Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Sous le Fondaco dei Tedeschi, la gondole vira ; par les petits canaux obscurs, elle glissa vers le Rio di Palazzo. Les cloches de San Giovanni Crisostomo, de San Giovanni Elemosinario, de San Cassiano, de Santa Maria dei Miracoli, de Santa Maria Formosa, de San Lio, accueillaient l’aurore par de joyeux carillons. Les bruits du marché se perdaient dans la salutation des bronzes, avec les odeurs de la pêche, des herbages et du vin. Entre les murailles de marbre et de brique encore endormies, sous le ruban du ciel resplendissait de plus en plus le ruban de l’eau qui, tranchée par le fer de la proue, s’allumait dans la course ; et ce croissant éclat donnait à Stelio l’illusion d’une rapidité flamboyante.
Gabriele D’Annunzio – Le feu – 1900
Mendelssohn : Romance sans paroles Op.30 – #6 – Allegretto Tranquillo
Arrangement & clarinette : Andreas Ottensamer Schumann Quartet et Gunnar Upatnieks (contrebasse)
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Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Age, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux ; cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage. Et le siège d’une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n’est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde ?
Thomas Mann – La mort à Venise – 1912
Mendelssohn : Romance sans paroles Op. 30 – #6* Allegretto tranquillo en fa dièse mineur – « Venezianisches Gondellied »
Veneta Neynska – Piano
*Composée entre 1833 et 1834 et dédiée à Elisa von Woringen
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Lorsque je cherche un autre mot pour exprimer le terme musique, je ne trouve jamais que le mot Venise.
Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d’un tir, disant qu’il lui serait agréable de tirer quelques balles pour « tuer » le Temps. Tuer ce monstre-là, n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? – Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.
Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé l’une d’elles s’enfonça même dans le plafond ; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c’est vous. » Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.
Alors s’inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta : « Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! »
Ton cher amour remémoré me rend si riche
Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien.
Shakespeare (1564-1616) – Sonnet 29 – traduction Robert Ellrodt
William-Shakespeare 1564-1616
Sonnet XXIX
Lorsqu’en disgrâce auprès du monde et du destin, Je suis seul à pleurer sur ce qui m’importune, Et crie en vain mon trouble au ciel sourd et hautain, Et me scrute moi-même, et maudit ma fortune, Je me voudrais celui qui connaît cette chance D’être entouré d’amis et qui semble parfait, Je jalouse son art et sa haute importance, Quand de mes moindres dons je reste insatisfait. Mais lorsqu’en ces dégoûts dont mon cœur se désole, Soudain je pense à toi, mon naturel soucieux Ainsi que l’alouette au point du jour s’envole Hors l’ombre et chante un hymne à la porte des cieux ; …..Car de ton tendre amour l’idée me rend si fort …..Que des rois que j’enviais je méprise le sort.
Traduction :J. F. Berroyer
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Texte original dit par Paterson Joseph
When, in disgrace with fortune and men’s eyes,
I all alone beweep my outcast state,
And trouble deaf heaven with my bootless cries,
And look upon myself and curse my fate,
Wishing me like to one more rich in hope,
Featured like him, like him with friends possessed,
Desiring this man’s art and that man’s scope,
With what I most enjoy contented least;
Yet in these thoughts myself almost despising,
Haply I think on thee, and then my state,
(Like to the lark at break of day arising
From sullen earth) sings hymns at heaven’s gate;
For thy sweet love remembered such wealth brings
That then I scorn to change my state with kings.
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Traduire la poésie est une besogne ardue […].
Traduire Shakespeare, en général, est d’une difficulté supplémentaire.
Mais traduire les sonnets de Shakespeare ! Voilà qui touche à l’absurde.
Pierre-Jean Jouve Shakespeare’s sonnets, version française – Mercure de France, 1969
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Honni de la Fortune, autant des hommes, Je pleure, seul, mon destin de paria, Le Ciel est sourd, en vain je l’importune Je comprends qui je suis, je maudis mon sort
Et envie ceux qui ont quelque espérance J’en voudrais les amis ou l’entregent, J’en rêve le talent. Je ne dédaigne Que ce qui est déjà de mon pouvoir.
Et pourtant ! L’alouette au point du jour Dénie la terre sombre ; et même dans l’état Où je suis, ce mépris, presque, que j’ai de moi, Mon chant de toi monte aux portes du Ciel.
…..Si riche, à me savoir aimé de toi, …..Que j’en mépriserais le sort même des rois.
« Tout misanthrope, si sincère soit-il, rappelle par moments ce vieux poète cloué au lit et complètement oublié, qui, furieux contre ses contemporains, avait décidé qu’il ne voulait plus en recevoir aucun. Sa femme, par charité, allait sonner de temps en temps à la porte. »
On entre dans la poésie de Marie Uguay comme on marche sur une plage du Québec en novembre, la beauté du décor figée dans une saison à venir ou révolue selon l’œil qui l’observe.
maintenant nous sommes assis à la grande terrasse où paraît le soir et les voix parlent un langage inconnu de plus en plus s’efface la limite entre le ciel et la terre et surgissent du miroir de vigoureuses étoiles calmes et filantes
plus loin un long mur blanc et sa corolle de fenêtres noires
ton visage a la douceur de qui pense à autre chose ton front se pose sur mon front des portes claquent des pas surgissent dans l’écho un sable léger court sur l’asphalte comme une légère fontaine suffocante
en cette heure tardive et gisante les banlieues sont des braises d’orange
tu ne finis pas tes phrases comme s’il fallait comprendre de l’œil la solitude du verbe tu es assis au bord du lit et parfois un grand éclair de chaleur découvre les toits et ton corps
Marie Uguay 1955-1981
Marie Uguay est une poétesse québécoise emportée très tôt, à l'âge de 26 ans, par un cancer des os. Elle n'aura eu que le temps de publier deux recueils - 'Signe et rumeur' (1976) et 'L’outre-vie' (1979) ; le troisième, 'Autoportraits' (1982), ne sera publié qu'à titre posthume.
Pour en savoir plus sur cette attachante poétesse montréalaise, lire le bel article que lui a consacré le 30/08/2021 Sébastien Veilleux dans la revue littéraire québécoise 'Les libraires':
'Marie Uguay : L’immortelle'
Reprise augmentée d’un billet publié sur Perles d’Orphée le 08/03/2014
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom.
Arthur Adamov 1908-1970
En 1946, alors âgé de 38 ans, l’écrivain et auteur dramatique Arthur Adamov publie « L’Aveu ». Entre autres outrances et impudeurs, il fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence conjuguée de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une tragique solitude. Isolement d’autant plus fort que ses engagements dans le marxisme-léninisme de l’époque radicalisent son œuvre et, partant, le marginalisent encore.
En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas ? – abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Adamov, cet « empêché de vivre », reprend « L’Aveu », qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… ». Cet ouvrage lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.
Un extrait : « Ce qu’il y a… »
Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.
Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.
Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter », c‘est toujours l’autre, celui qui manque.
Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas ?
Le précédent billet publié en 2014 intégrait une vidéo dans laquelle ce court extrait était dit par Laurent Terzieff avec la sensibilité et le talent incomparables qui le caractérisaient. Hélas, cette vidéo a disparu avec le compte Youtube qui l'avait publiée, et mes recherches pour en trouver trace ont été vaines.
Si, parmi les lecteurs et lectrices de ce blog, quelqu'un ou quelqu'une avait une piste pour faire réapparaître cet enregistrement, même en version audio, puisse-t-il ou elle avoir l'amabilité de me la communiquer ! Cette voix retrouvée, mon bonheur sera aussitôt partagé. Merci !
La beauté est l’antichambre de l’amour, la beauté est la lisière d’un amour dont je ne désespérerai jamais.
Christian Bobin – Mozart et la pluie
Les moments les plus lumineux de ma vie sont ceux où je me contente de voir le monde apparaître. Ces moments sont faits de solitude et de silence. Je suis allongé sur un lit, assis à un bureau ou marchant dans la rue. Je ne pense plus à hier et demain n’existe pas. Je n’ai plus aucun lien avec personne et personne ne m’est étranger. Cette expérience est simple. Il n’y a pas à la vouloir. Il suffit de l’accueillir, quand elle vient.
Un jour tu t’allonges, tu t’assieds ou tu marches, et tout vient sans peine à ta rencontre, il n’y a plus à choisir, tout ce qui vient porte la marque de l’amour. Peut-être même la solitude et le silence ne sont-ils pas indispensables à la venue de ces instants extrêmement purs. L’amour seul suffirait. Je ne décris là qu’une expérience pauvre que chacun peut connaître, par exemple dans ces moments où, sans penser à rien, oubliant même que l’on existe, on appuie sa joue contre une vitre froide pour regarder tomber la pluie. (extrait)
Tout se passe pour la première fois… Mais éternellement !
J.L. Borges
Nous sommes notre mémoire,
Ce musée chimérique de formes inconstantes,
Ce tas de miroirs brisés.
J.L. Borges
Le Bonheur (1981)
Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve. Tout se passe pour la première fois. J’ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c’est la lune, mais que puis-je faire avec un mot et une mythologie ? Les arbres me font peur. Ils sont si beaux. Les animaux tranquilles s’approchent pour que je dise leur nom. Les livres de la bibliothèque n’ont pas de lettres. Quand je les ouvre, elles surgissent. Parcourant l’atlas je projette la forme de Sumatra. Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d’inventer le feu. Dans le miroir, il y a un autre qui guette. Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre. Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille. J’ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage. J’ai rêvé l’épée et la balance. Loué soit l’amour où il n’y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux se donnent. Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer l’enfer. Celui qui descend un fleuve descend le Gange. Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d’un empire. Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César. Celui qui dort est tous les hommes. Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu’on vient de façonner. Rien n’est ancien sous le soleil. Tout se passe pour la première fois, mais éternellement. Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.
ω
La Dicha
El que abraza a una mujer es Adán. La mujer es Eva. Todo sucede por primera vez. He visto una cosa blanca en el cielo. Me dicen que es la luna, pero qué puedo hacer con una palabra y con una mitología. Los árboles me dan un poco de miedo. Son tan hermosos. Los tranquilos animales se acercan para que yo les diga su nombre. Los libros de la biblioteca no tienen letras. Cuando los abro surgen. Al hojear el atlas proyecto la forma de Sumatra. El que prende un fósforo en el oscuro está inventando el fuego. En el espejo hay otro que acecha. El que mira el mar ve a Inglaterra. El que profiere un verso de Liliencron ha entrado en la batalla. He soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago. He soñado la espada y la balanza. Loado sea el amor en el que no hay poseedor ni poseída, pero los dos se entregan. Loada sea la pesadilla, que nos revela que podemos crear el infierno. El que desciende a un río desciende al Ganges. El que mira un reloj de arena ve la disolución de un imperio. El que juega con un puñal presagia la muerte de César. El que duerme es todos los hombres. En el desierto vi la joven Esfinge, que acaban de labrar. Nada hay tan antiguo bajo el sol. Todo sucede por primera vez, pero de un modo eterno. El que lee mis palabras está inventándolas.
Le visage d’Anna Akhmatova est la seule chose magnifique qui nous reste au monde.
Joseph Brodsky (mars 1966, peu après le décès d’Anna Akhmatova)
Chaque poème d’Akhmatova est une scène intimiste et sociale, un jeu de reflets des êtres, des heures, des objets, du souvenir, de leur passage, de leur interrogation, de leur destruction. Un théâtre de toute la vie de tous.
Christian Mouze in « Un chant invaincu » – postface
Quatrième Élégie
Les souvenirs en nous vivent trois âges. Le premier – il semble que c’était hier. L’âme demeure sous leur voûte bénie, Et le corps ravi à leur ombre repose. Le rire vibre encore, les larmes coulent, La tache d’encre est toute fraîche, Et scellant notre cœur, l’empreinte Du dernier baiser – unique, inoubliable…
Mais cela ne dure guère et bientôt, Ce n’est plus une voûte au-dessus de nos têtes, Mais au fond d’un faubourg une maison perdue, Où il fait froid l’hiver et chaud l’été, Habitée d’araignées, couverte de poussière, Où moisissent nos lettres d’amour fou, Où les portraits sournoisement s’altèrent, Où l’on se rend comme sur une tombe, Et au retour, on se lave les mains, Et l’on essuie une larme furtive À ses paupières lourdes, et l’on soupire.
Mais l’aiguille de l’horloge tourne, les printemps Se succèdent, le ciel s’empourpre, Les villes changent de nom, et déjà Il n’y a plus de témoin, personne Pour partager nos pleurs, nos souvenirs. Et lentement s’éloignent de nous ces ombres Que nous cessons désormais d’évoquer, Dont le retour nous glacerait d’effroi.
Et voilà qu’un beau jour, nous avons oublié Jusqu’au chemin menant à cette maison perdue Et, suffoquant de honte et de colère, nous y courons.
Mais, comme dans les rêves, tout a changé, hommes, choses, murs. Personne ne nous reconnaît, nous sommes des étrangers. On s’est trompé d’adresse… Et c’est alors Que sonne l’heure la plus amère : nous comprenons Que ce passé ne saurait plus s’inscrire Dans les limites de notre vie présente, Qu’il nous est devenu presque aussi étranger Qu’à notre voisin de palier, que les morts, Nous ne pourrions les reconnaître, et que ceux Dont Dieu nous a autrefois séparés Se sont fort bien passés de nous et même,
Que tout est pour le mieux…
5 février 1945 . Maison sur la Fontanka
Anna Akhmatova 1889-1966
Traduit du russe par Sophie Benech – Éditions Interférences –
Quatrième ou Sixième Élégie du Nord ?
J'ai choisi de conserver à cette Élégie la numérotation qui était la sienne lors de la parution du recueil "La Fuite du Temps", en 1965, - qui n'en publiait que quatre. Dans la présentation de sa traduction récente des "Élégies du Nord", Sophie Benech nous apprend qu'Anna Akhmatova avait exprimé dans ses notes son intention de regrouper sept poèmes à l'intérieur de ce cycle élégiaque.
Et, dans le noble souci de respecter la parole de la poétesse, c'est l'ensemble de ces sept poèmes qu'elle nous offre dans une élégante traduction.
Inévitablement son travail d'historienne devait la conduire à réordonner les textes, ainsi la "Quatrième Élégie" devient-elle la "Sixième".
Les hommes doués d’une sensibilité excessive, jouissent plus et souffrent plus que les natures moyennes et modérées. J’ai participé à ces excès d’impressions, dans la mesure de mon organisation. Ceux qui sentent plus, expriment plus aussi. Ils sont éloquents, ou poètes. Leurs organes paraissent faits d’une matière plus fragile mais plus sonore que le reste de l’argile humaine. Les coups que la douleur y frappe y résonnent et propagent leurs vibrations dans l’âme des autres. La vie du vulgaire est un vague et sourd murmure du cœur. La vie des hommes sensibles est un cri. La vie du poète est un chant.
L’heure de Toi, l’heure de Nous Ah !… Te le dire à tes genoux, Puis sur ta bouche tendre fondre Prendre, joindre, geindre et frémir Et te sentir toute répondre Jusqu’au même point de gémir… Quoi de plus fort, quoi de plus doux L’heure de Toi, l’heure de Nous ?
Qui croirait, s’il ne les connaît déjà, que ces vers fougueux que l’on imaginerait volontiers dictés par l’exubérance d’un jeune homme bouillant d’amour, sont l’œuvre d’un septuagénaire profondément épris, dans les années 1940, d’une jeune femme de trente ans sa cadette. Mais quel septuagénaire ! Un des plus brillants esprits français du siècle dernier – et d’autres siècles… –, que sa biographe, l’académicienne Dominique Bona, décrit pourtant ainsi : « homme libre passé maitre dans l’art de penser, il applique à la lettre la consigne qu’il s’est donnée de ne jamais s’abandonner à ses émotions sans tenter de les comprendre et de les clarifier, jusque dans ce domaine irrationnel et diabolique : la pulsion érotique…. »
Ce « maître dans l’art de penser », professeur au Collège de France et poète enflammé, n’est autre que le fils spirituel de Mallarmé. Il est l’auteur de « Monsieur Teste », de « La jeune Parque » et du « Cimetière marin » : Paul Valéry lui-même. Mari aimant et père exemplaire, qui n’aura pu, malgré sa détermination à se protéger de ses propres émois, résister aux charmes manipulateurs de la narcissique Jeanne Loviton — alias Jean Voilier, son nom de plume —, femme indépendante au goût prononcé pour les hommes de grande culture. Depuis leur rencontre en 1938, Paul Valéry est dévoré par cet amour impossible qu’il exprime dans mille lettres adressées à Jeanne et cent-cinquante poèmes composés à son intention ; ils « parlent de très haut amour, mais aussi de sexe, de fusion des corps et de communion des âmes, de l’espoir d’être aimé en retour, aussi fort qu’il aime. »(Dominique Bona) Ces poèmes amoureux, « charmants », charmeurs, charnels, pétris de vie, que le poète avait décidé de répartir en deux recueils distincts, « Corona » et « Coronilla » – royal hommage à la femme adorée–, sont à l’extrême opposé de sa poésie d’avant, « officielle », hermétique ; l’inspiration (Valéry détestait le mot) et l’exaltation y entrouvrent les portes du mystère.
Σ
Un jour sans toi vécu ne m’est qu’un jour de fer Qui m’accable d’un poids que mon soupir repousse Et qui s’achève en siècle accompli dans l’enfer
Σ
Paul Valéry (30 oct. 1871 – 20 juil. 1945)
Lorsqu’à Pâques 1945 Jeanne Voilier met fin à cette liaison en annonçant à son vieil amant qu’elle va épouser l’éditeur Robert Denoël avec qui elle entretient une relation intime depuis déjà deux ans, elle ne se soucie pas de savoir qu’elle précipite la mort du philosophe-poète déjà malade.
Le 20 juillet 1945, Paul Valéry très éploré rendra son dernier souffle, le front tendrement caressé par sa fidèle épouse Jeannie.
Deux mois plus tôt, le 22 mai 1945, peu de temps après avoir reçu la terrible nouvelle, le poète malheureux écrivait un dernier poème à Jean Voilier, mélange intime de nostalgie et de prémonition :
« Longueur d’un jour »
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous, Sans que ma main sur tes genoux Allant, venant, te parle à sa manière, Sans que l’autre, dans la crinière Dont j’adore presser la puissance des crins, Gratte amoureusement la tête que je crains… Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche Même l’idée amère et l’ombre du reproche Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux, Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux, Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes… Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort Me devient familière et sourdement me mord. Je suis entr’elle et toi ; je le sens à toute heure. Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure Tu le sais à présent, si tu doutas jamais Que je puisse mourir par celle que j’aimais, Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour, Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
– C’était un rêve, hélas ! – Non, c’était moi, le vent !
LE VENT
Je suis le vent joyeux, le rapide fantôme Au visage de sable, au manteau de soleil. Quelquefois je m’ennuie en mon lointain royaume ; Alors je vais frôler du bout de mon orteil Le maussade océan plongé dans le sommeil. Le vieillard aussitôt se réveille et s’étire Et maudit sourdement le moqueur éternel L’insoucieux passant qui lui souffle son rire Dans ses yeux obscurcis par les larmes de sel. À me voir si pressé, l’on me croirait mortel : Je déchaîne les flots et je plonge ma tête Chaude encor de soleil dans le sombre élément Et j’enlace en riant ma fille la tempête ; Puis je fuis. L’eau soupire avec étonnement : — C’était un rêve, hélas ! — Non, c’était moi, le Vent ! Ici le golfe invite et cependant je passe ; Là-bas la grotte implore et je fuis son repos ; Mais, poète ! comment ne pas aimer l’espace, L’inlassable fuyard qu’on ne voit que de dos Et qui fait écumer nos sauvages chevaux ! Il n’est rien ici-bas qui vaille qu’on s’arrête Et c’est pourquoi je suis le vent dans les déserts Et le vent dans ton cœur et le vent dans ta tête ; Sens-tu comme je cours dans le bruit de tes vers Emportant tes désirs et tes regrets amers ? Les amours, les devoirs, les lois, les habitudes Sont autant de geôliers ! Avec moi viens errer À travers les Saanas des chastes solitudes ! Viens, suis-moi sur la mer, car je te veux montrer Des ciels si beaux, si beaux qu’ils te feront pleurer Et des morts apaisés sur la mer caressante Et des îles d’amour dont le rivage pur Est comme le sommeil d’un corps d’adolescente Et des filles qui sont comme le maïs mûr Et de mystiques tours qui chantent dans l’azur. Tu n’interrompras point cette course farouche ; Tu fuiras avec moi sans t’arrêter jamais ; La vie est une fleur qui meurt dès qu’on la touche Et ceux-là seuls, hélas, sont les vrais bien-aimés Qui se fanent trop tôt sous nos regards charmés. Ici j’éteins le ciel, plus loin je le rallume ; Quand ce monde d’une heure a perdu son attrait Je souffle : le réel s’envole avec la brume Et voici qu’à tes yeux éblouis apparaît L’arc-en-ciel frais éclos sur la jeune forêt ! — Un jour tu me crieras : « Je suis las de ce monde Qui meurt et qui renaît ; je voudrais sur le sein De quelque noble vierge apaisante et féconde Endormir pour longtemps le stérile chagrin De ce cœur enivré de tempête et de vin ! » Alors je soufflerai, rieur, sur ton visage Du pur soleil d’automne et sur l’esquif errant Le frisson vaporeux des pourpres du naufrage ; Et l’aube te verra dormir profondément Sur le sein de la mer illuminé de vent !
Ah ne m’enlevez pas la poésie, elle m’est plus précieuse que la vie, elle est la vie même, révélée, sortie par deux mains d’or des eaux du néant, ruisselante au soleil.
Christian Bobin – « La grande vie » (2014)
A la mémoire de Christian Bobin
parti vers le « Très haut » ce 23 novembre.
Le huitième jour de la semaine (extrait)
Lettre oubliée entre deux pages
Il y a ce soir une douceur semblable à celle qui régnait dans le parc du musée Rodin, le jour où nous sommes allés dans le plus délicieux domaine de Paris : une lumière hésitante enveloppait sa fraîcheur sous des étoffes d’air, comme pour retarder l’instant de périr. On eût dit que quelque chose allait naître, qu’un animal très fin allait traverser l’espace illimité du parc, et que le moindre bruit l’aurait fait fuir à jamais. Je parlais comme à l’accoutumée : beaucoup trop, comme chaque fois que la beauté des choses me fait souvenir de l’émerveillement de vivre, agissant en moi comme une subtile ivresse et rompant ce silence qui me sert dans le monde où je m’ennuie. Vous étiez souriante, attentive simplement à tout ce qui n’était pas vous : les statues, bien sûr, mais aussi le ciel, les arbres, et le souci jamais éteint du tout de la vie. Le huitième jour de la semaine, voyez-vous, ce doit être quelque chose comme cela : un instant où les choses s’effacent dans les fêtes qu’elles annoncent. Dans le musée, il y avait des statues de Camille Claudel. Leur grâce, fiévreuse, était celle du funambule au-dessus de l’abîme. Elles avaient échappé au double enfermement de la famille et de l’asile, subi par leur auteur. Elles disaient quelque chose sur le monde, d’une voix murmurante, douloureuse à entendre. J’ai longtemps retenu près de moi cette image de « la petite châtelaine » : ce visage d’enfant tendu vers le jour comme devant le rideau d’une scène qui tarde à se lever. Un ciel froid touchait ses épaules nues. Songez à ce visage, lorsque la nuit s’en empare : cette enfance ruinée d’un seul coup. Le manque de tout. Le manque du pain et des roses. Comment écrire, comment lire sachant cela, et que le monde se glace chaque jour un peu plus dans le noir de lui-même ? Il n’y a pas de réponse. Peut-être n’est-ce qu’ainsi – dans l’évidence de leur impuissance – que les mots commencent à nous dire quelque chose. Peut-être.
L’amour est comme un peintre qui oublierait – chaque matin, dans son atelier – la vieille histoire du monde, pour saisir une fleur éternelle dans le tremblé de l’air.
Christian Bobin in ‘Lettres d’or’
« Le désir de peindre »
Illustrations : Portraits du Fayoum
Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire!
Je brûle de peindre celle qui m’est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu’elle a disparu !
Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair: c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l’a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l’herbe terrifiée !
Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu et l’impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy