Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Si, comme moi, pour la fête de la « musique » de ce soir, vous rêvez d’être sourd, ne fermez pas vos pavillons sans vous être accordé auparavant un dernier formidable plaisir, une sorte de cigarette du condamné : cinq prodigieuses minutes de MUSIQUE… jouées par une bande de jeunes comme on aimerait en trouver beaucoup au coin de nos rues chaque 21 juin !
Final de la 2ème Symphonie de Gustav Mahler – « Résurrection »
Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela
Gustavo Dudamel – Direction
Miah Persson – Soprano
Anna Larsson – Mezzo-soprano
National Youth Choir of Great Britain
La clé de la musique de Bach : le désir d’évasion du temps. [….]
Les évolutions de sa musique donnent la sensation grandiose d’une ascension en spirale vers les cieux. Avec Bach, nous nous sentons aux portes du paradis ; jamais à l’intérieur. Le poids du temps et la souffrance de l’homme tombé dans le temps accroissent la nostalgie pour des mondes purs, mais ne suffisent pas à nous y transporter. Le regret du paradis est si essentiel à la musique de Bach qu’on se demande s’il y a eu d’autres souvenirs que paradisiaques. Un appel immense et irrésistible y résonne comme une prophétie ; et quel en est le sens sinon qu’il ne nous tirera pas de ce monde ? Avec Bach, nous montons douloureusement vers les hauteurs. Qui, en extase devant cette musique, n’a pas senti sa condition naturellement passagère ; qui n’a pas imaginé la succession des mondes possibles qui s’interposent entre nous et le paradis ne comprendra jamais pourquoi les sonorités de Bach sont autant de baisers séraphiques.
Emil Cioran (1911-1995)
(in « Le livre des leurres » – 1936)
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Toute prétention mise à part, évidemment, je dirais volontiers que fréquenter Cioran m’est une manière de dialogue avec moi-même au bout duquel le miroir finit toujours par l’emporter.
« Ruht wohl – Chœur final de la Passion selon Saint Jean ». Ainsi avais-je annoté, il y a bien longtemps, la marge de ce paragraphe du « Livre des leurres » d’où sont extraites les phrases citées en exergue de ce billet. Cette mention musicale pour illustrer ma découverte de ce texte, – je m’en souviens précisément – s’était spontanément imposée à la mine de mon crayon sans qu’à aucun instant, aucun autre des mille merveilleux « baisers séraphiques » que le Cantor de Leipzig aurait pu alors m’adresser ne tentât de contrarier mon commentaire pour moi-même.
Ni les années, ni les relectures et les écoutes ne m’ont convaincu de changer mon choix. Nulle part ailleurs dans l’œuvre de Bach, me semble-t il, on ne saurait percevoir avec autant d’intensité cette « construction en spirale qui indique par ce schéma même l’insatisfaction devant le monde et ce qu’il nous offre, ainsi qu’une soif de reconquérir une pureté perdue ». Et, partant, notre irrépressible désir d’Autre et d’Ailleurs. Ainsi, résigné à l’impermanence de notre condition, accédons-nous, à travers les accents sereins de ce chant, au chemin du Paradis dont Bach ne nous ouvre pas les portes. Car ce chœur, à l’instar de toute l’œuvre de Bach, est un chant du voyage.
Le plus beau peut-être, pour conduire notre évasion de ce monde et du temps, par le haut, en escaladant le Ciel – et quel que soit le commerce que l’on entretienne avec Dieu.
Se laisser aspirer par le souffle ascendant des anges !
Jean-Sébastien Bach
Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine / Passion selon Saint-Jean BWV 245 Netherlands Bach Society
Chœur
Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine, die ich nun weiter nicht beweine, ruht wohl, und bringt auch mich zur Ruh’.
Das Grab, so euch bestimmet ist, und ferner keine Not umschließt, macht mir den Himmel auf, und schließt die Hölle zu.
Ruht wohl…
Reposez en paix, saints ossements, que désormais je ne pleure plus ; reposez en paix, et emmenez-moi aussi vers le repos.
Le tombeau, tel qu’il vous est destiné,
et qui, de plus, ne recèle aucune détresse,
m’ouvre le ciel,
et ferme les enfers.
Reposez en paix…
Choral
Ach Herr, laß dein lieb’ Engelein Am letzten End’ die Seele mein Im Abrahams Schoß tragen ; Den Leib in sein’m Schlafkämmerlein Gar sanft, ohn’ ein’ge Qual und Pein, Ruhn bis am jüngsten Tage !
Alsdann vom Tod erwekke mich, Daß meine Augen sehen dich In aller Freud’, o Gottes Sohn, Mein Heiland und Genadenthron ! Herr Jesu Christ, erhöre mich, Ich will dich preisen ewiglich !
Ah, Seigneur, laisse tes chers angelots, à la dernière extrémité, mon âme porter (par eux) dans le sein d’Abraham ; mon corps, dans sa petite chambre de repos, bien doucement, sans aucun tourment ni peine, (laisse) reposer jusqu’au dernier jour !
Alors, de la mort éveille-moi, que mes yeux te voient en toute joie, ô fils de Dieu, mon Sauveur et Trône de grâce ! Seigneur Jésus Christ, exauce-moi ; je veux te louer éternellement !
Edgar Degas – Violoniste et jeune femme tenant un cahier de musique
Voilà déjà quelques années que l’Europe musicale a reconnu le talent du compositeur tchèque Leoš Janáček, et Prague tout particulièrement depuis la représentation en 1916 de son opéra Jénufa.
Leos Janacek – 1854-1928
En 1923, pour répondre à une commande, Janáček compose son premier quatuor à cordes. Il s’inspire pour la circonstance de la « Kreïtserova sonata » de Tolstoï, qui d’ailleurs ne catalyse pas son émotion pour la première fois, le compositeur ayant, semble-t-il, déjà puisé dans cette nouvelle la matière d’une partition, désormais introuvable, pour trio.
Ému par le sort dramatique de cette épouse assassinée, dont rien de surcroît ne prouve l’adultère, Janáček – qui d’ailleurs vit une relation passionnée avec une jeune femme de 35 ans sa cadette – préfère, au contraire de Tolstoï, porter un regard bienveillant vers la femme en général, exprimant une réelle empathie pour celles, nombreuses, qui subissent la domination masculine.
« L’érotisme est un fardeau trop lourd pour l’homme ».Georges Bataille
René-Xavier Prinet – 1901 – Kreutzer Sonata
Depuis « Ma confession » écrite en 1880, mais déjà avec le tragique destin qu’il réservait quelques années plus tôt à la célébrissime héroïne de son roman éponyme « Anna Karénine », Léon Tolstoï ne cachait pas sa difficulté à appréhender la relation charnelle du couple. Difficulté d’autant plus grande pour ce quêteur de vérité quand ce lien se trouve entaché de trahison conjugale et de passion sexuelle. Autant de bonnes raisons par conséquent pour l’âme mystique et dogmatique du grand écrivain d’entrainer sous sa plume la femme infidèle dans les abysses du remords et de la déchéance, de conduire Anna à son affreux suicide sous les roues d’un train.
Léon Tolstoï – 1828-1910
C’est d’ailleurs dans un train que Poznidchev, le narrateur de la « Kreïtserova sonata », raconte à ses compagnons de voyage le terrible drame dans lequel l’a plongé sa jalousie exacerbée par cette fameuse sonate de Beethoven :
Persuadé que l’érotique complicité entre sa femme, pianiste amateur, et le séduisant violoniste Troukhatchevski, commandée par l’interprétation de cette œuvre aux incandescences provocatrices, n’était que le révélateur de leur ardente relation adultère, Poznidchev se perd progressivement aux confins de la folie, dans les noirceurs de la jalousie et de la colère. Dans un ultime délire incontrôlable il tue sa compagne.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy