Rag-waltz

Le ragtime est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.

Alessandro Barrico (‘Novecento : pianiste‘)

… Never play ragtime fast at any time.
Scott Joplin
 
Mais oui, tu connais la musique de Scott Joplin, le ragtime ! Un montage photo bidouillé à la hâte et quelques notes de piano à rouleau et ta mémoire fera le reste :

Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que le célébrissime Royal Ballet de Londres a dansé et danse encore sur les thèmes joyeusement syncopés du ragtime de Scott Joplin et de quelques-uns de ses contemporains du début du XXème siècle.

Kenneth MacMillan 1929-1992

C’est Kenneth MacMillan, alors directeur artistique de la Compagnie depuis 1970, qui, en 1974, réalise ce court spectacle haut en couleur, Elite Syncopations, sortant la troupe des conventions traditionnelles du ballet classique où elle excelle.

Pas d’intrigue véritablement, mais une succession de tableaux aux couleurs vives que l’on pourrait volontiers situer dans un bar douteux du delta du Mississippi au début du siècle dernier.  Les personnages, en tenues flamboyantes, flirtent, se toisent, s’observent les uns les autres et dansent crânement à tour de rôle, chacun montrant à ses rivaux la hauteur de son talent.

Le talent, la scène du Covent Garden en regorgeait déjà le 7 octobre 1974 pour la première…
Le temps ne lui a rien fait perdre : 
 
Juges-en par cette lente et superbe « rag-waltz » dansée il n’y a pas si longtemps par la divine Sarah Lamb et le sémillant Valeri Hristov, « Bethena, a Concert Waltz », morceau écrit par Scott Joplin en 1905.

 

Et plein écran, bien sûr,
pour un grand salut radieux à toute la Compagnie :

Une rentrée « tout sourire »…

I’m all smiles, darlin’ *
You’d be too…

Trois temps d’une valse

Trois soupçons d’improvisation

Trois tonnes de génie

Trois virgules de bonne humeur

Trois musiciens virtuoses

… Et le miracle d’un sourire

Belle rentrée !!!

I’m all smiles

Basse : George Mraz – Batterie : Ray Price – Piano : Oscar Peterson
Studio BBC – Londres – Mars 1971

* Je suis tout sourire, chérie
   tu devrais l’être aussi…

Musique originale et paroles écrites en 1965 par Michael Leonard et Herbert Martin pour la comédie musicale de Broadway, « The Yearling ».

Dans le métro, changeons d’air !

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Antoine Houdar de La Motte (1672-1731)

Mesdames et Messieurs les musiciens du métro,

# agréés ou « sauvages »,
# insupportables faiseurs de bruit qui ne connaissez et ne respectez qu’un son, celui de la pièce dans la sébile,
# ou véritables maestros, ignorés ou en devenir,
# joueurs de guimbarde, de komabue, de mandoloncelle ou autre accordéon gorgé de l’humidité des voyages lointains,
# aussi nombreux et différents que vous soyez, par vos origines, vos cultures musicales ou vos instruments de tous poils,

Chaque jour, tous autant que vous êtes, vous m’obligez à écouter les mille versions, plus ou moins heureuses, et sur tous les tons, de la superbe deuxième valse de la Suite Jazz N°2 de Chostakovitch, avec laquelle vous tenez absolument à accompagner mes voyages, croyant que sa mélodie reconnaissable entre toutes suffira seule à me convaincre de vous accorder mon aumône.

Mise à la mode, il y a près de vingt-cinq ans, par le succès d’un clip publicitaire vantant les vertus d’une compagnie d’assurances, cette valse, composée bien plus tôt par un musicien de génie, vous en avez fait — opportunité « marketing » plutôt que choix artistique — la signature universelle des musiciens de rue. Et, partant, vous ne cessez de la servir en boucle, mouvement perpétuel d’une ritournelle assurément aguicheuse, aux voyageurs aussi distraits que pressés, pièce unique parfois de votre répertoire.

Parce que j’aime la musique et que les musiciens me fascinent, j’écoute toujours vos interprétations, (vous ne me laissez aucun autre choix, en vérité), ravi parfois et agacé souvent — surtout quand un amplificateur nasillard relaie une boîte à rythmes mal bricolée — et toujours je demeure respectueux de votre détresse et attentif à votre talent, quand vous l’exprimez.

Mais, il en va de la musique comme de la gastronomie : le caviar c’est délicieux ! Tous les jours de l’année, et à dose massive, c’est trop ! Beaucoup trop ! Et quand, de surcroît, huit boîtes sur dix sont frelatées… ça devient nocif, indigeste, atroce, mortel. Il faut varier les plats, changer de régime !

Alors aujourd’hui, écoutez donc ma courte prière :

Changez d’air, par pitié !

Changez l’air de votre valse !

Échangez donc la valse de Chostakovitch contre la « Valse aux adieux » de Alfred Schnittke, compositeur russe, lui aussi, et dont la musique « polystylistique » difficilement classable, n’a pas échappé, à l’instar de celle de son grand aîné et modèle, à la critique politique.

Je ne sache pas que la publicité l’ait adoptée, et pourtant… Écoutez-la ! Cette valse débute par les sonorités gracieuses que laisserait entendre une boîte à musique dont on soulève à plaisir le couvercle pour admirer, le temps de quelques mesures, le tourbillon fragile d’une petite danseuse en porcelaine, allégorie de notre nostalgie. Puis, comme le ferait notre imagination, la mélodie, élargissant son mouvement, se déploie pour accompagner le pas tournant du biscuit devenu princesse, avant qu’au dernier temps de la valse le couvercle doucement ne se referme sur notre rêverie.

Apprêtez-vous à être bissés, trissés…!

Moi, je prépare déjà mes pièces de monnaie…

Alfred Schnittke (1934-1998)

Cette valse est extraite de la musique composée par Schnittke en 1976 pour le film d'un metteur en scène russe oublié, Alexandre Zarkhi : "Histoire d'un acteur inconnu".

Kuusi* – Valse avec ton arbre !

*Kuusi : l’épicéa, en finnois ;  en anglais, the spruce.

Jardin d’Albert Khan (www.frawsy.com)

« En argot les hommes appellent les oreilles des feuilles
c’est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique
mais la langue verte des arbres est un argot bien plus ancien
Qui peut savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent des humains »  […]

Jacques Prévert (« Histoires » – 1946)

Clare Hammond – piano

Le compositeur finlandais Jean Sibélius, amoureux inconditionnel de la nature qui lui est également porte ouverte sur la métaphysique, écrit en 1914 cinq pièces pour piano dédiées à quelques arbres qui l’ont inspiré. « Kuusi », mouvement léger de valse nocturne, est la cinquième et dernière de ce recueil, « Les Arbres » – Opus 75.

Sourire de printemps

Chaque expérience de beauté, si brève dans le temps, tout en transcendant le temps, nous restitue chaque fois la fraîcheur du matin du monde.

François Cheng — « Cinq méditations sur la beauté »

Et si nous profitions de l’arrivée imminente du printemps pour échapper un instant à l’insipide ennui et au pessimiste patent de nos temps incertains et nous offrir une petite récréation. Joyeuse, colorée, fraîche et gracieuse… Pas moins !

Elle est si lumineuse notre Swanilda (Natalia Osipova). Et coquine aussi ! Son fiancé s’est épris de Coppélia, la dernière création du vieux Coppélius, fabriquant passionné d’automates qui espère toujours donner une âme à chacune de ses créatures. Jalouse, elle prendra la place de sa rivale mécanique afin de surprendre Frantz, son naïf bienaimé, venu faire sa cour à Coppelia qu’il croit bien vivante.

Tout se terminera dans la bonne humeur, par un mariage évidemment !

Pour l’heure, Swanilda danse quelques variations sur la célèbre valse composée par Léo Delibes pour le non moins célèbre ballet. Elle nargue de son charme et de sa grâce, Coppelia figée, et pour cause, dans l’infini de sa lecture…

Et si nous ne sommes pas pressés de retourner jouer, nous aussi, les automates figés devant la boucle perpétuelle et vaine des débats vulgaires et inutiles de nos politiques pendards et de nos journalistes charognards, nous n’hésiterons pas à rester pour le finale en fête de ce ballet.

Un feu d’artifice de fouettés, sauts, pirouettes et autres entrechats que les prodigieux virtuoses du Bolchoï, danseurs et danseuses, nous offrent avec une élégance rare et une sincère générosité — Ça nous change !

Un bonheur ! S’en priver serait un pêché !

Un air de valse ancienne…

Ô que c’est long d’aimer sans voir ce que l’on aime…
De caresser une ombre et de sourire au mur
Et de s’interroger si l’Autre fait de même
Et se sent dans le cœur je ne sais quel fruit mûr
Qui crève de tristesse et d’espérance extrême.

Paul Valery

Paul Valéry
Corona & Coronilla (Editions de Fallois – P. 147)

Edward Munch (1863-1944) - Separation
Edward Munch (1863-1944) – Separation

En chaque homme résonne, toujours recommencée, la plainte d’Orphée. Cri d’amour, désespéré, désespérant, venu du gouffre de la solitude infligée, cri de détresse d’un cœur qu’on divise, qu’on arrache à lui-même.

Parfois, quand, l’espace d’un souffle, sa poitrine endigue son sanglot, une mélodie inattendue ouvre un chemin vers un vieux souvenir. Ô la tendre nostalgie des sourires perdus ! Le scintillement mouillé d’une lueur d’espérance !

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