Elle viendra – 2 – « Missa in tempore belli »

En hommage au peuple ukrainien

La paix est un chant, la guerre est un long hurlement parmi des cris.

Robert Sabatier – Le livre de la déraison souriante (1991)

… Au milieu desquels, s’élevant des ruines encore fumantes, entre corps déchirés et âmes dévastées, la triste prière – qui se rêverait hymne –  d’une humanité cherchant désespérément le chemin du ciel.

Léa Grundig – « Mères, la guerre est imminente ! » 1936

Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l’homme triste n’a jamais la force de monter jusqu’à Dieu »… Comme on ne prie que dans l’abattement, on en déduira qu’aucune prière jamais n’est parvenue à destination.

Cioran – De l’inconvénient d’être né (Gallimard)

Mais, aussi vaine soit-elle, quand la prière est portée par l’ineffable beauté de la musique, on pourrait bien se surprendre à croire…

Claude VignonLes larmes de Saint-Pierre

L’univers sonore : onomatopée de l’indicible, énigme déployée, infini perçu, et insaisissable… Lorsqu’on vient d’en éprouver la séduction, on ne forme plus que le projet de se faire embaumer dans un soupir.

Cioran – Syllogismes de l’amertume (Gallimard)

§

« Qui tollis peccata mundi »
 « Missa in tempore belli » en Ut majeur de Joseph Haydn

Qui tollis peccata mundi, miserere nobis.
Qui tollis peccata mundi, suscipe deprecationem nostram.
Qui sedes ad dexteram Patris, miserere nobis.
Quoniam tu solus sanctus, tu solus Dominus,
Tu solus Altissimus, Jesu Christe.
Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei Patris,

Toi qui effaces les péchés du monde, aie pitié de nous.
Toi qui effaces les péchés du monde, entends notre prière.
Toi qui sièges à la droite du Père, aie pitié de nous.
Car Toi seul es sacré, Toi seul es le Seigneur,
Toi seul es le Très-Haut Jésus-Christ.
Avec le Saint-Esprit, dans la gloire de Dieu le Père.

§

Joseph Haydn, en cette fin d'année 1796, voit approcher à la fois son soixante-cinquième anniversaire et une possible invasion de l'Autriche par les troupes d'un impétueux général français, un certain Bonaparte. Aussi, exerçant sa mission de Maître de Chapelle des Esterhazy, va-t-il multiplier ses efforts pour exprimer dans la messe annuelle qui lui est commandée les tensions dominantes du moment.

Dans cette messe "latine" qu'il nommera lui-même "Missa in tempore belli", il évoque tout autant le fracas des batailles - avec une puissance et une ardeur que seul Beethoven atteindra, vingt-cinq ans plus tard, dans sa "Missa solemnis" - , que la profondeur de sa foi chrétienne. 

Et si les premiers mouvements de cette "Messe en temps de guerre" affichent sobrement le classicisme de l'époque dans le respect de la tradition de musique sacrée autrichienne, Haydn, en maître de la composition, façonne avec simplicité la matière sonore de chacun d'eux afin que solistes et chœur nous ouvrent les chemins de l'extase.     

Rêve au crépuscule

Le crépuscule du soir, l’heure de tous les accomplissements.

Rainer Maria Rilke

Entre soyeux de la voix  et moelleux du toucher, le lied dans sa plus belle expression harmonique.

Les palais ne sont pas seuls à avoir leurs grands crus…
L’oreille et l’âme ont aussi les leurs…
Elles ont également leurs « caves » de dégustation.

Richard Strauss – « Trois lieder op.29 »
I /  Traum durch die Dämmerung

Weite Wiesen im Dämmergrau;
Die Sonne verglomm, die Sterne ziehn;
Nun geh’ ich hin zu der schönsten Frau,
Weit über Wiesen im Dämmergrau,
Tief in den Busch von Jasmin.

Durch Dämmergrau in der Liebe Land;
Ich gehe nicht schnell, ich eile nicht;
Mich zieht ein weiches, sammtenes Band
Durch Dämmergrau in der Liebe Land,
In ein blaues, mildes Licht.

Otto Julius Bierbaum (1865-1910)

¤

De larges prairies dans le gris crépuscule ;
Le soleil se consume, s’allument les étoiles,
Alors je vais vers la plus belle des femmes
Tout au bout des prairies et du gris crépuscule,
Par-delà les buissons de jasmin.

Dans le gris crépuscule, au pays de l’amour ;
J’avance lentement, je ne me presse pas ;
Le velours d’un doux ruban me tire
Dans le gris crépuscule, au pays de l’amour,
A travers une douce lumière bleutée.

Traduction personnelle (très libre)

La mort de Don Quichotte

– Comment donc ! s’écria don Quichotte, envoie-t-on aussi les musiciens et les chanteurs aux galères ?
– Oui, seigneur, répondit le forçat ; il n’y a rien de pire au monde que de chanter dans le tourment.
– Mais, au contraire, reprit don Quichotte ; j’avais toujours entendu dire, avec le proverbe : « qui chante ses maux enchante ».

Miguel Cervantès – Don Quichotte – Tome I – Chapitre XXII

José Van Dam chante « La mort de Don Quichotte » de Jacques Ibert

Piano: Maciej Pikulski

Ne pleure pas Sancho, ne pleure pas, mon bon,
Ton maître n’est pas mort, il n’est pas loin de toi.
Il vit dans une île heureuse
Où tout est pur et sans mensonges.
Dans l’île enfin trouvée où tu viendras un jour,
Dans l’île désirée, O mon ami Sancho !
Les livres sont brûlés et font un tas de cendres.
Si tous les livres m’ont tué il suffit d’un pour que je vive.
Fantôme dans la vie, et réel dans la mort
Tel est l’étrange sort du pauvre Don Quichotte.

Texte : Alexandre Arnoux (1884-1973)

Les eaux de mon été -8/ Au bord de l’eau…

WhistlerVariations en violet et vert (Musée d’Orsay)

On cogne près de l’âtre, avec un tisonnier, on viole dans la nuit étoilée, on assassine les soirs de pleine lune, et l’aube complice éclaire la fuite du coupable de la nuit… Et pourtant !…

Au coin du feu, sous les étoiles, au clair de lune, dès potron-minet … Il y a des expressions circonstancielles, comme celles-ci, qui, me semble-t-il, se refusent à introduire toute évocation violente ou dramatique ; et qui, a contrario, appellent spontanément à leur suite les images douces et paisibles des bonheurs simples.

Ainsi, qui, après au bord de l’eau, attend-il l’image de ce poisson mort rejeté par les flots ? la plainte désespérée du pêcheur devant son lac devenu infécond ? ou le rappel de la terrible noyade de cette innocente enfant ?

Au bord de l’eau demande au temps une courte pause, un instant de paix loin des tracas du monde, pour, comme dit le poète, « sentir l’amour, devant tout ce qui passe, ne point passer ».

Au bord de l’eau

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser ;
À l’horizon, s’il fume un toit de chaume,
Le voir fumer ;
Aux alentours si quelque fleur embaume,
S’en embaumer ;
[…]
Entendre au pied du saule où l’eau murmure
L’eau murmurer ;
Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,
Le temps durer ;
Mais n’apportant de passion profonde
Qu’à s’adorer,
Sans nul souci des querelles du monde,
Les ignorer ;
Et seuls, tous deux devant tout ce qui lasse,
Sans se lasser,
Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,
Ne point passer !
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Sully Prudhomme
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Au bord de l’eau ! Cette expression, pour ma part, ne peut pas ne pas évoquer, tel un réflexe pavlovien, le souvenir heureux de cette chanson heureuse que chante Jean Gabin dans le célèbre film de Julien Duvivier, « La belle équipe » (1936).
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Une bande de copains au chômage gagne à la loterie nationale et décide d’ouvrir une guinguette en banlieue parisienne, à Nogent, au bord de l’eau. L’équilibre de leur amitié ne résistera pas aux coups du destin et la rivalité amoureuse qui oppose les deux derniers compagnons de l’équipe donnera le coup de grâce à la joyeuse aventure.
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Mais, seuls les bons souvenirs résistent à l’usure du temps. Et mon plaisir est toujours à son comble chaque fois que le hasard m’invite à l’inauguration de cette guinguette populaire pour partager la franche joie collective qui irradie ce beau dimanche ensoleillé… au bord de l’eau.
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♫ ♫ ♫ Quand on s’promène au bord de l’eau… ♫ ♫ ♫
 
 

L’amour heureux du pêcheur

Dans le bref espace d’un lied, Schubert fait de nous les spectateurs de conflits rapides et mortels.    (Franz Liszt)

La musique est ce qui nous aide à être un peu mieux malheureux.   (Cioran)

Non ! Je ne connais pas meilleure manière d’échapper à l’abrutissement de l’incessant tumulte politico-médiatique qui, chaque minute, entraînant chacun de nous dans les affres labyrinthiques de la parole dévoyée, nous étouffe, tels des suppliciés de Dante, sous des vagues de fange, onde nauséabonde pulsée par la force dévastatrice d’intérêts particuliers et d’égos hypertrophiés, que de se livrer, corps et âme, le temps d’un lied, à la grâce d’une poésie simple ondoyant langoureusement sur le rythme fluide d’une mélodie de Schubert.
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Et le choix est immense, n’est-ce pas, quand on sait que ce jeune homme, mort à 31 ans, a composé, outre ses symphonies, ses messes, ses pièces immortelles pour le piano et son admirable musique de chambre, plus de 600 lieder
Tous, certes, ne connaissent pas la même gloire ou le même engouement que les célébrissimes Der Hirt auf dem Felsen (Le pâtre sur le rocher), Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) ou les merveilles du cycle Winterreise (Le voyage d’hiver).
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Mais qu’il est bon de sortir des sentiers battus, fussent-ils d’une incontestable beauté, pour découvrir ou redécouvrir d’autres mélodies moins familières et pourtant aussi parfaites invites à la rêverie romantique.
Dans le frémissement du lied de Schubert, le présent est toujours nostalgique tant la conscience de l’impermanence des choses de la vie s’impose à l’âme sensible.
En créant cette atmosphère musicale particulière autour du poème, Schubert confère aux mots une part supplémentaire de profondeur et de mystère qui les élèvent parfois jusqu’au sublime.
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Pour une fois ne fermons pas les yeux ! Si, à l’évidence, la voix chaude de Matthias Goerne et le piano tout en subtiles et scintillantes ondulations de Elisabeth Leonskaja, suffisent, par leur délicate complicité, à nous emporter loin, bien loin, les yeux clos, ne privons pas notre regard de la magie du voyage. Il devrait trouver, lui aussi, plaisir à se perdre dans les pâles reflets des crépuscules et des clairs de lune immortalisés par quelques peintres du XIXème siècle — pas très connus non plus, pour la plupart, à l’instar de ce lied.
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Rainer Maria Rilke, n’affirmait-il pas au jeune poète Kappus, son correspondant d’un temps, que le crépuscule du soir était l’heure de tous les accomplissements ?
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 .

 L’amour heureux du pêcheur

Là-bas brille
À travers la prairie
Et fait vers moi des signes
Depuis la chambre
De ma bien-aimée,
Une lueur
Aux pâles rayons.

Elle virevolte
Comme un feu follet
Et balance
Doucement,
Son reflet
Dans les cercles
Du lac qui ondule.

Je plonge
Mon regard nostalgique
Dans le bleu
Des vagues,
Et caresse
Le rayon
Brillant réfracté.

Alors je saute
Sur l’aviron,
Et mène
Le bateau
Là-bas
Vers le chemin
Plat et cristallin.

Ma belle bien-aimée
Se glisse discrètement
Hors de
Sa chambre
Et d’une enjambée
Se précipite
Vers moi dans la barque.

Tendrement alors
Le vent
Nous pousse
À nouveau
Vers le lac
Loin des lilas
De la rive.

La brume pâle
Étend son voile
De nuit
Pour nous protéger
Des regards qui espionneraient
Notre silencieux
Et innocent badinage.

Et nous échangeons
Des baisers
Tandis que les vagues
En montant et
En descendant,
Murmurent,
Pour narguer ceux qui écoutent.

Seules les étoiles
Nous épient
De loin
Et inondent
Profondément
Le chemin
Du bateau qui glisse.

Ainsi flottons-nous
Bienheureux
Enveloppés
Par l’obscurité,
Là-haut,
Scintillent
Les étoiles.

Et nous pleurons
Et nous rions,
Et nous nous imaginons
Détachés
De la terre,
Déjà là-haut,
Déjà dans l’autre monde.

« Mon enfant, ma sœur… »

Henri Le Sidaner - Le Bec de Gaz - Nuit bleue 1906
Henri Le Sidaner – Le Bec de Gaz – Nuit bleue 1906

BaudelaireQuand l’invitation nous vient de Baudelaire, lui-même, nous savons déjà que le souvenir que nous garderons du voyage sera inoubliable. Et même, – qui cela surprendrait-il ? –  à défaut de connaître le bonheur d’une réelle traversée, ne céderions-nous pas au plaisir d’en déguster éternellement la proposition ?

Henri Duparc (1848-1933) recadréeQuand Henri Duparc, doté de l’inestimable grâce de savoir draper chaque poème dans une parure mélodique qui lui sied parfaitement, prend soin d’habiller pudiquement cette « Invitation au voyage » d’un délicat voile de peau diaphane et d’en bercer chaque vers au rythme fluide du clapotis crépusculaire, notre monde, définitivement, se nimbe du luxe, du calme, et de la volupté que nous promet ce chimérique là-bas.

Combien de voix enchanteresses nous auront-elles, d’un souffle caressant, inviter aux délices de ce voyage ? Pour parvenir à nous emporter, peu pourtant auront su instiller avec élégance et délicatesse, sous cet épiderme d’harmonie, la « chaude lumière d’hyacinthe et d’or », sève spirituelle dans laquelle aspirent à se fondre, légères et allusives, les subtiles suavités des vers et de la mélodie.

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