où pour Titania la perle noire abonde, Où près d’Hérodiade avec la fée Habonde Chasse Diane au front d’argent !
Mais pour l’heure qu’il est, sur nos vitres gothiques Brillent des fleurs de givre et des lys fantastiques ; Tu soupires des mots qui ne sont pas des chants, Et tes beaux seins polis, plus blancs que deux étoiles, Ont l’air, à la façon dont ils tordent leurs voiles, De vouloir s’en aller aux champs.
Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure, Tes délires de Muse et mes rêves de fou, Et, comme en te courbant dans un adieu suprême, Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème, Tes bras de femme autour du cou !
Je trouve que la poésie ne devrait jamais vraiment se traduire.
Jean-Louis Trintignant (France-Culure, 6/07/2004)
Maria Bethania chante « Estado de poesia »
Estado de poesia
Para viver em estado de poesia Me entranharia nestes sertões de você Para deixar a vida que eu vivia De cigania antes de te conhecer De enganos livres que eu tinha porque queria Por não saber que mais, dia menos dia Eu todo me encantaria pelo todo do teu ser
Pra misturar meia-noite, meio-dia E enfim saber que cantaria a cantoria Que há tanto tempo queria, a canção do bem querer É belo, vês o amor sem anestesia Dói de bom, arde de doce Queima, acalma, mata, cria
Chega tem vez que a pessoa que enamora Se pega e chora do que ontem mesmo ria Chega tem hora que ri de dentro pra fora Não fica nem vai embora, é o estado de poesia…
≅
État de poésie
Pour vivre dans un état de poésie, Je traverserai tes déserts. J’abandonnerai la vie de bohème Que j’ai vécue avant de te rencontrer Les illusions gratuites que j’ai cherchées, et nourries Pour ne pas avoir su que, tôt ou tard, Tout de toi m’enchanterait Pour confondre minuit et midi Et enfin savoir que j’improviserai cette chanson Qui depuis longtemps couvait en moi, la chanson du bel amour. C’est beau, tu vois, l’amour sans anesthésie. Douleur du bonheur, brûlure de douceur, Qui calme, qui tue, qui crée. Parfois sous l’emprise de l’amour On est surpris et on pleure pour ce qui hier encore faisait rire, Et jusqu’aux rires les plus fous. Il ne reste ni ne part, c’est ça l’état de la poésie…
Le Bonheur c’est pas grand chose, c’est juste du chagrin qui se repose. Léo Ferré
Lorsque tu me liras…
Lorsque tu me liras, je te regarderai dans le pare-brise, Tu viendras à moi, tout entière, comme la route, Lorsque tu me liras, la maison sera silencieuse, Et mon silence à moi te remplira tout entière aussi.
Avec toi, dans toi, je ne suis jamais silencieux, C’est une musique très douce que je t’apporte… Quant à toi, tu verses au plus profond de ma solitude, cette joie triste d’être, Cet amour que, jour après jour, nous bâtissons, en dépit des autres, En dépit de cette prison où nous nous sommes mis, En dépit des larmes que nous pleurons chacun dans notre coin, Mais présents l’un à l’autre…
Je te voyais, ces jours ci, dans la lande, là-bas, où tu sais… Je t’y voyais bouger, à peine te pencher vers cette terre que nous aimons bien tous les deux, Et tu te prosternais à demi, comme une madone, Et je n’étais pas là… ni toi… Ce que je voyais c’était mon rêve…
Ne pas te voir plus que je ne te vois… Je me demande la dette qu’on me fait ainsi payer. Pourquoi ?
L’amour est triste, bien sûr, mais c’est difficile,
Au bout du compte, difficile…
Dans mes bras, quand tu t’en vas longtemps vers les étoiles et que tu me demandes de t’y laisser encore… encore… Je suis bien ; c’est le printemps, tout recommence, tout fleurit,
Et tu fleuriras aussi de moi, je te le promets.
La patience, c’est notre grande vertu, c’est notre drame aussi. Un jour nous ne serons plus patients. Alors, tout s’éclairera, et nous dormirons longtemps,
Et nous jouirons comme des enfants. Tu m’as refait enfant ; j’ai devant moi des tas de projets de bonheur… Mais maintenant, tout est arrêté dans ma prison. J’attends que l’heure sonne… Je me perds dans toi, tout à fait.
Le véritable amour, toujours modeste, n’arrache pas ses faveurs avec audace, il les dérobe avec timidité. La décence et l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même, et lui seul sait tout accorder au désir sans rien ôter à la pudeur. Bien souvent l’erreur cruelle est de croire que l’amour heureux n’a plus de ménagements à garder avec la pudeur, et qu’on ne doit plus de respect à celle dont on n’a plus de rigueurs à craindre.
Jean-Jacques Rousseau – in « Julie ou La nouvelle Héloïse » – 1761
Picasso – L’Entretien
≅
Le vieux couple
Ce qui me plait dans ce duo
C’est que tu fais la voix du haut
C’est toi qui sais, c’est toi qui dis
C’est toi qui penses et moi je suis
Mais les grands soirs lorsque tu pleures
Quand tu as peur dans ta chaloupe
C’est moi qui parle pendant des heures
Nous sommes en somme un vieux couple
Je n’sais plus où je t’ai connue C’est à l’école ou au guignol Je me rappelle cette ingénue Qui avait perdu la boussole Depuis je t’empêche de boire Sauf les grands soirs dans ta chaloupe Quand tu me chantes tes déboires Nous sommes en somme un vieux couple
Avec ta tête d’épagneul Qui n’a pas appris à nager Avec ma gueule à rester seul Derrière des demis panachés Quand les grands soirs dans ta chaloupe Nous parlons de tes états d’´âme Et que tu diffames mes femmes Nous sommes en somme un vieux couple
Le seize août mil’ neuf cent soixante J’ai marié cette dame charmante Cinq jours après j’étais parti Et tu me bordais dans mon lit Alors a commencé la nuit Alors a commencé la nuit Dont on se croyait les étoiles Mais on n’était que les cigales
On s’est battu on s’est perdu Tu as souvent refait ta vie Et le plus beau, tu m’as trahi Mais tu ne m’en as pas voulu Et les grands soirs dans ta chaloupe Tu connais bien mes habitudes Je connais bien ta solitude Nous sommes en somme un vieux couple
Mon ami, mon copain, mon frère Ma vieille chance, ma galère Mon enfant, mon Judas, mon juge Ma rassurance, mon refuge Mon frère, mon faux-monnayeur Mon ami, mon valet de cœur Je ne voudrais pas que tu meures Je ne voudrais pas que tu meures
Paroles : Jean-Loup Dabadie – Musique : Jacques Datin 1972 « Serge Reggiani »
Oh ! vivre et vivre et vivre et se sentir meilleur
A mesure que bout plus fermement le cœur.
Émile Verhaeren Les visages de la vie – L’action
.
Vous m’avez dit, tel soir, des paroles si belles Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous, Soudain nous ont aimés et que l’une d’entre elles, Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux. Vous me parliez des temps prochains où nos années, Comme des fruits trop mûrs, se laisseraient cueillir ; Comment éclaterait le glas des destinées, Comment on s’aimerait, en se sentant vieillir. Votre voix m’enlaçait comme une chère étreinte, Et votre cœur brûlait si tranquillement beau Qu’en ce moment, j’aurais pu voir s’ouvrir sans crainte Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.
Elle est retrouvée.
Quoi ? – Mon Éternité.
C’est la voix allée
Avec le poème. *
Chanter Barbara après Barbara : terrible gageure !
Nombreuses s’y sont brûlé les ailes…
Alors revisiter « Ma plus belle histoire d’amour » longtemps après que la dame brune a abandonné à jamais sur le tabouret de son piano le fourreau noir qui épousait sa longue silhouette d’amoureuse… Folie ?
C’est l’apanage du talent, me semble-t-il, de minimiser l’influence de la comparaison, jusqu’à la faire oublier… Peut-être.
« Ma plus belle histoire d’amour »
Cécile McLorin Salvant accompagnée au piano par Sullivan Fortner
Nantes – mai 2019
* Pardon cher Arthur !
∞
Du plus loin, que me revienne L’ombre de mes amours anciennes Du plus loin, du premier rendez-vous Du temps des premières peines Lors, j’avais quinze ans, à peine Cœur tout blanc, et griffes aux genoux Que ce fut, j’étais précoce De tendres amours de gosse Les morsures d’un amour fou Du plus loin qu’il m’en souvienne Si depuis, j’ai dit « je t’aime » Ma plus belle histoire d’amour C’est vous
.
C’est vrai, je ne fus pas sage Et j’ai tourné bien des pages Sans les lire, blanches, et puis rien dessus, C’est vrai, je ne fus pas sage Et mes guerriers de passage À peine vus, déjà disparus
Mais à travers leur visage C’était déjà votre image C’était vous déjà et le cœur nu Je refaisais mes bagages Et je poursuivais mon mirage Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
Sur la longue route
Qui menait vers vous Sur la longue route J’allais le cœur fou Le vent de décembre Me gelait au cou Qu’importait décembre Si c’était pour vous
Elle fut longue la route Mais je l’ai faite, la route Celle-là, qui menait jusqu’à vous Et je ne suis pas parjure Si ce soir, je vous jure Que, pour vous, je l’eus faite à genoux Il en eut fallu bien d’autres Que quelques mauvais apôtres Que l’hiver ou la neige à mon cou Pour que je perde patience Et j’ai calmé ma violence Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
Mais tant d’hivers et d’automnes De nuit, de jour, et puis personne Vous n’étiez jamais au rendez-vous Et de vous, perdant courage, soudain Me prenait la rage Mon Dieu, que j’avais besoin de vous Que le Diable vous emporte D’autres m’ont ouvert leur porte Heureuse, je m’en allais loin de vous Oui, je vous fus infidèle Mais vous revenais quand même Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
J’ai pleuré mes larmes Mais qu’il me fut doux Oh, qu’il me fut doux Ce premier sourire de vous Et pour une larme qui venait de vous J’ai pleuré d’amour Vous souvenez-vous ?
Ce fut, un soir, en septembre Vous étiez venus m’attendre Ici même, vous en souvenez-vous ?
À vous regarder sourire À vous aimer, sans rien dire C’est là que j’ai compris, tout à coup J’avais fini mon voyage Et j’ai posé mes bagages Vous étiez venus Au rendez-vous
. Qu’importe ce qu’on peut en dire Je tenais à vous le dire Ce soir je vous remercie de vous
. Qu’importe ce qu’on peut en dire Je suis venue pour vous dire Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
Pour savoir qui est Cécile McLorin Salvant : Wikipedia
Je me laissais glisser vers l’hiver tout me semblait facile je n’étais qu’un mendiant dessous les porches verts jamais tu n’aurais dû t’asseoir si près de moi Je sais bien tu as froid je le savais déjà à regarder tes yeux à deviner ta vie que tu le veuilles ou non que je le veuille ou non tu danses dans mes nuits mes jours deviennent nuits pour rêver plus longtemps et je nage éveillé dans ton visage-pluie Je ne dirai plus rien et pas même ton nom mais ne va pas trop loin surtout ne dis pas non et reste donc pour moi comme un printemps fragile Sur ta poitrine douce des saisons impossibles jamais sur ton épaule ne s’useront mes lèvres jamais je ne prendrai ton regard dans mes mains Une feuille de neige cicatrise ton ventre je déchire les jours pour t’en faire un manteau
Tu donnes des rêves à mes nuits, des chansons à mes matins, des buts à mes jours et des désirs solaires à mes rouges crépuscules. Tu donnes sans fin… Je suis tout ce que tu veux. Et je serai esclave ou roi selon que tu t’irrites ou souris. Mais ce qui me fait exister c’est toi.
Rainer Maria Rilke (« Lettres à Lou Andreas-Salomé »)
Ah ! nos nuits d’amour, Lucienne ! L’union des corps et des cœurs. L’instant, l’instant unique où on ne sait plus si c’est la chair ou si c’est l’âme qui palpite…
Jean Anouilh (« Eurydice »)
∞
Il n’y a jamais que dans la tendre passion des chansons d’amour que les nuits refusent de finir. Quand l’heure vient de les chanter c’est le souvenir et son cortège d’émotions rétrospectives qui nous en soufflent les paroles. La nuit se rappelle alors qu’elle abrite le rêve. Et le rêve, la vie le dévore.
Il n’empêche que la caresse d’un moment de nostalgie amoureuse flatte toujours le frisson.
Imma Cuesta, accompagnée par le guitariste et compositeur Javier Limón, chante « Una de esas noches sin final » ainsi qu’ils l’interprètent dans la bande originale du film « Todos lo saben » (Tout le monde le sait) du talentueux réalisateur iranien Asghar Farhadi, en 2018.
Una de esas noches sin final Me trae tu voz cada mañana Y otra vez me vuelve a despertar suave rumor de tus palabras Son tus labios dulces como un mar de leche y miel, canela y cielo Y en tus ojos cada amanecer parecer arder mi piel de fuego
.
No puedo pensar vivir sin el ancho De tu espalda sobre mi sábana inquieta Mirándote sonreír cuando tu boca se escapa para que yo me la beba Cuando vuelva amanecer otra vez te escucharé decir mi nombre sin miedo Y otra vez te besaré como besa esta mujer antes de decir te quiero
.
Pasarán los siglos y quizá seremos más lentos amando Seguro tardaremos más en inventar nuevos abrazos Y el relieve sobre nuestra piel será cruel desobediente Pero al alba yo te cantaré la misma copla de amor valiente
.
No puedo pensar vivir sin el ancho De tus espalda sobre mi sábana inquieta Mirándote sonreír cuando tu boca se escapa para que yo me la beba Cuando vuelva amanecer otra vez te escucharé decir mi nombre sin miedo Y otra vez te besaré como besa esta mujer antes de decir te quiero.
La mélodie française va tout droit, sans convulsions et sans frénésie, au rare, à l’exquis, à l’inattendu.
Vladimir Jankélévitch
La mélodie française, sans doute la voie la plus suave et la plus raffinée pour accéder à la saveur des profondeurs de l’intime.
Voilà qui oblige l’interprète à posséder les talents du conteur, et son pianiste accompagnateur à se faire orchestre… à moins que le compositeur, dans son extrême élégance, n’ait déjà prévu d’y pourvoir.
Ernest Chausson 1855-1899
Ainsi en 1899, le grand mélodiste, Ernest Chausson, composant « La Chanson Perpétuelle » sur douze des seize tercets du poème « Nocturne » de son contemporain Charles Cros, choisit-il de faire accompagner par un piano et un quatuor à cordes les états d’âme d’une jeune femme abandonnée par son amant.
Au souvenir des brefs instants de bonheur, succèdent, dans une atmosphère où la douleur croît, l’attente, l’espoir, la mélancolie et, tel celui d’Ophélie, le désir de mort dans les eaux de « l’étang, parmi les fleurs sous le flot endormi ».
Connivence des mots et de la musique dans le désenchantement de l’heure crépusculaire où Éros rejoint Thanatos.
Le Quatuor Elmire, Sarah Ristorcelli (piano) et Victoire Bunel (mezzo-soprano) interprètent Chanson perpétuelle op. 37
Bois frissonnants, ciel étoilé Mon bien-aimé s’en est allé Emportant mon cœur désolé.
Vents, que vos plaintives rumeurs, Que vos chants, rossignols charmeurs, Aillent lui dire que je meurs.
Le premier soir qu’il vint ici, Mon âme fut à sa merci ; De fierté je n’eus plus souci.
Mes regards étaient pleins d’aveux. Il me prit dans ses bras nerveux Et me baisa près des cheveux.
J’en eus un grand frémissement. Et puis je ne sais plus comment Il est devenu mon amant.
Je lui disais: « Tu m’aimeras Aussi longtemps que tu pourras. » Je ne dormais bien qu’en ses bras.
Mais lui, sentant son cœur éteint, S’en est allé l’autre matin Sans moi, dans un pays lointain.
Puisque je n’ai plus mon ami, Je mourrai dans l’étang, parmi Les fleurs sous le flot endormi.
Sur le bord arrivée, au vent Je dirai son nom, en rêvant Que là je l’attendis souvent.
Et comme en un linceul doré, Dans mes cheveux défaits, au gré Du vent je m’abandonnerai.
Les bonheurs passés verseront Leur douce lueur sur mon front, Et les joncs verts m’enlaceront.
Et mon sein croira, frémissant Sous l’enlacement caressant, Subir l’étreinte de l’absent.
Charles Cros (‘Nocturne‘)
Et, pour le plaisir de quelques amateurs inconditionnels, comme moi, de Dame Felicity Lott dans le répertoire français :
Ne jamais oublier d’aimer exagérément… c’est la seule bonne mesure !
Christiane Singer 1943-2007
≈
"Les sept nuits de la reine" (Albin Michel- 2002) 4ème de couverture :
Une femme se raconte en sept nuits comme autant d'épreuves traversées qui touchent au plus intime et au plus profond de l'être humain : de la première nuit alors qu'elle a sept ans à Berlin en 1944 et qu'elle rencontre son père pour la première et unique fois aux nuits suivantes où elle découvre la passion amoureuse, l'amour maternel puis la perte intolérable de son enfant, ce sont des pages d'indicible densité où la souffrance, le désir, la passion et le bonheur, hors des ornières du jour creusent un lit souterrain inspiré et puissant.
≈
C’est par une « Lettre à un ami » que Christiane Singer débute ce roman.
Toute la richesse de son humanité passionnée y est rassemblée, et, bonheur en plus, elle la lit à haute voix…
Extraits choisis :
Les nuits sont trop immenses, trop redoutables pour les hommes. Non, bien sûr, que les femmes soient plus courageuses ; elles sont seulement plus à même de bercer sans poser de questions ce que la nuit leur donne à bercer : l’inconnaissable.
Je vais faire sourire, n’est-ce pas, par ma naïveté ? Oserais-je vous dire que cela me rassure. Accordez-moi, je vous prie, que c’est le propre même du versant secret du monde de n’être pas au goût du jour.
Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d’eux-mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson : On me répond : je suis médecin, je suis comptable… J’ajoute doucement… vous me comprenez mal : je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit. Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu’ils sont à ne pas attribuer d’importance à la vie qui bouge doucement en eux.
On me dit : je suis médecin ou comptable mais rarement : ce matin, quand j’allais pour écarter le rideau, je n’ai plus reconnu ma main… ou encore : je suis redescendu tout à l’heure reprendre dans la poubelle les vieilles pantoufles que j’y avais jetées la veille ; je crois que je les aime encore… ou je ne sais quoi de saugrenu, d’insensé, de vrai, de chaud comme un pain chaud que les enfants rapportent en courant du boulanger.
Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ? Les choses que nos contemporains semblent juger importantes délimitent l’exact périmètre de l’insignifiance : les actualités, les prix, les cours en Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles. Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situation familiale : j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau. Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par la naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre.
Je ne veux pas les entendre parler de cette part convenue de la réalité, toujours la même, le petit monde interlope et maffieux : ce qu’une époque fait miroiter du ciel dans la flaque graisseuse de ses conventions ! Je veux savoir ce qu’ils perçoivent de l’immensité qui bruit autour d’eux. Et j’ai souvent peur du refus féroce qui règne aujourd’hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l’immensité du monde créé. Mais ce dont j’ai plus peur encore, c’est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre tous ceux que je rencontre.
≈
"Les sept nuits de la reine" (Livre de Poche - Description)
Sept nuits, parce que c'est dans l'obscur, l'intime, l'inconnaissable que réside la vérité de ce que nous sommes, et non dans les rôles sociaux et les évidences quotidiennes. Sept nuits, parce que les moments qui tissent notre destin - l'amour, la perte d'un être cher, une révélation sur notre origine - ne sont peut-être pas plus nombreux. Sept nuits, comme un reflet inverse des sept jours de la Création. Et à travers ces sept nuits, la romancière de "La Mort viennoise" (prix des Libraires 1978) fait surgir un inoubliable visage de femme. Voilà comment parle Livia - Christiane Singer - dont nous savions à quelle hauteur elle vivait, mais jamais sans doute, malgré ses succès passés, elle n'avait écrit de si belles pages, si profondes et si chaleureuses dans ce livre que vous devez lire absolument et qui ne vous quittera jamais.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy