Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Un livre, qu’on le lise ou qu’on l’écrive, doit être soluble dans la vie. On doit pouvoir à chaque page lever les yeux sur le monde ou se pencher sur un souvenir pour vérifier le texte.
Jean Grosjean 1912-2006
(cité par Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 13/04/2006, à l’occasion de la mort du poète.)
La Liseuse, Charles von Steuben – Musée des Beaux Arts, Nantes
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Hier
Assis sur mes talons entre les murs je suis livré à la nuit anonyme et je me tais, mais je l’entends m’entendre. Il faut, dis-tu, marcher d’un mur à l’autre.
Rien, des essors d’oiseaux, l’herbe au soleil, l’odeur du sol, l’azur dans l’abreuvoir et l’envol des instants. Hier n’est plus, ne te retourne pas sur un abîme.
Ne jamais oublier d’aimer exagérément… c’est la seule bonne mesure !
Christiane Singer 1943-2007
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"Les sept nuits de la reine" (Albin Michel- 2002) 4ème de couverture :
Une femme se raconte en sept nuits comme autant d'épreuves traversées qui touchent au plus intime et au plus profond de l'être humain : de la première nuit alors qu'elle a sept ans à Berlin en 1944 et qu'elle rencontre son père pour la première et unique fois aux nuits suivantes où elle découvre la passion amoureuse, l'amour maternel puis la perte intolérable de son enfant, ce sont des pages d'indicible densité où la souffrance, le désir, la passion et le bonheur, hors des ornières du jour creusent un lit souterrain inspiré et puissant.
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C’est par une « Lettre à un ami » que Christiane Singer débute ce roman.
Toute la richesse de son humanité passionnée y est rassemblée, et, bonheur en plus, elle la lit à haute voix…
Extraits choisis :
Les nuits sont trop immenses, trop redoutables pour les hommes. Non, bien sûr, que les femmes soient plus courageuses ; elles sont seulement plus à même de bercer sans poser de questions ce que la nuit leur donne à bercer : l’inconnaissable.
Je vais faire sourire, n’est-ce pas, par ma naïveté ? Oserais-je vous dire que cela me rassure. Accordez-moi, je vous prie, que c’est le propre même du versant secret du monde de n’être pas au goût du jour.
Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d’eux-mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson : On me répond : je suis médecin, je suis comptable… J’ajoute doucement… vous me comprenez mal : je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit. Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu’ils sont à ne pas attribuer d’importance à la vie qui bouge doucement en eux.
On me dit : je suis médecin ou comptable mais rarement : ce matin, quand j’allais pour écarter le rideau, je n’ai plus reconnu ma main… ou encore : je suis redescendu tout à l’heure reprendre dans la poubelle les vieilles pantoufles que j’y avais jetées la veille ; je crois que je les aime encore… ou je ne sais quoi de saugrenu, d’insensé, de vrai, de chaud comme un pain chaud que les enfants rapportent en courant du boulanger.
Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ? Les choses que nos contemporains semblent juger importantes délimitent l’exact périmètre de l’insignifiance : les actualités, les prix, les cours en Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles. Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situation familiale : j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau. Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par la naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre.
Je ne veux pas les entendre parler de cette part convenue de la réalité, toujours la même, le petit monde interlope et maffieux : ce qu’une époque fait miroiter du ciel dans la flaque graisseuse de ses conventions ! Je veux savoir ce qu’ils perçoivent de l’immensité qui bruit autour d’eux. Et j’ai souvent peur du refus féroce qui règne aujourd’hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l’immensité du monde créé. Mais ce dont j’ai plus peur encore, c’est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre tous ceux que je rencontre.
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"Les sept nuits de la reine" (Livre de Poche - Description)
Sept nuits, parce que c'est dans l'obscur, l'intime, l'inconnaissable que réside la vérité de ce que nous sommes, et non dans les rôles sociaux et les évidences quotidiennes. Sept nuits, parce que les moments qui tissent notre destin - l'amour, la perte d'un être cher, une révélation sur notre origine - ne sont peut-être pas plus nombreux. Sept nuits, comme un reflet inverse des sept jours de la Création. Et à travers ces sept nuits, la romancière de "La Mort viennoise" (prix des Libraires 1978) fait surgir un inoubliable visage de femme. Voilà comment parle Livia - Christiane Singer - dont nous savions à quelle hauteur elle vivait, mais jamais sans doute, malgré ses succès passés, elle n'avait écrit de si belles pages, si profondes et si chaleureuses dans ce livre que vous devez lire absolument et qui ne vous quittera jamais.
José Ferraz de Almeida Júnior (Brésil – 1850-1899) – Leitura
L’écrit est une parole pétrifiée, une empreinte. Lire, et non seulement lire à voix haute, est retrouver le mouvement de cette parole, elle-même animée par un esprit : animée. Même un monologue est dialogue, voix diverses, polyphonie. Toute parole, en son essence, en sa nature profonde, est drame, théâtre. Toute chose écrite a lieu sur une scène intérieure, intime.
[…]
José Ferraz de Almeida Júnior (Brésil – 1850-1899) – Moça com Livro
Il me semble avoir lu que nous lisons moins les livres qu’ils ne nous lisent. Nous croyons aller vers eux, vers ce qu’ils nous disent, entrer en eux : ils viennent à nous, ils font surgir de nos oublis des pans et des verstes de notre vie. Leur voix nous peuple d’échos. Ils suscitent en nous des horizons. Ils descellent des profondeurs, nous révèlent des puits, des citernes. Le livre de papier encore ouvert entre nos mains, nous voici lisant au livre de nous-même. Peut-être que les livres que nous aimons le plus et que nous admirons sont ceux qui rallument en nous ce que nous ne savions plus même éteint.
Claude-Henri Rocquet (1933-2016)
« Lecture de Rimbaud » in « Les Carnets d’Hermès » N°9 – 10/2016
(pages 22 & 39)
La biographie d’un auteur cache plus son texte qu’elle ne l’éclaire. La clé de l’œuvre est dans l’œuvre. Chaque texte dit ce qu’il veut dire (tout et rien que) à condition, bien sûr, de ne pas réduire ce texte à la somme de ses analyses, celles-ci ne valent pas plus que les références ou les confidences. Qui connaît le moins mal un homme ? son médecin, son commissaire de police, son confesseur, ou bien son ami et sans doute son ennemi ? L’âme d’un livre (sans qui le livre n’est rien) ne se trouve ni en son corps ni hors de son corps. Elle est un particulier mouvement qui fait que ce corps ne se défait pas.
Jean Grosjean (1912-2006)
La Nouvelle Revue Française N° 90, juin 1960 (Texte reproduit in « Une voix, un regard – Textes retrouvés 1947-2004 » – « Promenade stylistique » NRF Gallimard page 259
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Rien ne fait moins de bruit que les livres subtils, savoureux et profonds de Jean Grosjean et rien ne nous emmène plus loin dans notre vie de lecteur. (Christian Bobin)
Quand mes étudiants me demandaient une bibliographie je leur disais : peu importe la bibliographie ; Shakespeare, après tout, ignorait la bibliographie shakespearienne. Johnson ne pouvait prévoir les livres qu’on écrirait sur lui. Pourquoi n’étudiez-vous pas directement les textes ? Si ceux-ci vous plaisent, très bien, et s’ils ne vous plaisent pas, laissez-les car l’idée de la lecture obligatoire est une idée absurde : autant parler de bonheur obligatoire.
EL Ateneo Grand Splendid – Buenos Aires : Théâtre reconditionné en une des plus belles librairies du monde. Ça donne envie, non ? La scène est devenue salon de lecture. Les loges ont été conservées pour permettre aux lecteurs de découvrir confortablement les ouvrages avant achat. Je ne laisse donc pas mon adresse à Buenos Aires, on m’y retrouvera sans peine… il doit bien y avoir un rayon de livres en français !
Je crois que la poésie est quelque chose qu’on sent, et si vous ne sentez pas la poésie, la beauté d’un texte, si un récit ne vous donne pas l’envie de savoir ce qui s’est passé ensuite, c’est que l’auteur n’a pas écrit pour vous. Laissez-le de côté car la littérature est assez riche pour vous offrir un auteur digne de votre attention, ou indigne aujourd’hui de votre attention mais que vous lirez demain.
Voilà ce que j’enseignais, en m’en tenant au fait esthétique, qui n’a pas besoin d’être défini. Le fait esthétique est quelque chose d’aussi évident, d’aussi immédiat, d’aussi indéfinissable que l’amour, que la saveur d’un fruit, que l’eau.
Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger.
Cioran (Ébauches de vertige)
Cyril De la Patellière (Né en 1950) – La liseuse – Gap – place Alsace-Lorraine
Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.
Franz Kafka – Extrait d’une lettre à Oskar Pollak(Janvier 1904)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy