Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée, je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps.
L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
What would the world be, once bereft Of wet and of wildness?
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ?
Inversnaid (1887)
This darksome burn, horseback brown, His rollrock highroad roaring down, In coop and in comb the fleece of his foam Flutes and low to the lake falls home.
A windpuff-bonnet of fáwn-fróth Turns and twindles over the broth Of a pool so pitchblack, féll-frówning, It rounds and rounds Despair to drowning.
Degged with dew, dappled with dew Are the groins of the braes that the brook treads through, Wiry heathpacks, flitches of fern, And the beadbonny ash that sits over the burn.
What would the world be, once bereft Of wet and of wildness? Let them be left, O let them be left, wildness and wet; Long live the weeds and the wilderness yet.
Gerard Manley Hopkins 1844-1889
Lecture par Tom O’Bedlam :
Inversnaid
Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs, Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent Virevolte et se défait à la surface du brouet D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse, Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés, Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide, Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !
Traduction de Jean Mambrino
Inversnaid est une petite communauté rurale sur la rive est du Loch Lomond en Écosse, près de l'extrémité nord du lac, dans le paysage reculé et impressionnant des Trossachs. Les merveilles d'une nature intacte, points de vue spectaculaires et diversité de la faune sauvage, s'offrent ici au détour de ruines romantiques indices d'histoires oubliées.
Le poète Gérard Manley Hopkins, visitant la région, ne pouvait évidemment pas rester insensible aux mille nuances d'un automne finissant, frissonnant déjà aux froides prémices de l'hiver. Belle occasion pour lui d'illustrer son goût prononcé pour l'invention de mots composés ainsi que cette métrique particulière ("sprung rythm") qu'il avait souhaité donner à ses poèmes pour rendre leur expression plus proche de la parole naturelle.
∑
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Arthur Rimbaud « Lettre du Voyant », à Paul Demeny, 15 mai 1871
Peuples ! écoutez le poète ! Écoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé. Des temps futurs perçant les ombres, Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n’est pas éclos.
* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau. (Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats, conformément à son désir, et telle qu’il l’a lui-même composée.)
"John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. [...]
Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. [...]
Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence. [...][Sa poésie] est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.Elle est une alchimie des regrets et des espérances.Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée."
— Extraits de l'article "John Keats - Les rêveries de l'effacement" publié sur le site "Esprits Nomades."
Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.
Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.
TO AUTUMN
Ode à l’automne
Traduction : Robert Davreu
I
Saison de brumes et de moelleuse profusion, Tendre amie du soleil qui porte la maturité, Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruit Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ; A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au cœur ; A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes D’un succulent noyau ; à faire éclore plus Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles, Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront, Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.
II
Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ? Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve Assise nonchalante sur une aire de grange. Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ; Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné, Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ; Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ; Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.
III
Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ? N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique, Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ; Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons se lamentent Parmi les saules de la rivière, et montent Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos, Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.
In « John Keats – Seul dans la splendeur » 1990
Éditions Points 2009
John Keats (1795-1821) – portraitiste inconnu
Ode à l’automne
Traduction : Albert Laffay
I
Saison des brumes et de la moelleuse abondance, La plus tendre compagne du soleil qui fait mûrir, Toi qui complotes avec lui pour dispenser tes bienfaits Aux treilles qui courent au bord des toits de chaume, Pour faire ployer sous les pommes les arbres moussus des enclos, Et combler tous les fruits de maturité jusqu’au cœur, Pour gonfler la courge et arrondir la coque des noisettes D’une savoureuse amande ; pour prodiguer Et prodiguer encore les promesses de fleurs tardives aux abeilles, Au point qu’elles croient les tièdes journées éternelles, Car l’Été a gorgé leurs alvéoles sirupeux.
II
Qui ne t’a vue maintes fois parmi tes trésors ? Parfois celui qui va te chercher te découvre Nonchalamment assise sur l’aire d’une grange, Les cheveux soulevés en caresse par le souffle du vannage, Ou profondément endormie sur un sillon à demi moissonné, Assoupie aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne l’andin suivant et toutes les fleurs entrelacées ; Quelquefois, telle une glaneuse, tu portes droite Ta tête chargée de gerbes en passant un ruisseau, Ou encore, près d’un pressoir à cidre, tes yeux patients Regardent suinter les dernières gouttes pendant des heures et des heures.
III
Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ? N’y pense plus, tu as aussi tes harmonies : Pendant que de longues nuées fleurissent le jour qui mollement se meurt, Et nuancent d’une teinte vermeille les chaumes de la plaine, Alors, en un chœur plaintif, les frêles éphémères se lamentent Parmi les saules de la rivière, soulevés Ou retombant, selon que le vent léger s’anime ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent à pleine voix là-bas sur les collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en notes hautes et douces Le rouge-gorge siffle dans un jardin Et que les hirondelles qui s’assemblent trissent dans les cieux.
[…] – Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon !
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ; L’irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
Charles Baudelaire – « Les Épaves » – « Le coucher du soleil romantique »
Écrasée par l’inexorable marche de la nuit, la lumière abdique.
Les dernières ombres, craintives, allongent déjà leurs pas de fuite vers l’infini… Orgueilleux rebelles, quelques brandons à l’horizon s’acharnent encore, pour tenter de ralentir la lente procession des ténèbres, à projeter contre elle leurs rousseurs moribondes avant de se recroqueviller, vaincus et résignés, sous l’écrasant linceul de cendres que le ciel implacable déploie.
Hypnotique émerveillement du couchant ! Mystique du crépuscule !
Le temps s’évanouit dans le temps.
Tout s’accomplit dans la transfiguration de cette extrême et prodigieuse seconde d’adieu où, confondus en une androgynie parfaite, la fin et le commencement mutuellement s’engendrent.
À cet instant, tout en moi pourrait crier : « je crois ! ».
∞
Émile Nolde
Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith L’ardente écume des nuées.
Victor Hugo – « Soleils couchants » in « Les Feuilles d’Automne »
On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté.
Marcel Proust (in « La prisonnière »)
Où, plus sûrement que dans la générosité de la nature, au milieu des merveilles que, sans cesse, ses lumières façonnent et embellissent,
Où, plus sensuellement que sous la tendre caresse de deux cœurs aimants,
Où, plus savoureusement que dans le vers inspiré du poète et dans la voix langoureuse qui en soupire la mélodie,
Saurions-nous mieux rencontrer ce bonheur que nous promet la beauté ?
Ralph Vaughan Williams (1872-1958)
Parmi les mille chemins qui nous y conduiraient, passant évidemment par le Liedallemand et la Mélodie française, prenons donc aujourd’hui un bien agréable raccourci à travers l’œuvre plurielle — opéras, symphonies, concertos, musique de chambre et pour clavier, musiques vocales et chorales, musiques de films — d’un immense compositeur britannique, Ralph Vaughan Williams.
Franchement établi entre le XIXème et le XXème siècles, Vaughan Williams a mis en musique les poèmes, entre autres, de Tennyson, Walt Whitman, William Barnes, et même un poème de Verlaine traduit en anglais. Amoureux du genre, il a composé des mélodies sur les poèmes du recueil « Songs of Travel » de Stevenson (l’auteur de la célébrissime « Île au trésor » et de la non moins célèbre nouvelle « L’étrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde »), ainsi que sur quelques uns des 103 sonnets du chef d’œuvre poétique, « The House of Life » de Dante Gabriel Rossetti, plus connu comme peintre préraphaélite, par la rousseur flamboyante des femmes magnifiques de ses magnifiques portraits.
Mais que la Beauté nous apparaisse enfin ! Un bonheur n’attend pas ! Un plaisir non plus ! (Le raccourci n’était donc pas si court…)
Qu’elle s’éveille ! Qu’elle nimbe le silence de midi !
Let Beauty awake
Let Beauty awake in the morn from beautiful dreams, Beauty awake from rest ! Let Beauty awake For Beauty’s sake In the hour when the birds awake in the brake And the stars are bright in the west ! Let Beauty awake in the eve from the slumber of day, Awake in the crimson eve ! In the day’s dusk end When the shades ascend, Let her wake to the kiss of a tender friend, To render again and receive !
Robert Louis Stevenson (1850-1894)
(Poème extrait de « Songs of Travel »)
Que s’éveille au matin la beauté
Que s’éveille au matin la beauté de beaux rêves, Que s’éveille la beauté du repos ! Que s’éveille la beauté Pour l’amour de la beauté À l’heure où les oiseaux s’éveillent dans le taillis Et les étoiles brillent à l’Ouest ! Que s’éveille au soir la beauté du sommeil du jour, Qu’elle s’éveille dans le soir pourpre ! Quand le jour se fait sombre Et que montent les ombres, Qu’elle s’éveille au baiser d’un tendre ami, Pour encore rendre et recevoir !
Ω
Silent Noon
Your hands lie open in the grass,—
The finger-points look through like rosy blooms:
Your eyes smile peace. The pasture gleams and glooms
’Neath billowing skies that scatter and amass.
All round our nest, far as the eye can pass,
Are golden kingcup-fields with silver edge
Where the cow-parsley skirts the hawthorn-hedge.
’Tis visible silence, still as the hour-glass.
.
Deep in the sun-searched growths the dragon-fly
Hangs like a blue thread loosened from the sky:—
So this wing’d hour is dropt to us from above.
Oh! Clasp we to our hearts, for deathless dower,
This close-companioned inarticulate hour
When twofold silence was the song of love.
.
Dante Gabriel Rossetti – photo de 1863 par Lewis Caroll
(Poème extrait de « House of Life »)
Silence de midi
Tes mains sont ouvertes dans les longues herbes fraîches, Les bouts des doigts pointent telles des roses en fleur : Tes yeux souriants respirent la paix. Le pré luit puis s’assombrit Sous un ciel de nuées qui se dispersent et se rassemblent. Tout autour de notre nid, aussi loin que l’œil puisse voir, S’étendent des champs dorés de boutons d’or, bordés d’argent Là où le cerfeuil sauvage longe la haie d’aubépine. C’est un silence visible, aussi immobile que l’est devenu le sablier.
. Dans la profondeur de la verdure fouillée par le soleil, la libellule Est suspendue tel un fil bleu qu’on aurait défait du ciel : Ainsi cette heure ailée nous est envoyée d’en haut. Oh ! Serrons-la sur nos cœurs, comme don immortel, Cette heure d’une communion intense et inexprimable Où un silence partagé à deux fut le chant de l’amour.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy