Elle viendra ! – 1 – ‘Qui est-elle ?’

Qui ne voit pas la mort en rose est affecté d’un daltonisme du cœur.

Émile Cioran

L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.

Spinoza – ‘Éthique’

Gustav Klimt Mort et Vie (vers 1910) – Leopold Museum, Vienne, Autriche 

Barbara chante

« La Mort »

La Mort

Qui est cette femme qui marche dans les rues,
Où va-t-elle ?
Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé,
Que fait-elle ?
Cachée par un grand foulard de soie,
A peine si l’on aperçoit la forme de son visage,
La ville est un désert blanc,
Qu’elle traverse comme une ombre,
Irréelle,

Qui est cette femme qui marche dans les rues,
Qui est-elle ?
A quel rendez-vous d’amour mystérieux,
Se rend-elle ?
Elle vient d’entrer dessous un porche,
Et lentement, prend l’escalier,
Où va-t-elle ?
Une porte s’est ouverte,
Elle est entrée sans frapper,
Devant elle,

Sur un grand lit, un homme est couché,
Il lui dit : « je t’attendais,
Ma cruelle »,
Dans la chambre où rien ne bouge,
Elle a tiré les rideaux,
Sur un coussin de soie rouge,
Elle a posé son manteau,
Et belle comme une épousée,
Dans sa longue robe blanche,
En dentelle,
Elle s’est penchée sur lui, qui semblait émerveillé,
Que dit-elle ?

Elle a reprit l’escalier, elle est ressortit dans les rues,
Où va cette femme, en dentelles ?
Qui est cette femme ?
Elle est belle,
C’est la dernière épousée,
Celle qui vient sans qu’on l’appelle,
La fidèle,
C’est l’épouse de la dernière heure,
Celle qui vient lorsque l’on pleure,
La cruelle,

C’est la mort, la mort qui marche dans les rues,
Méfie-toi,
Referme bien tes fenêtres,
Que jamais elle ne pénètre chez toi,
Cette femme, c’est la mort,
La mort, la mort…

Barbara 1930-1997

 

« Éteindre la lumière, chaque nuit… »

Chaque poème de Roberto Juarroz est une surprenante cristallisation verbale : le langage réduit à une goutte de lumière.

Octavio Paz (cité par Gil Pressnitzer)

Un poème sauve un jour.
Plusieurs poèmes pourront-ils sauver la vie entière ?
Ou suffit-il d’un seul ?

Roberto Juarroz (Treizième poésie verticale)

Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d’initiation :
s’ouvrir au corps de l’ombre,
revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis :
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.

Dans l’ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l’ombre.

Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l’implacable mortier de l’ombre.

Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?

Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu’à s’agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
elle revient au geste implorant
de raviver l’aumône de la lumière.

Roberto Juarroz (Argentine) 1925-1995

 

« Quinzième poésie verticale »

  Traduction Jacques Ancet

‘Élévation à la lune’

Maintenant, je sais. Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.

Albert Camus (Caligula)

Ο

Élévation à la lune 

L’ombre venait, les fleurs s’ouvraient, rêvait mon âme !
Et le vent endormi taisait son hurlement.
La nuit tombait, la nuit douce comme une femme
Subtile et violette épiscopalement.

Les étoiles semblaient des cierges funéraires
Comme dans une église allumée dans les soirs
Et semant des parfums, les lys thuriféraires
Balançaient doucement leurs frêles encensoirs

Une prière en moi montait, ainsi qu’une onde
Et dans l’immensité bleuissante et profonde
Les astres recueillis baissaient leurs chastes yeux ;

Alors, Elle apparut ! Hostie immense et blonde
Puis elle étincela, se détachant du monde,
Car d’invisibles doigts l’élevaient vers les cieux !   

Paul Valéry  (1889)

Pas à pas

Manqua-t-elle jamais, jadis, de conclure chacune de nos longues conversations philosophiques par ce sourire amical et affectueux au travers duquel elle avait coutume de qualifier ma misanthropie de « pessimisme grincheux » ?
Je me demande encore aujourd’hui, bien humblement, si le ton qu’elle employait pour le dire ne contenait pas en filigrane la tentation d’un assentiment complice.

A la mémoire d’Éliane.

Pas à pas

Oui d’ici
…………..d’un seul pas
……………………………….nous rejoindrons tout

Le tout nous rejoindrons
…………..d’un seul pas
………………………………..ou de dix-mille

Pas à pas
……………par le plus bref trait
……………par le plus grand cercle
Nous rallierons tout

Depuis l’extrême lointain
…………….perçant le noir tourbillon
…………………………………..nous avait touchés jadis
La flamme

Nous n’aurons de cesse
…………….que nous n’ayons franchi la ténèbre
…………….nous n’aurons de fin
Que nous n’ayons gagné l’infini

Pas à pas
……………..par la voie obscure
……………..par la voie nocturne
Car c’est la nuit que circule incandescent
Le Souffle
Et que, par lui portés
Nous réveillerons
……………….toutes les âmes errantes
Voix de la mère appelant le fils perdu
Voix de l’amante appelant l’homme rompu
Filet de brume le long de blêmes ruelles
Filet de larmes le long des parois closes
Le crève-cœur d’une étoile filante
……………….crève l’enfance au rêve trop vaste
Le trompe-l’œil de la lampe éteinte
………………..trompe l’attente au regard trop tendre

Si jamais vers nous se tend une main
…………………serons-nous sauvés ?
Si jamais une paume s’ouvre à nous
…………………serons-nous réunis ?

Déjà les feuilles de sycomores ensanglantent la terre
Les sentiers aux gibiers se découvrent givre et cendre
Plus rien que plage noyée et marée montante
Plus rien sinon l’ici
…………………..sinon le rien d’ici

Quand les oies sauvages déchirent l’horizon
Soudain proche est l’éclair de l’abandon
Pour peu que nous lâchions prise
……………………l’extrême saison est à portée
Désormais à la racine  du Vide
Nous ne tenons plus
…………………….que par l’ardente houle
Chaque élan un éclatement
Chaque chute un retournement
Tournant et retournant
Le cercle se formera
……………………..au rythme de nos sangs
Un ultime bond
……………………..et nous serons au cœur
Où germe sera terme
……………………..et terme germe
En présence du Temps repris

Oui d’ici
……………………..d’un pas encore
…………………………………………nous rejoindrons tout

Au royaume de nul lieu
………………………la moindre lueur est diamant
D’un instant à l’autre
………………………nous sauverons alors
Ce qui est à sauver
Du Corps invisible
………………………rongé de peines
………………………rongé de joies
Nous sauverons l’insondable nostalgie
L’in-su
…………………………..l’in-vu
…………………………………………………………l’in-ouï

Le vide et la nuit

Wang Shen ( Dynastie Song) – paysage – 11ème siecle (Musée de Shanghai)

 Le centre est là
D’où jaillit
       le souffle rythmique
En vivifiante vacuité

Sans qu’on s’y attende
Autour de soi
        et droit au cœur
Voici les ondes
Natives et vastes
Résonnant
Depuis l’ici même
         jusqu’au plus lointain
De leur toujours déjà là
        de leur toujours commençante
Mélodie

François Cheng
(À l’orient de tout – Le livre du vide médian – Poésie/Gallimard)

Réduit au plus ténu du souffle

Être pure ouïe

Et faire écho en silence

Au respir des sycomores

Quand l’automne les pénètre

De son haleine d’humus et de brume

À la saveur de sel après larmes

Réduit au plus ténu du souffle

Abandonné au rien

Et au change

À rien de moins qu’échange

Là où voix est voie

Et voie voix

Là est


François Cheng
(À l’orient de tout – Qui dira notre nuit – Poésie/Gallimard) 

Et maintenant nuit…

Henri Berssenbrugge (1873-1959) - Calèches dans la nuit 1910-1920
Henri Berssenbrugge (1873-1959) – Calèches dans la nuit 1910-1920

Et maintenant nuit
Qui vient étoilée,
Et lune qui luit
Dans le ciel montée,

C’est dans le sommeil
La vie qui se tait,
Lumières qui veillent
Aux maisons fermées,

Rideaux descendus
Et volets baissés,
Et pavés à nu
Lors tus et muets.

Or silence en l’ombre,
Finie la journée,
C’est le jour allé
Comme nef qui sombre,

Et le fleuve au loin
Là-bas et qui chante
En les heures lentes,
Puis dans l’air marin

Le vent lors aussi
Suivant sa coutume,
Sur les toits qui fument
Qui passe transi.

Or comme il en est
Lors des choses dites,
En l’oubli qui naît
Des heures allées,

Dans le temps donné
Que la vie nous quitte,
En la rue tacite,
C’est la nuit qui paît,

Dans ta rue Saint-Paul,
Celle où tu es né,
Un matin de Mai
À la marée haute,

Dans la rue Saint-Paul,
Blanche comme un pôle,
Et dont tu fus l’hôte,
Pendant des années.

Max Elskamp (1862-1931) - bronze par A-J Strymans
Max Elskamp (1862-1931) – bronze par A-J Strymans