Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Nous pouvons discuter le tango et nous le discutons, mais il renferme, comme tout ce qui est authentique, un secret.
Jorge Luis Borges
Pour moi, le domaine d’élection du tango a toujours été l’oreille plutôt que les pieds.
Astor Piazzolla
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Chloe Chua (violon) & Kevin Loh (guitare)
Astor Piazzolla – « Café 1930 » (« Histoire du Tango – II »)
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« Le tango nous offre à tous un passé imaginaire » disait encore Borges que le sujet passionnait. (« Que les sujets » devrais-je écrire : le tango… et l’imaginaire !).
A n’en pas douter, eu égard à leur très jeune âge, ce n’est qu’à travers les récits, les documents historiques et les partitions que ces deux très jeunes musiciens d’exception ont découvert le tango et son époque. Peut-être même n’avaient-ils jamais entendu le mot « bordel » auparavant… ? Mais cette connaissance, aussi développée soit-elle, même associée à l’excellence de la technique instrumentale, saurait-elle seule suffire à insuffler à une interprétation musicale autant de profondeur et d’authenticité expressive ?
Je veux croire que c’est dans ce « passé » qui, à l’évidence, n’appartient ni à leur génération ni à leur culture, – « imaginaire » donc – qu’ils puisent, au-delà d’eux mêmes, la justesse de leur captivante interprétation. Quelle plus belle manière de transmettre « L’Histoire du Tango » racontée en musique par l’un de ses plus fervents admirateurs et serviteurs, Astor Piazzolla.
Le temps est la substance dont je suis fait.
Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve ;
c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ;
c’est un feu qui me consume, mais je suis ce feu.
Jorge-Luis Borges – « Nouvelle réfutation du temps » (1947)
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Par indécision, par négligence ou pour d’autres raisons, je ne me suis pas marié et maintenant je vis seul. Je ne souffre pas de la solitude ; il est déjà suffisamment difficile de se supporter soi-même et ses manies. Je constate que je vieillis ; un signe qui ne trompe pas est le fait que les nouveautés ne m’intéressent pas ni ne me surprennent, peut-être parce que je me rends compte qu’il n’y a rien d’essentiellement nouveau en elles et qu’elles ne sont tout au plus que de timides variantes.
Jorge-Luis Borges – « Le livre de sable »
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Je vous propose une citation de Saint-Augustin. Elle me paraît très appropriée. Il a écrit : …. — « Qu’est-ce que le temps ? Si l’on ne me pose pas la question, je sais ce qu’est le temps. Si l’on me pose la question, je ne le sais plus. »
J’éprouve un sentiment identique en ce qui concerne la poésie.
Jorge-Luis Borges (« L’Art de la poésie »)
Borges (1899-1986) Photo by Ulf Andersen / Getty Images
Je vous propose une citation de Saint-Augustin. Elle me paraît très appropriée.
Il a écrit :
— … Qu’est-ce que le temps ? Si l’on ne me pose pas la question, je sais ce qu’est le temps. Si l’on me pose la question, je ne le sais plus.
J’éprouve un sentiment identique en ce qui concerne la poésie.
Jorge-Luis Borges (1899-1986)
in « L’Art de la poésie » (Six conférences à Harvard -1967)
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Art poétique
Voir que le fleuve est fait de temps et d’eau, Penser du temps qu’il est un autre fleuve, Savoir que nous nous perdons comme un fleuve Et que les destins s’effacent comme l’eau.
Voir que la veille est un autre sommeil Qui se croit veille, et savoir que la mort Que notre chair redoute est cette mort De chaque nuit, que nous nommons sommeil.
Voir dans le jour, dans l’année, un symbole De l’homme, avec ses jours et ses années ; Et transmuer l’outrage des années En musique, en rumeur, en symbole.
Faire de mort sommeil, du crépuscule Un or plaintif, voilà la poésie Pauvre et sans fin. Revient la poésie Comme chaque aube et chaque crépuscule.
Parfois le soir, il émerge un visage Qui nous épie de l’ombre d’un miroir ; J’imagine que l’art ressemble à ce miroir Qui nous révèle notre propre visage.
On nous dit qu’Ulysse, fatigué de merveilles, Sanglota de tendresse en voyant son Ithaque Modeste et verte. L’art est cette Ithaque, Verte d’éternité et non pas de merveilles.
Il est aussi le fleuve sans fin Qui passe et demeure, et reflète le même Inconstant Héraclite, le même Mais autre, tel le fleuve sans fin.
Jorge Luis Borges – 1960 – traduit par Nestor Ibarra
Arte poética
Mirar el río hecho de tiempo y agua y recordar que el tiempo es otro río, saber que nos perdemos como el río y que los rostros pasan como el agua.
Sentir que la vigilia es otro sueño que sueña no soñar y que la muerte que teme nuestra carne es esa muerte de cada noche, que se llama sueño.
Ver en el día o en el año un símbolo de los días del hombre y de sus años, convertir el ultraje de los años en una música, un rumor y un símbolo,
Ver en la muerte el sueño, en el ocaso un triste oro, tal es la poesía que es inmortal y pobre. La poesía vuelve como la aurora y el ocaso.
A veces en las tardes una cara nos mira desde el fondo de un espejo; el arte debe ser como ese espejo que nos revela nuestra propia cara.
Cuentan que Ulises, harto de prodigios, lloró de amor al divisar su Itaca verde y humilde. El arte es esa Itaca de verde eternidad, no de prodigios.
También es como el río interminable que pasa y queda y es cristal de un mismo Heráclito inconstante, que es el mismo y es otro, como el río interminable.
Le Tango est foncièrement baroque : L’esprit classique avance droit devant lui, l’esprit baroque s’offre des détours malicieux, délicieux. Ce n’est pas qu’il veuille arriver plus vite. Ce n’est même pas qu’il veuille arriver. C’est qu’il veut jouir du voyage.
Alicia Dujovne Ortiz – journaliste, poétesse et romancière argentine
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Par cette rusticité animale qui la rend plus lourde et plus fragile que sa cadette d’acier, la corde baroque – tresse subtile des boyaux d’un mouton – confère à l’instrument qu’elle grée une sonorité toute particulière, aigre, grinçante, boudeuse parfois, mais tout autant chaude, ronde et bienveillante.
Ainsi, agrégé dans cette irréductible osmose entre la blessure et l’onguent, le chant du violon et du violoncelle baroques se dote-t-il de cette expression charnelle si profondément humaine.
Comment s’étonner que le Tango s’en empare, qui, par vocation, danse dans un frisson macabre, nous donnant, comme le dit Borges, « l’impression, de manière tragique, d’avoir trouvé la mort en nous battant à un coin de rue du faubourg » ?
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Por entre la cadencia de tu musica queda Yo palpo la dureza viva del arrabal, Como por entre una vaina de seda La hoja de un puña.*
Fernán Silva Váldes (1887-1975) – Poète et romancier uruguayen
in « El Tango » – 1921
* A travers la cadence de ta musique Je palpe la cruauté vive du faubourg Comme à travers un fourreau de soie, La lame du poignard.
Le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde ; elle est l’image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel sans cesse elle va se perdre.
Madame de Staël
[…]
Apaisé, je médite au bord du gouffre amer ;
J’aime ce bruit sauvage où l’infini commence ;
La nuit, j’entends les flots, les vents, les cieux, la mer ;
Je songe, évanoui dans cette plainte immense.
Victor Hugo – « Les quatre vents de l’esprit » XXXIII
Uehara Konen – Vague 1910
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A tout seigneur tout honneur ! C’est donc à toi, Mer, et à toi seule, source originelle unique de toutes les eaux, que ce dernier billet de la série « Leseaux de mon été » se devait de rendre hommage.
Cette révérence, je la souhaitais d’abord littéraire et poétique, mais quels mots, parmi ceux de « quelques marins qui se sont mis à écrire et de quelques écrivains qui surent naviguer »*, aurais-je dû choisir pour dresser ton portrait que chaque instant métamorphose ? Ceux de Melville embarqué sur le Pequod… de Stevenson depuis le pont de l’Hispaniola… d’Hemingway aux prises avec son héroïque marlin… ? Peut-être les mots de Chateaubriand né sous le signe des tempêtes… de Joseph Conrad, éternel « exilé en plein océan »… de Pierre Loti, « pêcheur d’Islande »… ? Peut-être encore les vers d’Homère, ceux de Verhaeren, de Victor Hugo… ou enfin ceux, inoubliables, de ce « bateau ivre » qui « suivi[t], des mois pleins, pareille aux vacheries / Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, / Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs » ?
Les propositions étaient innombrables, Mer, – à la mesure de l’immense fascination que tu exerces. Alors j’ai simplement choisi d’emprunter à un jeune poète argentin, inconnu mais prometteur, ses premiers vers. Il te les avait dédiés dans un poème au titre sans équivoque : « Hymne à la Mer ». Quand il les écrit, en 1918, il a 19 ans, l’âge des enthousiasmes et des exaltations, un esprit envahi par le goût immodéré des mots, et la tête remplie d’une inépuisable imagination. Lire est pour lui une infinie passion. La poésie lui pend au cœur, et il déclame à loisir les « Feuilles d’herbe » de Walt Whitman. Forte est la tentation d’imiter le maître… Son nom ? Jorge-Luis Borges !
Et toi mer ! à toi aussi je m’abandonne, je devine tes intentions,
Je repère du rivage l’appel de tes doigts anguleux,
J’imagine que tu ne te résignes pas à repartir sans m’avoir touché,
Il faut que nous ayons une explication tous les deux, j’ôte mes
vêtements, vite ! j’échappe aux regards de la terre,
Coussine-moi doucement, balance-moi dans la torpeur de ton ressac,
Mouille-moi d’humidité amoureuse, je te paierai en retour.
Walt Whitman – « Feuilles d’Herbe » 22 – (Grasset – Les Cahiers Rouges — P. 55) Traduction : Jacques Darras
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Couverture de la partition de La Mer– Claude Debussy – 1905
Je voulais également que cet hommage fût musical. Quelle musique alors pour accompagner ce poème enfiévré du jeune Borges, pour représenter les amplitudes de tes variations et mimer le souffle des vents qui te meuvent ? Les généreuses évocations de tes tempêtes par Vivaldi… ? Les allégories symphoniques qu’ont brossées de toi les grands compositeurs tels que Sibélius, Glazunov, Bax, Mendelssohn… ? Ou l’une des mille autres merveilleuses partitions, connues ou confidentielles, mais toutes imprégnées des frais bonheurs que tu sais nous offrir autant que des angoisses et des drames que tes flots nous infligent ? – J’ai même imaginé chanter cet Hymne depuis le fond d’une « Barque sur l’Océan » dont Ravel aurait tenu les rames. J’aurais décidément écouté, cet été comme jamais, mille et une représentations musicales des humeurs de tes eaux, ô Mer ensorcelante !
Aucune œuvre, cependant, autre que l’inégalable esquisse symphonique que te dédia Claude Debussy – « La Mer » -, en 1905, ne m’a semblé rentrer en aussi parfaite harmonie avec la houle lyrique et passionnée de ce poème de jeunesse. Et quel plaisir de confondre dans une même écume ces génies si différents venus d’horizons si divers…
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Émile Nolde
Enfin fallait-il, pour que fût complète mon admirative évocation, que la couleur et les formes vinssent encore se mêler aux délices métaphoriques des mots et aux caresses polychromes des sons. Tes turbulences et tes éclats, à l’évidence, ont également inspiré des légions de peintres, et parmi eux les plus grands.
Alors, une fois encore, Mer infinie, me suis-je trouvé confronté à l’affreux plaisir du choix. Lequel de ces tableaux brossait-il de toi le profil que je choisirais pour répondre à ce vers ? Quel coloriste avait-il trouvé le ton juste à mes yeux qui me ferait décider de la concordance de telle toile avec le moment du poème ? La qualité d’un hommage, je le sais, est intimement liée aux choix ingrats de son auteur ; par chance, pas sa sincérité.
* Simon Leys – « La mer dans la littérature française » (Anthologie de Rabelais à Pierre Loti)
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Voici donc, Mer obsédante, « Mer toujours recommencée », par ce très libre (et très imparfait) collage vidéo, mon hommage d’un été.
Hymne à la Mer
Pour Adriano del Valle
J’ai désiré un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues qui crient ; A la Mer quand le soleil tel un étendard écarlate dans ses eaux flamboie ; A la Mer quand elle embrasse les seins dorés des plages vierges qui assoiffées attendent ; A la Mer quand ses hordes hurlent, quand les vents lancent leurs blasphèmes, Quand brillent dans ses eaux d’acier la lune brunie et sanglante ; A la Mer quand sur elle verse sa tristesse sans fond la coupe d’étoiles.
Aujourd’hui je suis descendu de la montagne à la vallée et de la vallée jusqu’à la Mer. Le chemin fut long comme un baiser. Les amandiers lançaient des fuseaux bleutés d’ombre sur la route et, à la fin de la vallée, le soleil Cria des Golcondes vermeils sur ta glauque forêt : Abîme ! Frère, Père, Bien-aimé…! J’entre dans le jardin énorme de tes eaux et je nage loin de la terre. Les vagues viennent, avec leurs fragiles cimiers d’écume En fugue vers la catastrophe. Vers la côte, avec leurs crêtes rouges, avec leurs maisons géométriques, avec leurs palmiers nains, qui sont devenus absurdes et livides comme des souvenirs figés ! Je suis avec toi, Mer ! Et mon corps tendu comme un arc lutte contre tes muscles impétueux. Toi seule existes. Mon âme rejette tout son passé Comme un ciel arctique qui s’effeuille en flocons errants ! Oh instant de plénitude magnifique ; Avant de te connaître, Mer fraternelle, j’ai longuement vagué dans d’errantes rues bleues aux oriflammes de lanternes Et dans la mi-nuit sacrée j’ai tissé des guirlandes De baisers sur des chairs et des lèvres qui s’offraient, Solennelles de silence, Dans une floraison Sanglante…
Mais aujourd’hui je fais don aux vents de toutes ces choses révolues, révolues… Toi seule existes. Athlétique et nue. Seul ce souffle frais et ces vagues, et les coupes d’azur, et le miracle des coupes d’azur. ( J’ai rêvé d’un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues haletantes.) Je désire encor te créer un poème Avec la cadence adamique de ta houle, Avec ton souffle salin originel, Avec le tonnerre des ancres sonores des Thulés ivres de lumière et de lèpre, Avec des cris de marins, des lumières et des échos De crevasses abyssales Où tes vives mains monacales constamment caressent les morts…
Un hymne Constellé d’images rouges luminescentes. O Mer ! ô mythe ! ô soleil ! ô lit profond ! Et je ne sais pourquoi je t’aime. Je sais que nous sommes très vieux, Que nous nous connaissons depuis des siècles tous les deux. Je sais que dans tes eaux vénérables et riantes s’est embrasée l’aurore de la vie. (Dans la cendre d’un soir de fièvre j’ai dans ton sein vibré pour la première fois.) O Mer protéenne, je suis sorti de toi. Tous les deux enchaînés et nomades ; Tous les deux avec une soif intense d’étoiles ; Tous les deux avec espoir et désillusions ; Tous les deux air, lumière, force, ténèbres ; Tous les deux avec notre vaste désir et tous les deux avec notre grande misère .
Jorge-Luis Borges (1899-1986)
Premier poème, écrit « maladroitement » [sic] dans le style de Walt Whitman, et publié en Espagne en 1921
Toute œuvre qui nous donne le sentiment de la qualité artistique relie aussi au monde les profondeurs qu’elle exprime ; toute œuvre qui nous atteint par là témoigne d’une part victorieuse de l’homme, fût-il un homme fasciné.
J’étais, je suis toujours, l’homme de la tribu. L’aube approchait. Couché dans mon coin de caverne je luttais pour plonger aux sombres eaux du rêve. Des spectres d’animaux traînant des dards brisés ajoutaient à l’horreur des ténèbres. Pourtant je pressentais une faveur : telle promesse tenue, ou la mort d’un rival sur la montagne, ou peut-être l’amour, une pierre magique… J’avais reçu cela, j’en suis sûr, puis je l’ai perdu. Mon souvenir rongé de millénaires ne garde que cette nuit-là, que son matin. J’étais désir, j’étais attente, j’étais peur. Soudain j’entends la sourde voix interminable d’un troupeau traversant l’aube. Je lâche tout, mon arc de chêne lourd, les flèches qui se fixent. Je cours à la crevasse au fond de la caverne et je les vois alors, braise rousse, les cornes cruelles, l’échine montueuse, le poil noir comme l’œil lugubre aux aguets. Ils étaient des milliers. Je me dis : Les bisons ! C’est un mot qui jamais jusqu’alors n’avait passé mes lèvres, mais aussitôt j’ai su que c’était bien leur nom. J’étais aveugle jusque-là, je n’étais pas au monde avant de voir les bisons de l’aurore. Je ne permis à personne de profaner ce flot pesant de bestialité divine, d’ignorance, d’orgueil, d’astrale indifférence. Un chien mourut sous eux ; ils auraient écrasé des hommes, des tribus. Ma caverne rejointe, l’ocre et le vermillon traceraient leur image. Ils furent dieux par la prière et les victimes. Je n’ai pas prononcé le nom d’Altamira. Innombrables furent mes formes et mes morts.
Jorge Luis Borges – in « L’or des tigres » – Mis en vers français par Ibarra (Poésie/Gallimard)
L'éditeur ou le traducteur ajoute en note la pertinente remarque suivante :
"Premier et pénultième vers : si Borges avait été, était toujours, l'homme d'une tribu française, c'est le nom de Lascaux qu'il n'aurait pas prononcé."
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Les bisons de la grotte ornée d’Altamira, en Espagne
En souvenir d’une impossible histoire d’amour… …………….. … ou de l’histoire d’un amour impossible !
En souvenir du plus beau des instants, point d’orgue de l’univers entier, celui où les mains se rencontrent.
Les causes
Les crépuscules et les générations. Les jours dont aucun ne fut le premier. La fraîcheur de l’eau dans la gorge D’Adam. L’ordre du paradis. L’œil déchiffrant les ténèbres. L’amour des loups à l’aube. La parole. L’hexamètre. Le miroir. La tour de Babel et l’arrogance. La lune que regardaient les Chaldéens. Les sables innumérables du Gange. Tchouang-tseu et le papillon qui le rêve. Les pommes d’or des îles. Les pas du labyrinthe vagabond. La toile infinie de Pénélope. Le temps circulaire des stoïques. La monnaie dans la bouche du mort. Le poids de l’épée sur la balance. Chaque goutte d’eau dans la clepsydre. Les aigles, les fastes, les légions. César le matin de Pharsale. L’ombre des croix sur la terre. Les échecs et l’algèbre du Persan. Les traces des longues migrations. La conquête des royaumes avec l’épée. La boussole incessante. La mer ouverte. L’écho de la pendule dans la mémoire. Le roi exécuté à la hache. La poussière incalculable des armées. La voix du rossignol au Danemark. La ligne scrupuleuse du calligraphe. Le visage du suicidaire dans la glace. La carte du joueur. L’or vorace. Les formes du nuage dans le désert. Chaque arabesque du kaléidoscope. Chaque remords et chaque larme. Il a fallu toutes ces choses Pour que nos mains se rencontrent.
Jorge Luis Borges
in « Poèmes d’amour » – traduction de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle – Gallimard, 2014.
Las Causas
Los ponientes y las generaciones. Los días y ninguno fue el primero. La frescura del agua en la garganta De Adán. El ordenado Paraíso. El ojo descifrando los colores. La palabra. El hexámetro. El espejo. El amor de los lobos en el alba. La Torre de Babel y la soberbia. El sol como un león sobre la arena. Las arenas innúmeras del Ganges. Chuang-Tzu y la mariposa que lo sueña. Las manzanas de oro de las islas. Los pasos del errante laberinto. El infinito lienzo de Penélope. El tiempo circular de los estoicos. La moneda en la boca del que ha muerto. El peso de la espada en la balanza. Cada gota de agua en la clepsidra. César en la mañana de Farsalia. Los fastos, los trofeos, los ejércitos. La sombra de las cruces en la tierra. El ajedrez y el álgebra del persa. La conquista de reinos por la espada. La brújula incesante. El mar abierto. El rey ajusticiado por el hacha. El polvo incalculable que fue ejércitos. La voz del ruiseñor en Dinamarca. La escrupulosa línea del calígrafo. El rostro del suicida en el espejo. El naipe del tahúr. El oro ávido. Las formas de la nube en el desierto. Cada remordimiento y cada lágrima. Se precisaron todas esas cosas Para que nuestras manos se encontraran.
Quand mes étudiants me demandaient une bibliographie je leur disais : peu importe la bibliographie ; Shakespeare, après tout, ignorait la bibliographie shakespearienne. Johnson ne pouvait prévoir les livres qu’on écrirait sur lui. Pourquoi n’étudiez-vous pas directement les textes ? Si ceux-ci vous plaisent, très bien, et s’ils ne vous plaisent pas, laissez-les car l’idée de la lecture obligatoire est une idée absurde : autant parler de bonheur obligatoire.
EL Ateneo Grand Splendid – Buenos Aires : Théâtre reconditionné en une des plus belles librairies du monde. Ça donne envie, non ? La scène est devenue salon de lecture. Les loges ont été conservées pour permettre aux lecteurs de découvrir confortablement les ouvrages avant achat. Je ne laisse donc pas mon adresse à Buenos Aires, on m’y retrouvera sans peine… il doit bien y avoir un rayon de livres en français !
Je crois que la poésie est quelque chose qu’on sent, et si vous ne sentez pas la poésie, la beauté d’un texte, si un récit ne vous donne pas l’envie de savoir ce qui s’est passé ensuite, c’est que l’auteur n’a pas écrit pour vous. Laissez-le de côté car la littérature est assez riche pour vous offrir un auteur digne de votre attention, ou indigne aujourd’hui de votre attention mais que vous lirez demain.
Voilà ce que j’enseignais, en m’en tenant au fait esthétique, qui n’a pas besoin d’être défini. Le fait esthétique est quelque chose d’aussi évident, d’aussi immédiat, d’aussi indéfinissable que l’amour, que la saveur d’un fruit, que l’eau.
Habré de levantar la vasta vida que aún ahora es tu espejo: cada mañana habré de reconstruirla. Desde que te alejaste, cuántos lugares se han tornado vanos y sin sentido, iguales a luces en el día. Tardes que fueron nicho de tu imagen, músicas en que siempre me aguardabas, palabras de aquel tiempo, yo tendré que quebrarlas con mis manos. ¿En qué hondonada esconderé mi alma para que no vea tu ausencia que como un sol terrible, sin ocaso, brilla definitiva y despiadada? Tu ausencia me rodea como la cuerda a la garganta, el mar al que se hunde.
Jorge Luis Borgès (1899-1986)
Edward Munch – Jappe sur la plage (1891) – Oslo
Absence
.
Il me faudra soulever la vaste vie
qui est encore ton miroir :
Il me faudra la reconstruire chaque matin.
Depuis que tu es partie
combien d’endroits sont-ils devenus vains
et dénués de sens, pareils
à des lumières dans le jour.
Soirs qui furent abri pour ton image,
musiques où toujours tu m’attendais,
paroles de ces temps-là,
il me faudra les briser avec mes mains.
Dans quel creux cacherai-je mon âme
pour ne pas voir ton absence
qui, comme un soleil terrible, sans couchant,
brille définitive et impitoyable ?
Ton absence m’entoure
comme la corde autour de la gorge.
La mer où elle se noie.
.
In « Ferveur de Buenos Aires » (1923)
traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle
Depuis toujours, il y a quelque chose qui me plaît à Buenos Aires. Qui me plaît tellement que je n’aime pas que cela plaise à d’autres. Voilà, c’est un amour jaloux.
Jorge-Luis Borges
Cité par Mario Paoletti et Pilar Bravo dans « Borges verbal » (1999)
Ω
Je sais, cher Monsieur Borges, vous n’aviez pas une énorme estime pour le tango chanté. Vous dont l’oreille et le cœur se délectaient bien plus voluptueusement des sonorités acides de ce tango brut qui faisait danser les faubourgs chauds de Buenos Aires dans les grincements et les gémissements de la fin du siècle qui vous a vu naître. Ce tango des origines où les couples décidaient d’un regard de se rapprocher dans une milonga de Vicente Greco, enchevêtrant les indécences de leurs pas aux craquements d’un plancher de bordel, pendant que dans la venelle voisine des rivaux gominés s’étripaient au rythme lointain d’un vieux violon usé par le voyage.
Astor Piazzolla (1921-1992)
J’aime à croire, pourtant, que l’amoureux jaloux de Buenos Aires que vous n’avez jamais cessé d’être, n’est pas demeuré insensible au charme pénétrant de ces voix de femmes qui vont chercher au fond de leur âme les accents de la désespérante nostalgie qui imprègne magnifiquement les faubourgs de votre chère cité. N’auraient-elles donc jamais fait frissonner votre échine ces voix fondantes de sensualité d’une Amelita Baltar ou d’une Susanna Rinaldi, apostrophant la mort d’un murmure ou d’un cri à travers la plainte élégiaque du bandonéon d’Astor Piazzolla ?
Nouvelles et sous d’autres noms, d’autres voix chantent encore aujourd’hui la mort dans les balbutiements du jour portègne : mourir à Buenos Aires, « tangamente », « à l’heure où meurent ce qui savent mourir ».
Jorge-Luis Borges (1899-1986)
Il me plaît, Cher Maître, si, depuis le lointain séjour que vous partagez avec vos amis Dante et Cervantès, vous entendez Sandra Rumolino chanter la « Balada para mi muerte » — tout droit venue de la communion artistique du poète Horacio Ferrer et du génial Astor Piazzolla — à vous imaginer avançant légèrement le buste vers le pommeau de la cane où vos deux mains se joignent, en signe discret de votre satisfaction.
Et quels musiciens pour l’accompagner ! N’est-ce pas ?
Ballade pour ma mort
Je mourrai à Buenos Aires au lever du jour. Je rangerai tranquillement les choses de ma vie ; Mon humble poésie d’adieux et de combats, Mon tabac, mon tango, ma poignée de spleen, Je poserai sur mes épaules le manteau de l’aube Toute entière
Je ne boirai pas mon avant-dernier whisky ; Ma mort, ivre d’amour, arrivera comme un tango, Je mourrai, juste quand sonneront six heures. Puisque Dieu aujourd’hui ne songe plus à moi, Je marcherai vers l’oubli rue de Santa Fé, Jusqu’à l’angle où tu m’attends déjà, Tout enveloppé de tristesse jusqu’aux pieds ! Serre-moi très fort, j’entends au fond de moi Des trépas, des trépas anciens, Agressant ce que j’aime Partons mon amour… Le jour va naître… Ne pleure pas !
Je mourrai à Buenos Aires au lever du jour, À l’heure où meurent ceux qui savent mourir ; Dans mon silence flottera le spleen parfumé De ce vers que je n’ai jamais pu te dire. Par les rues, je marcherai longtemps… Et là-bas, place de France, Comme les ombres échappées d’un ballet fatigué, Répétant ton nom dans une blanche rue Les souvenirs me quitteront sur la pointe des pieds. Je mourrai à Buenos Aires au lever du jour. Je rangerai tranquillement les choses de ma vie ; Mon humble poésie d’adieux et de combats, Mon tabac, mon tango, ma poignée de spleen, Je poserai sur mes épaules le manteau de l’aube Toute entière ; Je ne boirai pas mon avant-dernier whisky ; Ma mort, ivre d’amour, arrivera comme un tango, Je mourrai juste quand sonneront six heures. Quand sonneront six heures. Quand sonneront six heures.
Traduction : Françoise Thanas
Vous souvenez-vous de la grande Susanna Rinaldi, en 1979, chantant, en français, cette Ballade pour ma mort ? N’était-elle vraiment pas parvenue déjà à infléchir votre jugement, malgré une petite incartade vers quelques mesures « jazzy » ?
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy