Elle viendra – 4 – La chanter ?

Leben wir denn, wir Menschen, um den Tod abzuschaffen? Nein, wir leben, um ihn zu fürchten und dann wieder zu lieben, und gerade seinetwegen glüht das bißchen Leben manchmal eine Stunde lang so schön.

Hermann Hesse – Der Steppenwolf

Vivons-nous donc, nous autres, pour nous débarrasser de la mort ? Non, nous vivons pour la craindre et aussi pour l’aimer, et c’est grâce à elle que ce petit bout de vie, quelquefois, l’espace d’une heure, brûle d’une flamme si belle.

Hermann Hesse – Le loup des steppes

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Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles
Il semble que la Mort est la sœur de l’amour

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Jean Roger Caussimon (paroles) & Léo Ferré (musique et voix)

« Ne chantez pas la mort ! » 

Ne chantez pas la Mort, c’est un sujet morbide
Le mot seul jette un froid, aussitôt qu’il est dit
Les gens du show-business vous prédiront le bide
C’est un sujet tabou pour poète maudit
La Mort… La Mort

Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles
Il semble que la Mort est la sœur de l’amour
La Mort qui nous attend et l’amour qu’on appelle
Et si lui ne vient pas, elle viendra toujours
La Mort… La Mort

La mienne n’aura pas, comme dans le Larousse
Un squelette, un linceul ; dans la main, une faux,
Mais fille de vingt ans à chevelure rousse
En voile de mariée, elle aura ce qu’il faut
La Mort… La Mort

De grands yeux d’océan, la voix d’une ingénue,
Un sourire d’enfant sur des lèvres carmin,
Douce, elle apaisera sur sa poitrine nue
Mes paupières brûlées, ma gueule en parchemin,
La Mort… La Mort

Requiem de Mozart et non Danse Macabre,
Pauvre valse musette au musée de Saint-Saëns,
La Mort c’est la beauté, c’est l’éclair vif du sabre,
C’est le doux penthotal, de l’esprit et des sens,
La Mort… La Mort

Et n’allez pas confondre et l’effet et la cause,
La Mort est délivrance, elle sait que le Temps
Quotidiennement nous vole quelque chose,
La poignée de cheveux et l’ivoire des dents
La Mort… La Mort

Elle est euthanasie, la suprême infirmière,
Elle survient à temps, pour arrêter ce jeu,
Près du soldat blessé dans la boue des rizières,
Chez le vieillard glacé dans la chambre sans feu
La Mort… La Mort

Le Temps c’est le tic-tac monstrueux de la montre,
La Mort, c’est l’infini dans son éternité.
Mais qu’advient-il de ceux qui vont à sa rencontre ?
Comme on gagne sa vie, nous faut-il mériter
La Mort… La Mort… La Mort ?

Charles Allan Gilbert All is vanity -1892

‘Lorsque tu me liras’

Le Bonheur c’est pas grand chose, c’est juste du chagrin qui se repose.    Léo Ferré

Lorsque tu me liras…

Lorsque tu me liras, je te regarderai dans le pare-brise,
Tu viendras à moi, tout entière, comme la route,
Lorsque tu me liras, la maison sera silencieuse,
Et mon silence à moi te remplira tout entière aussi.

Avec toi, dans toi, je ne suis jamais silencieux,
C’est une musique très douce que je t’apporte…
Quant à toi, tu verses au plus profond de ma solitude, cette joie triste d’être,
Cet amour que, jour après jour, nous bâtissons, en dépit des autres,
En dépit de cette prison où nous nous sommes mis,
En dépit des larmes que nous pleurons chacun dans notre coin,
Mais présents l’un à l’autre…

Je te voyais, ces jours ci, dans la lande, là-bas, où tu sais…
Je t’y voyais bouger, à peine te pencher vers cette terre que nous aimons bien tous les deux,
Et tu te prosternais à demi, comme une madone,
Et je n’étais pas là… ni toi…
Ce que je voyais c’était mon rêve…

Ne pas te voir plus que je ne te vois…
Je me demande la dette qu’on me fait ainsi payer.
Pourquoi ?

L’amour est triste, bien sûr, mais c’est difficile,
Au bout du compte, difficile…

Dans mes bras, quand tu t’en vas longtemps vers les étoiles et que tu me demandes de t’y laisser encore… encore…
Je suis bien ; c’est le printemps, tout recommence, tout fleurit,
Et tu fleuriras aussi de moi, je te le promets.

La patience, c’est notre grande vertu, c’est notre drame aussi.
Un jour nous ne serons plus patients.
Alors, tout s’éclairera, et nous dormirons longtemps,
Et nous jouirons comme  des enfants.

Tu m’as refait enfant ; j’ai devant moi des tas de projets de bonheur…
Mais maintenant, tout est arrêté dans ma prison.
J’attends que l’heure sonne…
Je me perds dans toi, tout à fait.

Je t’aime, Christie,
Je t’aime

Léo Ferré (1986)

L’école de la poésie

Préface de « Poètes… vos papiers ! » (1956)

La poésie contemporaine ne chante plus elle rampe
Elle a cependant le privilège de la distinction
Elle ne fréquente pas les mots mal famés elle les ignore
On ne prend les mots qu’avec des gants
à « menstruel » on préfère « périodique »
Et l’on va répétant qu’il est des termes médicaux
qu’on ne doit pas sortir du laboratoire et du codex

Le snobisme scolaire qui consiste en poésie
à n’employer que certains mots déterminés
à la priver de certains autres
qu’ils soient techniques, médicaux
populaires ou argotiques
me fait penser au prestige du rince-doigts
et du baisemain
Ce n’est pas le rince-doigts
qui fait les mains propres
ni le baisemain qui fait la tendresse
Ce n’est pas le mot qui fait la poésie
mais la poésie qui illustre le mot

Les écrivains qui ont recours à leurs doigts
pour savoir s’ils ont leur compte de pieds
ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes
Le poète d’aujourd’hui doit être d’une caste
d’un parti ou du « Tout Paris »
Le poète qui ne se soumet pas est un homme mutilé

La poésie est une clameur
Elle doit être entendue comme la musique
Toute poésie destinée à n’être que lue
et enfermée dans sa typographie n’est pas finie
Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale
tout comme le violon prend le sien
avec l’archet qui le touche

L’embrigadement est un signe des temps
De notre temps
les hommes qui pensent en rond
ont les idées courbes
Les sociétés littéraires c’est encore la Société
La pensée mise en commun
est une pensée commune

Mozart est mort seul
accompagné à la fosse commune
par un chien et des fantômes
Renoir avait les doigts crochus de rhumatismes
Ravel avait dans la tête une tumeur
qui lui suça d’un coup toute sa musique
Beethoven était sourd.
Il fallut quêter pour enterrer Bêla Bartók
Rutebeuf avait faim
Villon volait pour manger
Tout le monde s’en fout

L’Art n’est pas un bureau d’anthropométrie
La Lumière ne se fait que sur les tombes
Nous vivons une époque épique
et nous n’avons plus rien d’épique

La musique se vend comme le savon à barbe
Pour que le désespoir même se vende
il ne nous reste qu’à en trouver la formule
Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle
Qui donc inventera le désespoir ?

Avec nos avions qui dament le pion au soleil
avec nos magnétophones qui se souviennent
de ces « voix qui se sont tues »
avec nos âmes en rade au milieu des rues
nous sommes au bord du vide
ficelés dans nos paquets de viande
à regarder passer les révolutions

N’oubliez jamais que ce qu’il y a
d’encombrant dans la Morale
c’est que c’est toujours la Morale des Autres

Les plus beaux chants
sont des chants de revendication
Le vers doit faire l’amour
dans la tête des populations
A l’école de la poésie on n’apprend pas
On se bat !

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Un cœur en automne /4 : La mélancolie

Léopoldine Hugo par Morignot ( Musée Victor Hugo)

La Mélancolie
C’est revoir Garbo
Dans la Reine Christine
C’est Victor Hugo
Et Léopoldine

La Mélancolie
C’est une rue barrée

C’est c’qu’on peut pas dire
C’est dix ans d’purée
Dans un souvenir
C’est ce qu’on voudrait
Sans devoir choisir

La Mélancolie
C’est un chat perdu
Qu’on croit retrouvé
C’est un chien de plus
Dans le mond’ qu’on sait
C’est un nom de rue
Où l’on va jamais

La Mélancolie
C’est se r’trouver seul
Place de l’Opéra
Quand le flic t’engueule
Et qu’il ne sait pas
Que tu le dégueules
En rentrant chez toi

C’est décontracté
Ouvrir la télé
Et r’garder distrait
Un Zitron’ pressé
T’parler du tiercé
Que tu n’a pas joué
La Mélancolie

La Mélancolie
C’est voir un mendiant
Chez l’conseil fiscal
C’est voir deux amants
Qui lisent le journal
C’est voir sa maman
Chaqu’ fois qu’on s’voit mal

La Mélancolie
C’est revoir Garbo
Dans la Reine Christine
C’est revoir Charlot
A l’âge de Chaplin
C’est Victor Hugo
Et Léopoldine

La Mélancolie
C’est sous la teinture
Avoir les ch’veux blancs
Et sous la parure
Fair’ la part des ans
C’est sous la blessure
Voir passer le temps

C’est un chimpanzé
Au zoo d’Anvers
Qui meurt à moitié
Qui meurt à l’envers
Qui donn’rait ses pieds
Pour un revolver
La Mélancolie

La Mélancolie
C’est les yeux des chiens
Quand il pleut des os
C’est les bras du Bien
Quand le Mal est beau
C’est quelquefois rien
C’est quelquefois trop

La Mélancolie
C’est voir dans la pluie
Le sourir’ du vent
Et dans l’éclaircie
La gueul’ du printemps
C’est dans les soucis
Voir qu’la fleur des champs

La Mélancolie
C’est regarder l’eau
D’un dernier regard
Et faire la peau
Au divin hasard
Et rentrer penaud
Et rentrer peinard

C’est avoir le noir
Sans savoir très bien
Ce qu’il faudrait voir
Entre loup et chien
C’est un désespoir
Qu’a pas les moyens
La Mélancolie

¤ —

Beau…! Simple…! Triste…!

La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie. *

Beau, comme un poème de Verlaine !

Simple, comme une histoire d’amour !

Triste, comme une chanson de Ferré !

La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste.*

* Victor Hugo (in « Les travailleurs de la mer »)