Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Le temps passe par le trou de l’aiguille des heures.
Jules Renard – Journal
Le rêve est la vraie victoire sur le temps.
Jean-Claude Carrière – Entretiens sur la fin des temps
◊
Géo Norge – Du temps
Dans l’eau du temps qui coule à petit bruit, Dans l’air du temps qui souffle à petit vent, Dans l’eau du temps qui parle à petits mots Et sourdement touche l’herbe et le sable ; Dans l’eau du temps qui traverse les marbres, Usant au front le rêve des statues, Dans l’eau du temps qui muse au lourd jardin, Le vent du temps qui fuse au lourd feuillage Dans l’air du temps qui ruse aux quatre vents, Et qui jamais ne pose son envol, Dans l’air du temps qui pousse un hurlement Puis va baiser les flores de la vague, Dans l’eau du temps qui retourne à la mer, Dans l’air du temps qui n’a point de maison, Dans l’eau, dans l’air, dans la changeante humeur Du temps, du temps sans heure et sans visage, J’aurai vécu à profonde saveur, Cherchant un peu de terre sous mes pieds, J’aurai vécu à profondes gorgées, Buvant le temps, buvant tout l’air du temps Et tout le vin qui coule dans le temps.
Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus.
Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant.
Emil Cioran Le livre des leurres – 1936 / Extase musicale – Gallimard – Quarto P.115)
∞
« Ruhe sanft, mein holdes Leben »
Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I
Soprano : Mojca Erdmann
Repose calmement, mon tendre amour, dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille. Tiens, je te donne mon portrait. Vois comme il te sourit avec bienveillance !
Doux rêves, bercez son sommeil et que ce qu’il imagine dans ses rêves d’amour devienne enfin réalité.
∞
Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons…
Emil Cioran Le livre des leurres / Mozart ou la mélancolie des anges – Gallimard – Quarto P.177
Reprise augmentée d’un billet publié sur Perles d’Orphée le 08/03/2014
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom.
Arthur Adamov 1908-1970
En 1946, alors âgé de 38 ans, l’écrivain et auteur dramatique Arthur Adamov publie « L’Aveu ». Entre autres outrances et impudeurs, il fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence conjuguée de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une tragique solitude. Isolement d’autant plus fort que ses engagements dans le marxisme-léninisme de l’époque radicalisent son œuvre et, partant, le marginalisent encore.
En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas ? – abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Adamov, cet « empêché de vivre », reprend « L’Aveu », qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… ». Cet ouvrage lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.
Un extrait : « Ce qu’il y a… »
Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.
Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.
Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter », c‘est toujours l’autre, celui qui manque.
Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas ?
Le précédent billet publié en 2014 intégrait une vidéo dans laquelle ce court extrait était dit par Laurent Terzieff avec la sensibilité et le talent incomparables qui le caractérisaient. Hélas, cette vidéo a disparu avec le compte Youtube qui l'avait publiée, et mes recherches pour en trouver trace ont été vaines.
Si, parmi les lecteurs et lectrices de ce blog, quelqu'un ou quelqu'une avait une piste pour faire réapparaître cet enregistrement, même en version audio, puisse-t-il ou elle avoir l'amabilité de me la communiquer ! Cette voix retrouvée, mon bonheur sera aussitôt partagé. Merci !
Leben wir denn, wir Menschen, um den Tod abzuschaffen? Nein, wir leben, um ihn zu fürchten und dann wieder zu lieben, und gerade seinetwegen glüht das bißchen Leben manchmal eine Stunde lang so schön.
Hermann Hesse – Der Steppenwolf
Vivons-nous donc, nous autres, pour nous débarrasser de la mort ? Non, nous vivons pour la craindre et aussi pour l’aimer, et c’est grâce à elle que ce petit bout de vie, quelquefois, l’espace d’une heure, brûle d’une flamme si belle.
Hermann Hesse – Le loup des steppes
Θ
Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles Il semble que la Mort est la sœur de l’amour
Jean Roger Caussimon (paroles) & Léo Ferré (musique et voix)
« Ne chantez pas la mort ! »
Ne chantez pas la Mort, c’est un sujet morbide Le mot seul jette un froid, aussitôt qu’il est dit Les gens du show-business vous prédiront le bide C’est un sujet tabou pour poète maudit La Mort… La Mort
Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles Il semble que la Mort est la sœur de l’amour La Mort qui nous attend et l’amour qu’on appelle Et si lui ne vient pas, elle viendra toujours La Mort… La Mort
La mienne n’aura pas, comme dans le Larousse Un squelette, un linceul ; dans la main, une faux, Mais fille de vingt ans à chevelure rousse En voile de mariée, elle aura ce qu’il faut La Mort… La Mort
De grands yeux d’océan, la voix d’une ingénue, Un sourire d’enfant sur des lèvres carmin, Douce, elle apaisera sur sa poitrine nue Mes paupières brûlées, ma gueule en parchemin, La Mort… La Mort
Requiem de Mozart et non Danse Macabre, Pauvre valse musette au musée de Saint-Saëns, La Mort c’est la beauté, c’est l’éclair vif du sabre, C’est le doux penthotal, de l’esprit et des sens, La Mort… La Mort
Et n’allez pas confondre et l’effet et la cause, La Mort est délivrance, elle sait que le Temps Quotidiennement nous vole quelque chose, La poignée de cheveux et l’ivoire des dents La Mort… La Mort
Elle est euthanasie, la suprême infirmière, Elle survient à temps, pour arrêter ce jeu, Près du soldat blessé dans la boue des rizières, Chez le vieillard glacé dans la chambre sans feu La Mort… La Mort
Le Temps c’est le tic-tac monstrueux de la montre, La Mort, c’est l’infini dans son éternité. Mais qu’advient-il de ceux qui vont à sa rencontre ? Comme on gagne sa vie, nous faut-il mériter La Mort… La Mort… La Mort ?
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Arthur Rimbaud – Le pont Mirabeau
C’est à pas lents et mesurés qu’il nous faut traverser les saisons de nos souvenirs pour ne surtout pas les déranger. – Au rythme tendrement nostalgique du poème de Barbara Auzou :
William Edward Frost (1810-1877) – Les trois sorcières de Macbeth
Écailles de dragon et dents de loup,
Momie de sorcière, estomac et gosier
Du vorace requin des mers salées,
Racine de ciguë arrachée dans la nuit,
Foie de juif blasphémateur,
Fiel de bouc, branches d’if
Coupées pendant une éclipse de lune,
Nez de Turc et lèvres de Tartare,
Doigt de l’enfant d’une fille de joie
Mis au monde dans un fossé et étranglé en naissant…
Shakespeare – Macbeth – Acte IV-Scène 1 – Troisième sorcière
Mais, faudra-t-il encore, jeune pianiste, ajouter dans ton chaudron bouillant crapaud macéré trente-et-un jours, fils de serpent des marais, œil de lézard, pied de grenouille, duvet de chauve-souris et langue de chien – j’en passe, et des meilleurs -, si tu veux que ton philtre, bouillon d’enfer, infuse jusque dans tes doigts la virtuosité indispensable à l’expression des débordements lyriques échevelés et de la luxuriance sonore dont l’autre sourd de la musique, Bedrich Smetana, fervent admirateur du grand Franz Liszt, para jadis sa fantaisie concertante :
« Macbeth et les sorcières ».
Bedrich Smetana 1824-1884
Redoublons, redoublons de travail et de soins : Feu, brûle ; et chaudron, bouillonne.
Shakespeare – Macbeth – Acte IV-Scène 1 – Trois sorcières
Redoublant de travail, à l’instar des sorcières que Shakespeare mit, au début de l’acte IV, sur le chemin de Macbeth, tu n’oublieras pas, ô scrupuleuse pianiste, ni le trouble intérieur du héros dramatique, ni la perversité de ses actions, ni la fragilité de son pouvoir. Et toujours devras-tu percevoir, vaporeux inquiétant filigrane, l’impalpable mystère des mondes surnaturels.
Car c’est bien la représentation musicale de cette scène de l’illustre pièce du plus admiré des dramaturges que, fidèle au choix inspiré du compositeur, tu devras offrir à notre écoute imaginative.
Affute ta technique sur les dents d’un requin, égruge tes doigts sur l’ivoire du clavier, et que soufflent les puissances occultes à travers tes cadences ! Fais trembler le théâtre, et fais rugir Macbeth !
Marta Czech
jeune pianiste polonaise,
lauréate en 2019 du Concours des Jeunesses Musicales de Belgrade
« Macbeth et les sorcières » – op. posthume (composée en 1859)
Remarque à l’attention des pianistes : sorcellerie de compositeur, Smetana n’a pas joint la recette complète du chaudron magique à sa partition.
ƒƒƒ
Bedrich Smetana, compositeur Bohémien, né en 1824, est surtout connu aujourd'hui par la plus célèbre de ses oeuvres : La Moldau, poème symphonique écrit à la gloire de la rivière qui traverse Prague.Son admiration pour Franz Liszt et sa rencontre avec l'immense pianiste apparaissent comme un évènement central dans son évolution musicale, particulièrement depuis l'intensification de leur relation au cours de la période 1856-1861.À partir de 1857, Smetana répond aux poèmes symphoniques de Liszt par ses propres compositions telles que Richard III, Wallenstein's Camp ou Haakon Jarl. Ce travail aura un effet significatif sur son écriture pour le piano, ainsi que le démontrent, entre 1858 et 1861, ces Etudes de concert et le poème Macbeth et les sorcières. S'éloignant des critères habituels du piano tchèque, Smetana, sous l'influence de Liszt, innove, donne plus d'importance à la variété des textures musicales et aux éléments de virtuosité. Une manière d'annoncer la décennie musicale suivante...
Que Dieu me protège ! s’écria Sancho, n’avais-je pas prévenu Votre Grâce de bien prendre garde ? Ne l’ai-je pas avertie que c’étaient des moulins à vent et que, pour s’y tromper, il fallait en avoir d’autres dans la tête ?
Miguel de Cervantès
Don Quichotte
Le chevalier de l’éternelle jeunesse Suivit, vers la cinquantaine, La raison qui battait dans son cœur. Il partit un beau matin de juillet Pour conquérir le beau, le vrai et le juste. Devant lui c’était le monde Avec ses géants absurdes et abjects Et sous lui c’était la Rossinante Triste et héroïque.
Je sais, Une fois qu’on tombe dans cette passion Et qu’on a un cœur d’un poids respectable Il n’y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire, Il faut se battre avec les moulins à vent.
Tu as raison, Dulcinée est la plus belle femme du monde, Bien sûr qu’il fallait crier cela à la figure des petits marchands de rien du tout, Bien sûr qu’ils devaient se jeter sur toi Et te rouer de coups, Mais tu es l’invincible chevalier de la soif Tu continueras à vivre comme une flamme Dans ta lourde coquille de fer Et Dulcinée sera chaque jour plus belle.
Reprise d’un billet du 24/03/2018 : ‘Le Diable est dans… la voix‘
A Satan reviennent toujours les chants les plus beaux. (Dicton)
§
D’Œdipe à Hamlet et à Don Quichotte, tous les grands mythes littéraires connurent certes des avatars musicaux. Mais Faust est un cas particulier. Pas simplement par le grand nombre des œuvres qu’il a suscitées. Il est l’une des rares figures, parmi les plus prisées des compositeurs, que rien ne prédestinait à priori à un devenir musical.
[…]
Et pourtant, il n’y eut qu’un Don Giovanni alors que les grands Faust furent pléthore.
Emmanuel Reibel « Faust – La musique au défi du mythe » (Fayard 2008)
Sont-elles nombreuses, et polymorphes souvent, les silhouettes du Docteur Faust qui ont depuis le XVIème siècle, traversé la culture populaire, la littérature et, étonnamment, la musique, jusqu’à apparaître dans nos miroirs d’aujourd’hui comme notre propre reflet, peut-être le plus incontestable et le plus vrai.
Depuis qu’en 1593 le dramaturge élisabéthain, Christopher Marlowe, — « The Tragical History of Doctor Faustus » — s’est emparé de la traduction anglaise d’un texte anonyme, — « Volksbuch » — publié en 1587 à Francfort-sur-le-Main, inspiré, peu ou prou, de la vie de cet astrologue et alchimiste allemand de la Renaissance, Johann Georg Faust, dont on disait qu’il possédait d’étranges pouvoirs magiques, le mythe du quêteur de la connaissance universelle et du plaisir absolu, épris d’un inextinguible désir d’infini, prêt à tout pour atteindre ses buts, jusqu’à offrir son âme à Méphistophélès, l’envoyé du Diable, n’a cessé de nourrir les créations des plus illustres écrivains et des plus fameux compositeurs.
Si dans la deuxième moitié du XXème siècle le mythe de Faust s’évapore quelque peu au-dessus des encriers des écrivains, il continue d’enfiévrer sur les portées les plumes des compositeurs.
Faust et Mephisto – image extraite du film de F. W. Murnau – 1926
A l’instar de leurs illustres prédécesseurs du XIXème, tels que Berlioz, Schumann, Liszt, Gounod et tant d’autres, et dans le sillage de Busoni en 1925, les musiciens contemporains comme Georges Aperghis, John Adams ou Pascal Dusapin, pour ne citer qu’eux — trop proches de nous sans doute pour que leurs noms nous soient familiers — vont encore chercher leur inspiration dans la complexité des relations croisées du trio mythique, Faust – Méphistophélès – Marguerite.
Le catalyseur de ce regain d’intérêt moderne est assurément le passionnant et magistral roman que publie Thomas Mann en 1947, « Doktor Faustus ». D’une part en raison de la question philosophico-historique qu’il soulève à l’heure où plus personne au monde ne peut ignorer ou prétendre ignorer l’horreur des camps nazis, et d’autre part parce que le Faust qu’il décrit en son temps n’est autre qu’un musicien moderne hanté par le désir de devenir le génie de cette novation radicale du langage musical, le sérialisme, au point d’atteindre la folie et d’en mourir.
« Faust est le thème de toute ma vie, et j’en ai déjà peur. Je ne pense pas que je l’achèverai jamais. »
Alfred Schnittke (1934-1998)
Figure notable de la musique en cette fin de XXème siècle, par l’étendue et la multiplicité de son œuvre autant que par son « polystylisme », comme il définit lui-même son écriture musicale, le compositeur russe Alfred Schnittke, fasciné par le personnage de Faust, décide dès 1980 de lui consacrer un opéra, « Historia von D. Johan Fausten ».
L’opéra est donné à Hambourg en 1995, quelques années avant la disparition de Schnittke. Les soucis de santé du compositeur, aggravés par un accident vasculaire cérébral, ainsi que la complexité des voyages à l’époque entre la Russie et le reste de l’Europe ont pénalisé le projet d’une dizaine d’années. Mais déjà en 1983 Schnittke en avait esquissé les grandes lignes dans sa « Faust Cantata » (« Seid nüchtern und wachet » – Sois sobre et veille).
Rencontre entre le Diable et Docteur Faustus – 1825 Crédit : Wellcome Library, London. Wellcome Images
Bien que très imprégné, comme ses confrères, de l’œuvre de Thomas Mann, c’est dans le « Volksbuch » original de 1587 que Schnittke va puiser toute l’énergie dramatique qui anime cette pièce. Voilà, sans doute, ce qui en fait l’une des œuvres les plus palpitantes du compositeur laissant, plus qu’ailleurs peut-être, apparaître la face la plus noire de son inconditionnel pessimisme.
Point culminant de cette cantate, l’évocation de la mort épouvantable du Docteur Faust, son contrat avec Méphistophélès expiré. C’est par la voix d’un diable gouailleur, exprimant son cynisme depuis les profondeurs d’une tessiture de contralto sur les rythmes dédaigneux d’un tango ironique et arrogant que nous apprenons l’effroyable horreur de la tragédie, avec les mots mêmes, ou presque, du « Volksbuch ».
Quand il fut jour/ les étudiants/ qui n’avaient pas dormi de toute la nuit/ entrèrent dans la salle/ où avait été le docteur Faustus/ et ils ne virent pas Faustus/ rien que la pièce éclaboussée de sang/ la cervelle collée aux murs/ car le diable l’avait lancé d’un mur à l’autre. Ils trouvèrent des yeux et quelques dents/ spectacle affreux et épouvantable. Alors les étudiants se prirent à pleurer et lamenter/ et toujours ils le cherchaient/ Enfin ils trouvèrent son corps à l’extérieur près du fumier/ horrible à voir/ tête ballante et membres roués.
L’Histoire de Faustus suivie de La Tragédie de Faustus par Christopher Marlowe, édition de Jean-Louis Backès, Imprimerie Nationale Éditions - 2001 (Cité par Dominique Hoizey in "Petite histoire littéraire et musicale de Faust" - Le Chat Murr 2016)
Ψ
.
Deux interprétations diaboliquement fascinantes !
Et choisir n’est certes pas vertu du diable qui écoute en chacun de nous !
.
Iva Bittova (voix) – Hradec Kràlové Philharmonic Peter Vrabel (direction)
.
* * *
Inger Blom (mezzo-soprano) – Malmö Symph. Orch. – James DePreist (Direction)
Ψ
« Seid nüchtern und wachet… »
Sois sobre et veille : ton adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer.
Résiste-lui avec la force de la foi, car tu sais que tous tes frères, de par le monde, sont en butte aux mêmes souffrances.
La beauté est l’antichambre de l’amour, la beauté est la lisière d’un amour dont je ne désespérerai jamais.
Christian Bobin – Mozart et la pluie
Les moments les plus lumineux de ma vie sont ceux où je me contente de voir le monde apparaître. Ces moments sont faits de solitude et de silence. Je suis allongé sur un lit, assis à un bureau ou marchant dans la rue. Je ne pense plus à hier et demain n’existe pas. Je n’ai plus aucun lien avec personne et personne ne m’est étranger. Cette expérience est simple. Il n’y a pas à la vouloir. Il suffit de l’accueillir, quand elle vient.
Un jour tu t’allonges, tu t’assieds ou tu marches, et tout vient sans peine à ta rencontre, il n’y a plus à choisir, tout ce qui vient porte la marque de l’amour. Peut-être même la solitude et le silence ne sont-ils pas indispensables à la venue de ces instants extrêmement purs. L’amour seul suffirait. Je ne décris là qu’une expérience pauvre que chacun peut connaître, par exemple dans ces moments où, sans penser à rien, oubliant même que l’on existe, on appuie sa joue contre une vitre froide pour regarder tomber la pluie. (extrait)
La paix est un chant, la guerre est un long hurlement parmi des cris.
Robert Sabatier – Le livre de la déraison souriante (1991)
… Au milieu desquels, s’élevant des ruines encore fumantes, entre corps déchirés et âmes dévastées, la triste prière – qui se rêverait hymne – d’une humanité cherchant désespérément le chemin du ciel.
Léa Grundig – « Mères, la guerre est imminente ! » 1936
Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l’homme triste n’a jamais la force de monter jusqu’à Dieu »… Comme on ne prie que dans l’abattement, on en déduira qu’aucune prière jamais n’est parvenue à destination.
Cioran – De l’inconvénient d’être né (Gallimard)
Mais, aussi vaine soit-elle, quand la prière est portée par l’ineffable beauté de la musique, on pourrait bien se surprendre à croire…
Claude Vignon – Les larmes de Saint-Pierre
L’univers sonore : onomatopée de l’indicible, énigme déployée, infini perçu, et insaisissable… Lorsqu’on vient d’en éprouver la séduction, on ne forme plus que le projet de se faire embaumer dans un soupir.
Cioran – Syllogismes de l’amertume (Gallimard)
§
Johannes Kammler (baryton) sur la scène du Dutch National Opera & Ballet
« Qui tollis peccata mundi » « Missa in tempore belli » en Ut majeur de Joseph Haydn
Qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Qui tollis peccata mundi, suscipe deprecationem nostram. Qui sedes ad dexteram Patris, miserere nobis. Quoniam tu solus sanctus, tu solus Dominus, Tu solus Altissimus, Jesu Christe. Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei Patris,
Toi qui effaces les péchés du monde, aie pitié de nous. Toi qui effaces les péchés du monde, entends notre prière. Toi qui sièges à la droite du Père, aie pitié de nous. Car Toi seul es sacré, Toi seul es le Seigneur, Toi seul es le Très-Haut Jésus-Christ. Avec le Saint-Esprit, dans la gloire de Dieu le Père.
§
Joseph Haydn, en cette fin d'année 1796, voit approcher à la fois son soixante-cinquième anniversaire et une possible invasion de l'Autriche par les troupes d'un impétueux général français, un certain Bonaparte. Aussi, exerçant sa mission de Maître de Chapelle des Esterhazy, va-t-il multiplier ses efforts pour exprimer dans la messe annuelle qui lui est commandée les tensions dominantes du moment.
Dans cette messe "latine" qu'il nommera lui-même "Missa in tempore belli", il évoque tout autant le fracas des batailles - avec une puissance et une ardeur que seul Beethoven atteindra, vingt-cinq ans plus tard, dans sa "Missa solemnis" - , que la profondeur de sa foi chrétienne.
Et si les premiers mouvements de cette "Messe en temps de guerre" affichent sobrement le classicisme de l'époque dans le respect de la tradition de musique sacrée autrichienne, Haydn, en maître de la composition, façonne avec simplicité la matière sonore de chacun d'eux afin que solistes et chœur nous ouvrent les chemins de l'extase.
Tout se passe pour la première fois… Mais éternellement !
J.L. Borges
Nous sommes notre mémoire,
Ce musée chimérique de formes inconstantes,
Ce tas de miroirs brisés.
J.L. Borges
Le Bonheur (1981)
Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve. Tout se passe pour la première fois. J’ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c’est la lune, mais que puis-je faire avec un mot et une mythologie ? Les arbres me font peur. Ils sont si beaux. Les animaux tranquilles s’approchent pour que je dise leur nom. Les livres de la bibliothèque n’ont pas de lettres. Quand je les ouvre, elles surgissent. Parcourant l’atlas je projette la forme de Sumatra. Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d’inventer le feu. Dans le miroir, il y a un autre qui guette. Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre. Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille. J’ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage. J’ai rêvé l’épée et la balance. Loué soit l’amour où il n’y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux se donnent. Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer l’enfer. Celui qui descend un fleuve descend le Gange. Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d’un empire. Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César. Celui qui dort est tous les hommes. Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu’on vient de façonner. Rien n’est ancien sous le soleil. Tout se passe pour la première fois, mais éternellement. Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.
ω
La Dicha
El que abraza a una mujer es Adán. La mujer es Eva. Todo sucede por primera vez. He visto una cosa blanca en el cielo. Me dicen que es la luna, pero qué puedo hacer con una palabra y con una mitología. Los árboles me dan un poco de miedo. Son tan hermosos. Los tranquilos animales se acercan para que yo les diga su nombre. Los libros de la biblioteca no tienen letras. Cuando los abro surgen. Al hojear el atlas proyecto la forma de Sumatra. El que prende un fósforo en el oscuro está inventando el fuego. En el espejo hay otro que acecha. El que mira el mar ve a Inglaterra. El que profiere un verso de Liliencron ha entrado en la batalla. He soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago. He soñado la espada y la balanza. Loado sea el amor en el que no hay poseedor ni poseída, pero los dos se entregan. Loada sea la pesadilla, que nos revela que podemos crear el infierno. El que desciende a un río desciende al Ganges. El que mira un reloj de arena ve la disolución de un imperio. El que juega con un puñal presagia la muerte de César. El que duerme es todos los hombres. En el desierto vi la joven Esfinge, que acaban de labrar. Nada hay tan antiguo bajo el sol. Todo sucede por primera vez, pero de un modo eterno. El que lee mis palabras está inventándolas.
Qui ne voit pas la mort en rose est affecté d’un daltonisme du cœur.
Émile Cioran
L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.
Spinoza – ‘Éthique’
Gustav Klimt – Mort et Vie (vers 1910) – Leopold Museum, Vienne, Autriche
∞
Barbara chante
« La Mort »
La Mort
Qui est cette femme qui marche dans les rues, Où va-t-elle ? Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé, Que fait-elle ? Cachée par un grand foulard de soie, A peine si l’on aperçoit la forme de son visage, La ville est un désert blanc, Qu’elle traverse comme une ombre, Irréelle,
Qui est cette femme qui marche dans les rues, Qui est-elle ? A quel rendez-vous d’amour mystérieux, Se rend-elle ? Elle vient d’entrer dessous un porche, Et lentement, prend l’escalier, Où va-t-elle ? Une porte s’est ouverte, Elle est entrée sans frapper, Devant elle,
Sur un grand lit, un homme est couché, Il lui dit : « je t’attendais, Ma cruelle », Dans la chambre où rien ne bouge, Elle a tiré les rideaux, Sur un coussin de soie rouge, Elle a posé son manteau, Et belle comme une épousée, Dans sa longue robe blanche, En dentelle, Elle s’est penchée sur lui, qui semblait émerveillé, Que dit-elle ?
Elle a reprit l’escalier, elle est ressortit dans les rues, Où va cette femme, en dentelles ? Qui est cette femme ? Elle est belle, C’est la dernière épousée, Celle qui vient sans qu’on l’appelle, La fidèle, C’est l’épouse de la dernière heure, Celle qui vient lorsque l’on pleure, La cruelle,
C’est la mort, la mort qui marche dans les rues, Méfie-toi, Referme bien tes fenêtres, Que jamais elle ne pénètre chez toi, Cette femme, c’est la mort, La mort, la mort…
Why he had to go I don’t know he wouldn’t say I said something wrong, now I long for yesterday
Yesterday All my troubles seemed so far away Now it looks as though they’re here to stay Oh, I believe in yesterday
Suddenly I’m not half the girl I used to be There’s a shadow hanging over me Oh, yesterday came suddenly
Why he had to go I don’t know he wouldn’t say I said something wrong, now I long for yesterday
Yesterday Love was such an easy game to play Now I need a place to hide away Oh, I believe in yesterday
Why he had to go I don’t know he wouldn’t say I said something wrong, now I long for yesterday
Yesterday Love was such an easy game to play Now I need a place to hide away Oh, I believe in yesterday
◊
Too many musicians rush through everything with too many notes. A ballad should be a ballad. It’s important to understand what the song is saying, and learn how to tell the story. It takes time. I can’t rush it. I really can’t rush it.
Shirley Horn
Trop de musiciens se précipitent à travers tout avec trop de notes. Une ballade doit être une ballade. Il est important de comprendre ce que dit la chanson et d'apprendre à raconter l'histoire. Ça prend du temps. Je ne peux pas me précipiter. Je ne peux vraiment pas me précipiter.
Le visage d’Anna Akhmatova est la seule chose magnifique qui nous reste au monde.
Joseph Brodsky (mars 1966, peu après le décès d’Anna Akhmatova)
Chaque poème d’Akhmatova est une scène intimiste et sociale, un jeu de reflets des êtres, des heures, des objets, du souvenir, de leur passage, de leur interrogation, de leur destruction. Un théâtre de toute la vie de tous.
Christian Mouze in « Un chant invaincu » – postface
Quatrième Élégie
Les souvenirs en nous vivent trois âges. Le premier – il semble que c’était hier. L’âme demeure sous leur voûte bénie, Et le corps ravi à leur ombre repose. Le rire vibre encore, les larmes coulent, La tache d’encre est toute fraîche, Et scellant notre cœur, l’empreinte Du dernier baiser – unique, inoubliable…
Mais cela ne dure guère et bientôt, Ce n’est plus une voûte au-dessus de nos têtes, Mais au fond d’un faubourg une maison perdue, Où il fait froid l’hiver et chaud l’été, Habitée d’araignées, couverte de poussière, Où moisissent nos lettres d’amour fou, Où les portraits sournoisement s’altèrent, Où l’on se rend comme sur une tombe, Et au retour, on se lave les mains, Et l’on essuie une larme furtive À ses paupières lourdes, et l’on soupire.
Mais l’aiguille de l’horloge tourne, les printemps Se succèdent, le ciel s’empourpre, Les villes changent de nom, et déjà Il n’y a plus de témoin, personne Pour partager nos pleurs, nos souvenirs. Et lentement s’éloignent de nous ces ombres Que nous cessons désormais d’évoquer, Dont le retour nous glacerait d’effroi.
Et voilà qu’un beau jour, nous avons oublié Jusqu’au chemin menant à cette maison perdue Et, suffoquant de honte et de colère, nous y courons.
Mais, comme dans les rêves, tout a changé, hommes, choses, murs. Personne ne nous reconnaît, nous sommes des étrangers. On s’est trompé d’adresse… Et c’est alors Que sonne l’heure la plus amère : nous comprenons Que ce passé ne saurait plus s’inscrire Dans les limites de notre vie présente, Qu’il nous est devenu presque aussi étranger Qu’à notre voisin de palier, que les morts, Nous ne pourrions les reconnaître, et que ceux Dont Dieu nous a autrefois séparés Se sont fort bien passés de nous et même,
Que tout est pour le mieux…
5 février 1945 . Maison sur la Fontanka
Anna Akhmatova 1889-1966
Traduit du russe par Sophie Benech – Éditions Interférences –
Quatrième ou Sixième Élégie du Nord ?
J'ai choisi de conserver à cette Élégie la numérotation qui était la sienne lors de la parution du recueil "La Fuite du Temps", en 1965, - qui n'en publiait que quatre. Dans la présentation de sa traduction récente des "Élégies du Nord", Sophie Benech nous apprend qu'Anna Akhmatova avait exprimé dans ses notes son intention de regrouper sept poèmes à l'intérieur de ce cycle élégiaque.
Et, dans le noble souci de respecter la parole de la poétesse, c'est l'ensemble de ces sept poèmes qu'elle nous offre dans une élégante traduction.
Inévitablement son travail d'historienne devait la conduire à réordonner les textes, ainsi la "Quatrième Élégie" devient-elle la "Sixième".
Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce serait la salle d’attente.
Jules Renard
Ma maison
Je m’invente un pays où vivent les soleils Qui incendient les mers et consument les nuits, Les grands soleils de feu, de bronze ou de vermeil, Les grandes fleurs soleils, les grands soleils soucis, Ce pays est un rêve où rêvent mes saisons, Et dans ce pays-là, j’ai bâti ma maison,
Ma maison est un bois, mais c’est presque un jardin, Qui danse au crépuscule, autour d’un feu qui chante, Où les fleurs bleues se mirent dans un grand lac sans tain, Et leurs images embaument les brises frissonnantes, Aussi folles que l’aube, aussi belles que l’ambre, Dans cette maison-là, j’ai installé ma chambre ;
Ma chambre est une église où je suis à la fois, Si je hante un instant, ce monument étrange, Et le prêtre et le Dieu, et le doute, et la foi, Et l’amour et la femme, et le démon et l’ange. Au ciel de mon église, brûle un soleil de nuit, Dans cette chambre-là, j’y ai couché mon lit ;
Mon lit est une arène ou se mène un combat, Sans merci, sans repos, je repars, tu reviens, Une arène où l’on meurt aussi souvent que ça, Mais où l’on vit, pourtant, sans penser à demain, Où mes grandes fatigues chantent quand je m’endors, Je sais que, dans ce lit, j’ai ma vie, j’ai ma mort.
Je m’invente un pays où vivent les soleils, Qui incendient les mers et consument les nuits, Les grands soleils de feu, de bronze ou de vermeil, Les grandes fleurs soleils, les grands soleils soucis. Ce pays est un rêve où rêvent mes saisons, Et moi dans ce pays, j’ai bâti ta maison…
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy