Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
On entre dans la poésie de Marie Uguay comme on marche sur une plage du Québec en novembre, la beauté du décor figée dans une saison à venir ou révolue selon l’œil qui l’observe.
maintenant nous sommes assis à la grande terrasse où paraît le soir et les voix parlent un langage inconnu de plus en plus s’efface la limite entre le ciel et la terre et surgissent du miroir de vigoureuses étoiles calmes et filantes
plus loin un long mur blanc et sa corolle de fenêtres noires
ton visage a la douceur de qui pense à autre chose ton front se pose sur mon front des portes claquent des pas surgissent dans l’écho un sable léger court sur l’asphalte comme une légère fontaine suffocante
en cette heure tardive et gisante les banlieues sont des braises d’orange
tu ne finis pas tes phrases comme s’il fallait comprendre de l’œil la solitude du verbe tu es assis au bord du lit et parfois un grand éclair de chaleur découvre les toits et ton corps
Marie Uguay 1955-1981
Marie Uguay est une poétesse québécoise emportée très tôt, à l'âge de 26 ans, par un cancer des os. Elle n'aura eu que le temps de publier deux recueils - 'Signe et rumeur' (1976) et 'L’outre-vie' (1979) ; le troisième, 'Autoportraits' (1982), ne sera publié qu'à titre posthume.
Pour en savoir plus sur cette attachante poétesse montréalaise, lire le bel article que lui a consacré le 30/08/2021 Sébastien Veilleux dans la revue littéraire québécoise 'Les libraires':
'Marie Uguay : L’immortelle'
Le temps passe par le trou de l’aiguille des heures.
Jules Renard – Journal
Le rêve est la vraie victoire sur le temps.
Jean-Claude Carrière – Entretiens sur la fin des temps
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Géo Norge – Du temps
Dans l’eau du temps qui coule à petit bruit, Dans l’air du temps qui souffle à petit vent, Dans l’eau du temps qui parle à petits mots Et sourdement touche l’herbe et le sable ; Dans l’eau du temps qui traverse les marbres, Usant au front le rêve des statues, Dans l’eau du temps qui muse au lourd jardin, Le vent du temps qui fuse au lourd feuillage Dans l’air du temps qui ruse aux quatre vents, Et qui jamais ne pose son envol, Dans l’air du temps qui pousse un hurlement Puis va baiser les flores de la vague, Dans l’eau du temps qui retourne à la mer, Dans l’air du temps qui n’a point de maison, Dans l’eau, dans l’air, dans la changeante humeur Du temps, du temps sans heure et sans visage, J’aurai vécu à profonde saveur, Cherchant un peu de terre sous mes pieds, J’aurai vécu à profondes gorgées, Buvant le temps, buvant tout l’air du temps Et tout le vin qui coule dans le temps.
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Arthur Rimbaud – Le pont Mirabeau
C’est à pas lents et mesurés qu’il nous faut traverser les saisons de nos souvenirs pour ne surtout pas les déranger. – Au rythme tendrement nostalgique du poème de Barbara Auzou :
Que Dieu me protège ! s’écria Sancho, n’avais-je pas prévenu Votre Grâce de bien prendre garde ? Ne l’ai-je pas avertie que c’étaient des moulins à vent et que, pour s’y tromper, il fallait en avoir d’autres dans la tête ?
Miguel de Cervantès
Don Quichotte
Le chevalier de l’éternelle jeunesse Suivit, vers la cinquantaine, La raison qui battait dans son cœur. Il partit un beau matin de juillet Pour conquérir le beau, le vrai et le juste. Devant lui c’était le monde Avec ses géants absurdes et abjects Et sous lui c’était la Rossinante Triste et héroïque.
Je sais, Une fois qu’on tombe dans cette passion Et qu’on a un cœur d’un poids respectable Il n’y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire, Il faut se battre avec les moulins à vent.
Tu as raison, Dulcinée est la plus belle femme du monde, Bien sûr qu’il fallait crier cela à la figure des petits marchands de rien du tout, Bien sûr qu’ils devaient se jeter sur toi Et te rouer de coups, Mais tu es l’invincible chevalier de la soif Tu continueras à vivre comme une flamme Dans ta lourde coquille de fer Et Dulcinée sera chaque jour plus belle.
Tout se passe pour la première fois… Mais éternellement !
J.L. Borges
Nous sommes notre mémoire,
Ce musée chimérique de formes inconstantes,
Ce tas de miroirs brisés.
J.L. Borges
Le Bonheur (1981)
Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve. Tout se passe pour la première fois. J’ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c’est la lune, mais que puis-je faire avec un mot et une mythologie ? Les arbres me font peur. Ils sont si beaux. Les animaux tranquilles s’approchent pour que je dise leur nom. Les livres de la bibliothèque n’ont pas de lettres. Quand je les ouvre, elles surgissent. Parcourant l’atlas je projette la forme de Sumatra. Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d’inventer le feu. Dans le miroir, il y a un autre qui guette. Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre. Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille. J’ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage. J’ai rêvé l’épée et la balance. Loué soit l’amour où il n’y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux se donnent. Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer l’enfer. Celui qui descend un fleuve descend le Gange. Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d’un empire. Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César. Celui qui dort est tous les hommes. Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu’on vient de façonner. Rien n’est ancien sous le soleil. Tout se passe pour la première fois, mais éternellement. Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.
ω
La Dicha
El que abraza a una mujer es Adán. La mujer es Eva. Todo sucede por primera vez. He visto una cosa blanca en el cielo. Me dicen que es la luna, pero qué puedo hacer con una palabra y con una mitología. Los árboles me dan un poco de miedo. Son tan hermosos. Los tranquilos animales se acercan para que yo les diga su nombre. Los libros de la biblioteca no tienen letras. Cuando los abro surgen. Al hojear el atlas proyecto la forma de Sumatra. El que prende un fósforo en el oscuro está inventando el fuego. En el espejo hay otro que acecha. El que mira el mar ve a Inglaterra. El que profiere un verso de Liliencron ha entrado en la batalla. He soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago. He soñado la espada y la balanza. Loado sea el amor en el que no hay poseedor ni poseída, pero los dos se entregan. Loada sea la pesadilla, que nos revela que podemos crear el infierno. El que desciende a un río desciende al Ganges. El que mira un reloj de arena ve la disolución de un imperio. El que juega con un puñal presagia la muerte de César. El que duerme es todos los hombres. En el desierto vi la joven Esfinge, que acaban de labrar. Nada hay tan antiguo bajo el sol. Todo sucede por primera vez, pero de un modo eterno. El que lee mis palabras está inventándolas.
– C’était un rêve, hélas ! – Non, c’était moi, le vent !
LE VENT
Je suis le vent joyeux, le rapide fantôme Au visage de sable, au manteau de soleil. Quelquefois je m’ennuie en mon lointain royaume ; Alors je vais frôler du bout de mon orteil Le maussade océan plongé dans le sommeil. Le vieillard aussitôt se réveille et s’étire Et maudit sourdement le moqueur éternel L’insoucieux passant qui lui souffle son rire Dans ses yeux obscurcis par les larmes de sel. À me voir si pressé, l’on me croirait mortel : Je déchaîne les flots et je plonge ma tête Chaude encor de soleil dans le sombre élément Et j’enlace en riant ma fille la tempête ; Puis je fuis. L’eau soupire avec étonnement : — C’était un rêve, hélas ! — Non, c’était moi, le Vent ! Ici le golfe invite et cependant je passe ; Là-bas la grotte implore et je fuis son repos ; Mais, poète ! comment ne pas aimer l’espace, L’inlassable fuyard qu’on ne voit que de dos Et qui fait écumer nos sauvages chevaux ! Il n’est rien ici-bas qui vaille qu’on s’arrête Et c’est pourquoi je suis le vent dans les déserts Et le vent dans ton cœur et le vent dans ta tête ; Sens-tu comme je cours dans le bruit de tes vers Emportant tes désirs et tes regrets amers ? Les amours, les devoirs, les lois, les habitudes Sont autant de geôliers ! Avec moi viens errer À travers les Saanas des chastes solitudes ! Viens, suis-moi sur la mer, car je te veux montrer Des ciels si beaux, si beaux qu’ils te feront pleurer Et des morts apaisés sur la mer caressante Et des îles d’amour dont le rivage pur Est comme le sommeil d’un corps d’adolescente Et des filles qui sont comme le maïs mûr Et de mystiques tours qui chantent dans l’azur. Tu n’interrompras point cette course farouche ; Tu fuiras avec moi sans t’arrêter jamais ; La vie est une fleur qui meurt dès qu’on la touche Et ceux-là seuls, hélas, sont les vrais bien-aimés Qui se fanent trop tôt sous nos regards charmés. Ici j’éteins le ciel, plus loin je le rallume ; Quand ce monde d’une heure a perdu son attrait Je souffle : le réel s’envole avec la brume Et voici qu’à tes yeux éblouis apparaît L’arc-en-ciel frais éclos sur la jeune forêt ! — Un jour tu me crieras : « Je suis las de ce monde Qui meurt et qui renaît ; je voudrais sur le sein De quelque noble vierge apaisante et féconde Endormir pour longtemps le stérile chagrin De ce cœur enivré de tempête et de vin ! » Alors je soufflerai, rieur, sur ton visage Du pur soleil d’automne et sur l’esquif errant Le frisson vaporeux des pourpres du naufrage ; Et l’aube te verra dormir profondément Sur le sein de la mer illuminé de vent !
Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre,
Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre,
Le livre que l’on n’écrit pas.
A une muse folle
Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne, Voici que l’hiver sombre attriste la campagne, Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ; C’est le moment de voir le feu briller dans l’âtre ; La bise vient ; j’ai peur de son baiser bleuâtre Pour la peau blanche de tes seins.
Allons chercher tous deux la caresse frileuse. Notre lit est couvert d’une étoffe moelleuse ; Enroule ma pensée à tes muscles nerveux ; Ma chère âme ! trésor de la race d’Hélène, Verse autour de mon corps l’ambre de ton haleine Et le manteau de tes cheveux.
Que me fait cette glace aux brillantes arêtes, Cette neige éternelle utile à maints poètes Et ce vieil ouragan au blasphème hagard ? Moi, j’aurai l’ouragan dans l’onde où tu te joues, La glace dans ton cœur, la neige sur tes joues, Et l’arc-en-ciel dans ton regard.
Il faudrait n’avoir pas de bonnes chambres closes, Pour chercher en janvier des strophes et des roses. Les vers en ce temps-là sont de méchants fardeaux. Si nous ne trouvons plus les roses que tu sèmes, Au lieu d’user nos voix à chanter des poèmes, Nous en ferons sous les rideaux.
Tandis que la Naïade interrompt son murmure Et que ses tristes flots lui prêtent pour armure Leurs glaçons transparents faits de cristal ouvré, Échevelés tous deux sur la couche défaite, Nous puiserons les vins, pleurs du soleil en fête, Dans un grand cratère doré.
À nous les arbres morts luttant avec la flamme, Les tapis variés qui réjouissent l’âme, Et les divans, profonds à nous anéantir ! Nous nous préserverons de toute rude atteinte Sous des voiles épais de pourpre trois fois teinte Que signerait l’ancienne Tyr.
À nous les lambris d’or illuminant les salles, À nous les contes bleus des nuits orientales, Caprices pailletés que l’on brode en fumant, Et le loisir sans fin des molles cigarettes Que le feu caressant pare de collerettes Où brille un rouge diamant !
Ainsi pour de longs jours suspendons notre lyre ; Aimons-nous ; oublions que nous avons su lire ! Que le vieux goût romain préside à nos repas ! Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre, Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre, Le livre que l’on n’écrit pas.
Tressaille mollement sous la main qui te flatte. Quand le tendre lilas, le vert et l’écarlate, L’azur délicieux, l’ivoire aux fiers dédains, Le jaune fleur de soufre aimé de Véronèse Et le rose du feu qui rougit la fournaise Éclateront sur les jardins,
Nous irons découvrir aussi notre Amérique ! L’Eldorado rêvé, le pays chimérique Où l’Ondine aux yeux bleus sort du lac en songeant, Où pour Titania la perle noire abonde, Où près d’Hérodiade avec la fée Habonde Chasse Diane au front d’argent !
Mais pour l’heure qu’il est, sur nos vitres gothiques Brillent des fleurs de givre et des lys fantastiques ; Tu soupires des mots qui ne sont pas des chants, Et tes beaux seins polis, plus blancs que deux étoiles, Ont l’air, à la façon dont ils tordent leurs voiles, De vouloir s’en aller aux champs.
Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure, Tes délires de Muse et mes rêves de fou, Et, comme en te courbant dans un adieu suprême, Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème, Tes bras de femme autour du cou !
Arkhip KUINDZHI – Le reflet de la Lune sur le Dniepr. 1880,
Der Wanderer an den Mond
Ich auf der Erd’, am Himmel du,
Wir wandern beide rüstig zu:
Ich ernst und trüb, du mild und rein,
Was mag der Unterschied wohl sein?
Ich wandre fremd von Land zu Land,
So heimatlos, so unbekannt;
Bergauf, bergab, Wald ein, Wald aus,
Doch bin ich nirgend, ach! zu Haus.
Du aber wanderst auf und ab
Aus Ostens Wieg’ in Westens Grab,
Wallst Länder ein und Länder aus,
Und bist doch, wo du bist, zu Haus.
Der Himmel, endlos ausgespannt,
Ist dein geliebtes Heimatland:
O glücklich, wer, wohin er geht,
Doch auf der Heimat Boden steht!
Johann Gabriel Seidl 1804-1875
Franz Schubert 1797-1828
Benjamin Appl (baryton) chante Schubert :
« Der Wanderer an den Mond » D.870
Au piano : James Baillieu
Le voyageur à la lune
Moi sur la terre, toi dans le ciel, nous suivons notre route d’un pas vif ; moi grave et troublé, toi douce et pure, quelle peut donc être cette différence ?
Étranger, je vais de pays en pays, sans patrie, inconnu de tous ; par monts et par vaux, par forêts et prairies, mais nulle part, hélas, je ne suis chez moi.
Toi, en revanche, tu sillonnes le monde du berceau du couchant au tombeau du levant, tu flottes au firmament d’innombrables pays, et tu es pourtant chez toi là où tu es.
Le ciel, qui s’étend à l’infini, est ton foyer chéri : heureux celui qui, quel que soit son but, foule toujours le sol de sa patrie !
Publiée (version audio) sur "Perles d'Orphée" le 18/05/2013
sous le titre "Le rythme du silence"
Supervielle semble à jamais mal déplié dans son temps, hors d‘âge, hors des tumultes. Indifférent aux mouvements qui secouent la poésie contemporaine, surréalisme ou autre, il demeure classique, définitivement peu curieux de la modernité. Des échos de sa voix se retrouvent pourtant chez Philippe Jaccottet, et Yves Bonnefoy.
Son petit hublot de ciel donnait sur lui-même et ses fantômes intérieurs. Mais il avait choisi de vivre suivant sa devise :
« Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ? ».
Gil Pressnitzer
≅
Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil… Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)
Bobèche, adieu ! bonsoir, Paillasse ! arrière, Gille ! Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin, Place ! très grave, très discret et très hautain, Voici venir le maître à tous, le clown agile.
Plus souple qu’Arlequin et plus brave qu’Achille, C’est bien lui, dans sa blanche armure de satin ; Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain, Ses yeux ne vivent pas dans son masque d’argile.
Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents, Cependant que la tête et le buste, élégants, Se balancent sur l’arc paradoxal des jambes.
Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid, La canaille puante et sainte des Iambes, Acclame l’histrion sinistre qui la hait.
Première publication sur « Perles d’Orphée » le 7/01/2013
Le mot
Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites ! Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes ; TOUT, la haine et le deuil ! Et ne m’objectez pas que vos amis sont sûrs Et que vous parlez bas. Écoutez bien ceci : Tête-à-tête, en pantoufle, Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle, Vous dites à l’oreille du plus mystérieux De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux, Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire, Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre, Un mot désagréable à quelque individu. Ce MOT — que vous croyez qu’on n’a pas entendu, Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre — Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ; Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ; Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, De bons souliers ferrés, un passeport en règle ; Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ; Il suit le quai, franchit la place, et cætera Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues, Et va, tout à travers un dédale de rues, Droit chez le citoyen dont vous avez parlé. Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé, Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe, Entre, arrive et railleur, regardant l’homme en face Dit : « Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel. » Et c’est fait ! Vous avez un ennemi mortel.
Oui la fraternité au cœur. Celui qui nous a quittés à trente-et-un ans est notre frère pour l’éternité. Sa poésie est une source pure ; elle est à la source de nos propres chants. C’est bien en nous abreuvant à ces vers inimitables qu’un jour nous avons osé faire entendre ce qui jaillissait de nos entrailles.
François Cheng
(En écho au livre de Jean Lavoué : « René Guy Cadou, La fraternité au cœur » – Éditions L’enfance des arbres, 2019)
L’alphabet de la mort
O mort parle plus bas on pourrait nous entendre Approche-toi encore et parle avec les doigts Le geste que tu fais dénoue les liens de cendres Et ces larmes qui font la force de ma voix
Je te reconnais bien. C’est ton même langage Les mains que tu croisais sur le front de mon père Pour toi j’ai délaissé les riches équipages Et les grands chemins bleus sur le versant des mers.
Nous allons enlacés dans les brumes d’automne Au fond des rues éteintes où tourne le poignard Et jusqu’aux étangs noirs où ne viendra personne O mort pressons le pas le ciel est en retard
C’est à tous les amis que j’offre ma poitrine A tous ceux qui font l’air et la bonne chaleur Après ça laissez-moi rouler sous les collines L’ombre des animaux ne m’a jamais fait peur.
Flamme qui me retiens je souffle ta lumière Et ces joues colorées qui rallument ma faim Je glisse lentement. c’est assez douces pierres Soulevez mes poumons que je respire enfin.
Chaque poème de Roberto Juarroz est une surprenante cristallisation verbale : le langage réduit à une goutte de lumière.
Octavio Paz (cité par Gil Pressnitzer)
Un poème sauve un jour.
Plusieurs poèmes pourront-ils sauver la vie entière ?
Ou suffit-il d’un seul ?
Roberto Juarroz (Treizième poésie verticale)
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Éteindre la lumière, chaque nuit, est comme un rite d’initiation : s’ouvrir au corps de l’ombre, revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis : se rappeler que toute lumière est une enclave transitoire.
Dans l’ombre, par exemple, les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours. Il faut les remplacer un à un. Et plus tard effacer tous les noms. Et même finir par changer tout le langage et articuler le langage de l’ombre.
Éteindre la lumière, chaque nuit, rend notre identité honteuse, broie son grain de moutarde dans l’implacable mortier de l’ombre.
Comment éteindre chaque chose ? Comment éteindre chaque homme ? Comment éteindre ?
Éteindre la lumière, chaque nuit, nous fait palper les parois de toutes les tombes. Notre main ne réussit alors qu’à s’agripper à une autre main. Ou, si elle est seule, elle revient au geste implorant de raviver l’aumône de la lumière.
Peux-tu me vendre l’air qui passe entre tes doigts et fouette ton visage et mêle tes cheveux ? Peut-être pourrais-tu me vendre cinq pesos de vent, ou mieux encore me vendre une tempête ? Tu me vendrais peut-être la brise légère, la brise (oh, non, pas toute !) qui parcourt dans ton jardin tant de corolles, dans ton jardin pour les oiseaux, dix pesos de brise légère ?
Le vent tournoie et passe
dans un papillon.
Il n’est à personne, à personne.
Et le ciel, peux-tu me le vendre, le ciel qui est bleu par moments ou bien gris en d’autres instants, une parcelle de ton ciel que tu as achetée, crois-tu, avec les arbres de ton jardin, comme on achète le toit avec la maison ? Oui, peux-tu me vendre un dollar de ciel, deux kilomètres de ciel, un bout – celui que tu pourras – de ton ciel ?
Le ciel est dans les nuages.
Les nuages qui passent là-haut
ne sont à personne, à personne.
Peux-tu me vendre la pluie, l’eau qui t’a donné tes pleurs et te mouille la langue ? Peux-tu me vendre un dollar d’eau de source, un nuage au ventre rond, laineux et doux comme un agneau, ou l’eau tombée dans la montagne, ou l’eau des flaques abandonnées aux chiens, ou une lieue de mer, un lac peut-être, cent dollars de lac ?
L’eau tombe et roule.
L’eau roule et passe.
Elle n’est à personne, non.
Peux-tu me vendre la terre, la nuit profonde des racines ; les dents des dinosaures, la chaux éparse des squelettes lointains ? Peux-tu me vendre des forêts enfouies, des oiseaux morts, des poissons de pierre, le soufre des volcans, un milliard d’années montant en spirale ? Peux-tu me vendre la terre, peux-tu me vendre la terre, peux-tu ?
Ta terre est aussi bien ma terre
Tous passent, passent sur son sol.
Il n’est à personne, à personne.
Nicolas Guillen (1902-1989)
Nicolas Guillen ou l’incarnation poétique du métissage cubain
Boris Courret
¿Puedes?
¿Puedes venderme el aire que pasa entre tus dedos y te golpea la cara y te despeina? ¿Tal vez podrías venderme cinco pesos de viento, o más, quizás venderme una tormenta? ¿Acaso el aire fino me venderías, el aire (no todo) que recorre en tu jardín corolas y corolas, en tu jardín para los pájaros, diez pesos de aire fino?
El aire gira y pasa en una mariposa. Nadie lo tiene, nadie.
¿Puedes venderme cielo, el cielo azul a veces, o gris también a veces, una parcela de tu cielo, el que compraste, piensas tú, con los árboles de tu huerto, como quien compra el techo con la casa? ¿Puedes venderme un dólar de cielo, dos kilómetros de cielo, un trozo, el que tú puedas, de tu cielo?
El cielo está en las nubes. Altas las nubes pasan. Nadie las tiene, nadie.
¿Puedes venderme lluvia, el agua que te ha dado tus lágrimas y te moja la lengua? ¿Puedes venderme un dólar de agua de manantial, una nube preñada, crespa y suave como una cordera, o bien agua llovida en la montaña, o el agua de los charcos abandonados a los perros, o una legua de mar, tal vez un lago, cien dólares de lago?
El agua cae, rueda. El agua rueda, pasa. Nadie la tiene, nadie.
¿Puedes venderme tierra, la profunda noche de las raíces; dientes de dinosaurios y la cal dispersa de lejanos esqueletos? ¿Puedes venderme selvas ya sepultadas, aves muertas, peces de piedra, azufre de los volcanes, mil millones de años en espiral subiendo? ¿Puedes venderme tierra, puedes venderme tierra, puedes?
La tierra tuya es mía. Todos los pies la pisan. Nadie la tiene, nadie.
Poésie cubaine du XXème siècle (Patiño, 1997) – Traduction de l’espagnol par Claude Couffon.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy