Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus.
Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant.
Emil Cioran Le livre des leurres – 1936 / Extase musicale – Gallimard – Quarto P.115)
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« Ruhe sanft, mein holdes Leben »
Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I
Soprano : Mojca Erdmann
Repose calmement, mon tendre amour, dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille. Tiens, je te donne mon portrait. Vois comme il te sourit avec bienveillance !
Doux rêves, bercez son sommeil et que ce qu’il imagine dans ses rêves d’amour devienne enfin réalité.
∞
Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons…
Emil Cioran Le livre des leurres / Mozart ou la mélancolie des anges – Gallimard – Quarto P.177
Tango où chaque note tombe lourdement, comme par dépit, sous la main qui se voue plutôt à saisir un manche de couteau,
Tango tragique dont la mélodie joue sur un thème de dispute,
[…]
Tango d’amour et de mort
Ricardo Güiraldes (Cencerro de cristal – 1915)
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"Maria de Buenos Aires" Opéra-tango ("Tango operita") en deux parties, sur un livret d’Horacio Ferrer et sur une musique d’Astor Piazzolla, créé en mai 1968 à Sala Planeta, Buenos Aires, comme un hommage au tango.
Une légende urbaine du début du XXème siècle inspire l'histoire de cet opéra qui retrace le parcours d'une jeune femme, Maria, ouvrière dans une usine des faubourgs de Buenos Aires.
La première partie relate son ascension vers le succès alors qu'elle est devenue chanteuse admirée dans les bordels et cabarets de la ville.
La seconde raconte son déclin et sa mort.
Le décor planté, Maria se présente sur un air de tango envoûtant : "Yo soy María".
Après une succession nocturne de péripéties oniriques, surréalistes, alors que son fantôme, comme un air de tango réincarné, traverse les rues de la ville, Maria recevra la révélation de sa fécondité.
A l'aube, certains auront cette vision surnaturelle de Maria accouchant.
Tout est-il fini ? Est-ce un recommencement ? La réponse restera cachée dans les plis énigmatiques du rideau qui emporte loin de la scène les dernières notes du tango réinventé.
Dans un clip vidéo récent, Fatma Saïd – trop angélique peut-être pour refléter l’arrogance et la morgue d’un tel personnage – n’en demeure pas moins une troublante Maria :
Yo soy María de Buenos Aires! De Buenos Aires María ¿no ven quién soy yo? María tango, María del arrabal! María noche, María pasión fatal! María del amor! De Buenos Aires soy yo!
Yo soy María de Buenos Aires si en este barrio la gente pregunta quién soy, pronto muy bien lo sabrán las hembras que me envidiarán, y cada macho a mis pies como un ratón en mi trampa ha de caer!
Yo soy María de Buenos Aires! Soy la más bruja cantando y amando también! Si el bandoneón me provoca… Tiará, tatá! Le muerdo fuerte la boca… Tiará, tatá! Con diez espasmos en flor que yo tengo en mi ser!
Siempre me digo « Dale María! » cuando un misterio me viene trepando en la voz! Y canto un tango que nadie jamás cantó y sueño un sueño que nadie jamás soñó, porque el mañana es hoy con el ayer después, che!
Yo soy María de Buenos Aires! De Buenos Aires María yo soy, mi ciudad! María tango, María del arrabal! María noche, María pasión fatal! María del amor! De Buenos Aires soy yo
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Je suis Maria de Buenos Aires ! De Buenos Aires Maria Ne voyez-vous pas qui je suis ? Maria tango, Maria de la banlieue ! Maria nuit, Maria passion fatale ! Maria de l’Amour ! De Buenos Aires je suis !
Je suis Maria de Buenos Aires si dans ce quartier les gens se demandent qui je suis, ils connaîtront bientôt la réponse les femelles m’envieront, et chaque mec à mes pieds tombera dons mon piège comme un rat.
Je suis Maria de Buenos Aires ! Je suis la plus salope quand je chante et quand je baise aussi ! Si le bandonéon me provoque… Tiará, tatá ! Je lui mords la bouche avec force… Tiará, tatá ! Avec les dix spasmes en fleur que je porte en moi !
Je me dis toujours : « Vas-y Maria ! » quand un mystère me saute à la gorge ! Et je chante un tango que personne n’a jamais chanté Et je rêve un rêve que personne n’a jamais rêvé Car demain c’est aujourd’hui et hier bien après, hein !
Je suis Maria de Buenos Aires ! De Buenos Aires, ma ville ! Maria tango, Maria de la banlieue ! Maria nuit, Maria passion fatale ! Maria de l’Amour ! Maria de Buenos Aires… C’est moi !
Queen_Elizabeth I (‘The Ditchley portrait’) by Marcus Gheeraerts the Younger)
Pour moi, ce sera l’opéra de mes émotions.
Gaetano Donizetti
Avec « Roberto Devereux », un de ses derniers « opera-seria », Donizetti signe, en 1837, un nouveau joyau du « bel canto ». Cette année pourtant le plonge dans une période bien difficile de son existence : après avoir déploré quelques mois auparavant le décès de ses parents, le voici envahi par un nouveau et profond chagrin provoqué par la mort de sa femme qui venait d’accoucher, pour la troisième fois, d’un enfant mort-né. Il ne trouvera d’apaisement à sa dépression que dans son engagement à créer pour le Teatro San Carlo de Naples ce nouvel opéra consacré à une autre reine Tudor, Elizabeth I d’Angleterre.
Gaetano Donizetti 1797-1848
Ce n’est pas la première fois que Donizetti consacre un portrait lyrique à la grande Elisabetta, mais la troisième. On sait, certes, l’importance majeure qu’il a attribuée à ce puissant personnage dans l’opéra « Maria Stuarda » de 1834, mais déjà en 1829 dans « Elisabetta al castello di Kenilworth » – qui ne fait pas partie de ladite « trilogie » des reines Tudor – le compositeur avait mis au premier plan celle que l’Histoire a surnommée « La Reine vierge », eu égard aux soins extrêmes qu’elle déploya pour préserver son célibat.
§
"Roberto Devereux" : résumé
L'action se déroule en 1601. Et disons sans attendre que la rigueur historique n'est pas la préoccupation de Donizetti, ni de son librettiste, Salvadore Cammarano.
La reine Elisabetta est amoureuse de Roberto Devereux, Comte d'Essex. Le comte revient à peine d'une expédition militaire en Irlande et déjà pèse sur ses épaules une accusation de trahison pour crime d'intelligence avec les rebelles. Seule la reine peut lui éviter une condamnation.
Elisabetta, jalouse, le soupçonne d'un crime plus grave encore à ses yeux, celui d'entretenir une liaison avec une autre femme.
Demeurée longtemps partagée entre devoir et sentiments, la souveraine, dans un élan de colère et de rancune, signe l'arrêt de mort de Roberto.
Alors que l'inéluctable exécution se prépare, Sara, épouse du Duc de Nottingham, avoue à la reine qu'elle est sa rivale, et lui remet la bague que la reine elle-même avait jadis confiée à son favori comme gage de son royal soutien en toutes circonstances. Elisabetta demande aussitôt l'arrêt de l'exécution. Mais il est trop tard : sa grâce intervient juste après le coup de hache du bourreau.
Elisabetta s'emporte alors rageusement contre Nottingham et Sara, à qui elle reproche de ne pas avoir récupéré la bague plus tôt. Elle les fait tous deux emprisonner.
Au comble du désespoir Elisabetta émet le vœu de rejoindre Roberto dans la mort avant d'annoncer qu'elle abdique.
Sondra Radvanovsky in Elisabetta / Roberto Devereux (Met 2016)
C’est la soprano américano-canadienne Sondra Radvanovsky qui incarne le rôle au printemps 2016, sur la scène du mythique Metropolitan Opera de New-York, dans une mise en scène de Sir David McVicar et sous la direction musicale de Maurizio Benini. – Sondra Radvanovsky possède cette très rare particularité d’avoir mis à son répertoire les trois reines Tudor. Et la même saison de surcroît. C’est dire l’immense souplesse de sa voix et sa grande adaptabilité à des typologies vocales aussi diverses que celles qu’exigent les trois souveraines.
La voici, magnifique en Reine Elisabetta dans la cabalette finale au dernier acte de « Roberto Devereux ». La souveraine a perdu sa superbe. Sa colère n’a d’égale que sa tristesse : elle n’a pas pu sauver l’homme qu’elle aime de la mort à laquelle elle l’avait elle-même condamné. Elle admoneste et punit Sara, sa rivale, et son époux le duc de Nottingham qu’elle considère comme responsables de son impuissance. Elle aspire à rejoindre son aimé au tombeau et, au comble du désespoir, renonce au trône d’Angleterre.
C’est sans doute la seule cabalette de l’histoire de l’opéra qui soit presque entièrement maestoso ; et l’allegro conventionnel n’intervient qu’aux dernières mesures.
Comte de Harwood (1956-1999) – Membre de la Chambre des Lords et grand connaisseur de l’opéra
NOTTINGHAM (entre comme enivré par une joie féroce)
Il est mort.
LES AUTRES
Quelle terreur !...
(Silence)
ELISABETTA (convulsée de rage et de douleur, s’approchant de Sara)
C’est toi perverse…… toi seule qui l’a poussé dans la tombe…. Pourquoi avoir tant tardé à me remettre cet anneau ?
NOTTINGHAM
C’est moi, Reine, qui l’en ai empêchée, j’ai voulu ce sang, et j’ai obtenu ce sang.
ELISABETTA
(À Sara) Âme coupable !
(À Nottingham) Cœur sans pitié !…
LES COURTISANS
Quelle terreur !
ELISABETTA
Ce sang versé se dresse vers le ciel…. Il demande justice, il réclame vengeance… Maintenant l’ange de la mort violente plane sur vous Un supplice jamais vu vous attend tous deux Une si vile trahison, un crime si coupable ne mérite ni clémence ni pitié A l’heure dernière, tournez-vous vers Dieu, Lui seul pourra vous accorder le pardon.
CHŒUR
Calmez-vous… rappelez-vous les devoirs du trône : Celui qui règne, vous le savez, ne vit pas pour lui.
ELISABETTA
Taisez-vous Je ne règne pas… Je ne vis pas… Sortez… !
COURTISANS
Reine !
ELISABETTA
Taisez-vous ! Voyez ce billot…… rougi par le sang… Cette couronne baignant entièrement dans le sang… Un horrible spectre parcourt le palais… tenant dans sa main la tête tranchée. Le ciel retentit de gémissements et de pleurs… La lumière du jour se fait pâle…. Là où était mon trône s’est élevée une tombe dans laquelle je descends, elle a été ouverte pourmoi.
Partez…! Je le veux ! Que Jacques soit roi d’Angleterre !
LES COURTISANS
Hélas, calmez-vous Reine, celui qui règne, vous le savez, ne vit pas pour lui.
Mary – Queen of_Scots (1542-1587) par François Clouet
L'Histoire en quelques points :Rares sont les reines de nos livres d'Histoire qui pourraient se prévaloir d'un destin aussi romanesque que celui de Mary Stuart :- Fille de Jacques V Stuart, roi d’Écosse, Marie succède à son père en 1542 ; elle a à peine six jours. Elle est couronnée à neuf mois, – sa mère Marie de Guise pense ainsi mieux la protéger des pressions grandissantes d'une Angleterre anglicane en la plaçant dans le camp des fidèles au catholicisme romain, alliés de la couronne de France.- Éduquée en France, à la Cour de Valois, aux côtés des enfants de Henri II et Catherine de Médicis.- Muse de Ronsard et de du Bellay... pas moins.- Un temps Reine de France, en même temps que Reine d’Écosse.
- Fondatrice de la dynastie Stuart par le fils qu'elle a eu avec son deuxième époux, Henry Stuart, et qui deviendra Jacques VI, Souverain d'Angleterre à la mort d'Elizabeth Ière.- Dix-huit longues années détenue dans d'austères châteaux, par sa cousine Elizabeth Ière (Reine d'Angleterre et fille illégitime d'Henri VIII), qui l'accuse d'avoir comploté contre elle.- Décapitée au motif de trahison le 8 février 1587, âgée de 45 ans, sur ordre d'Elizabeth elle-même pour qui Mary devenait trop pesante. - Le bourreau dut s'y reprendre trois fois, l'excès d'alcool ayant été impuissant à dompter la maladresse naturelle de son bras...Le résumé est vraiment très succinct...
§
L’opéra de Donizetti : Maria Stuarda
Gaetano Donizetti par Giuseppe Rillosi
C’est à partir du drame théâtral écrit par Schiller en 1800, que Donizetti entreprend en 1834 la composition de Maria Stuarda pour répondre à la commande que lui a adressée l’Opéra de Naples. Et comme Schiller, il centre l’argument de son opéra sur la rivalité des deux reines : Marie Stuart, reine d’Écosse et Elizabeth Ière, reine d’Angleterre, fille, non légitimée, de Anne Boleyn et Henri VIII… et donc sa cousine. Le fondement complexe de cette rivalité est à la fois politique (enjeu : le trône d’Angleterre), religieux (la présence de Mary, catholique, dans l’Angleterre protestante est un danger pour Elizabeth) et amoureux (les deux reines aiment le même homme). Cependant, l’exigence du théâtre lyrique oblige le compositeur et son jeune librettiste à resserrer le champ de cette opposition sur l’amour des deux souveraines pour Roberto, Robert Dudley, comte de Leicester, très épris de Maria et peu soucieux du désir qu’il inspire à Elisabetta. La jalousie ferment du drame !
Queen Elizabeth first (artiste inconnu)
Quand l’opéra commence Maria Stuarda, soupçonnée de complotisme, est prisonnière d’Elisabetta.
Dès le premier acte, au palais de Whitehall, à Londres, la tragédie se prépare. Alors que les conseillers d’Elisabetta se réjouissent de la demande en mariage qu’elle vient de recevoir du Duc d’Anjou, frère du roi de France, la reine hésite. Elle aurait tant préféré que se déclarât ainsi l’homme de ses vœux, Roberto (Robert Dudley, comte de Leicester). Mais il est très épris de Maria Stuarda ; le confirment autant son indifférence à imaginer Elisabetta dans les bras du duc, que sa détermination à plaider auprès d’elle la libération de Maria. Il en est d’ailleurs le messager, transmettant à la souveraine une lettre par laquelle Maria sollicite une audience. Méfiante et pourtant émue, Elisabetta, qui n’a toujours pas trouvé la force de condamner à mort sa prisonnière, accepte la rencontre. (Aucun historien n’a trouvé trace de la réalité d’un tel évènement, mais l’art prend ses libertés… souvent heureuses).
DiDonato – van den Heever – Maria Stuarda
C’est au château de Fotheringhay où est détenue Maria que la rencontre a lieu, à l’occasion d’une partie de chasse. Là, les deux reines, fières et hautaines, se livrent à une des plus belles confrontations que l’opéra italien peut offrir. Maria, suivant le conseil de Roberto, a fait le suprême effort de s’agenouiller humblement devant la reine Elisabetta pour implorer son pardon. Mais, celle-ci, ulcérée par la jalousie, invective sa rivale et l’accuse de libertinage, de meurtre et de trahison. Maria, blessée dans son orgueil, au comble de sa haine, sort de ses gonds, traitant Elisabetta de « vile bâtarde » d’une putain, dont la présence profane et déshonore le trône d’Angleterre.
Aura-t-on jamais entendu langage plus « châtié » sur une scène d’opéra…?
Maria Stuarda à Elisabetta I
Ah! no! Figlia impura di Bolena, Parli tu di disonore? Meretrice indegna e oscena, In te cada il mio rossore. Profanato è il soglio inglese, Vil bastarda, dal tuo piè!
— Un « crêpage de chignon » d’une telle qualité vocale ne vaut-il pas qu’on outrepasse un peu les limites que s’était fixées ce billet…?
Maria ne doute plus désormais de sa condamnation prochaine. « Sous la hache qui t’attend tu trouveras ma vengeance » lui a lancé dans sa colère la souveraine outragée. Pourtant, face à ses conseillers, Elisabetta, partagée entre miséricorde et considérations diplomatiques, retient encore sa décision fatale : « C’est décidé, elle mourra », affirme-t-elle péremptoire, avant d’implorer, dans un même souffle, l’aide du ciel pour son âme envahie par le doute.
L’entrée de Roberto (Leicester) suffit à elle seule à chasser ses scrupules. Sa plume s’anime soudain. Le jugement fatal est désormais signé. Roberto sera le témoin de cette exécution, elle l’ordonne.
Exécution de Marie Stuart – 8 février 1587 (gravure)
A l’annonce de son exécution prévue le lendemain, Maria qui a refusé l’assistance spirituelle d’un prêtre anglican, confesse à un de ses fidèles défenseurs les fautes qu’elle doit plus à sa maladresse qu’à une volonté néfaste, et nie toute implication dans le meurtre de son mari.
Aux aurores, la reine déchue arrive dans la salle où l’attend le bourreau. Elle exhorte ses partisans attristés à ne pas pleurer : sa mort est sa libération. Elle demande au conseiller de la reine Elisabetta de transmettre son pardon à sa royale cousine et de l’assurer de ses prières pour que son sang efface toute trace de la haine qui les a divisées.
La scène finale de l’opéra atteint au paroxysme de l’émotion. Roberto apparaît. Bouleversé. Le moment est venu. Marie le calme. Elle est heureuse de le sentir si proche en cet ultime instant. Elle prie pour que Dieu dans sa colère vengeresse épargne la perfide Angleterre. Revêtue d’une tunique rouge, couleur du martyre catholique, elle monte tremblante mais fière vers l’échafaud.
§
Dans la production du Metropolitan Opera de 2013, Joyce DiDonato rayonne par sa justesse de jeu et son humanité. La pureté de son timbre et sa précision vocale confèrent à la vérité de son personnage une subtilité et une sincérité qui rejaillissent positivement sur l’ensemble de la troupe. Peut-on mieux servir le « beau chant » ?
Avec une infinie poésie, Antony Tommasini – critique musical principal au New-York Times – écrivait alors si justement :
Madame DiDonato est tout simplement magnifique, chantant avec une richesse somptueuse et une beauté douloureuse. A certains moments, traversant le collectif sonore retenu du chœur et de l’orchestre, une note aigüe pianissimo, presque inaudible, émerge de sa voix, s’épanouissant lentement en une envoûtante palpitation.
Roberto! Roberto! Ascolta! Ah! se un giorno da queste ritorte Il tuo braccio involarmi dovea, Or mi guidi a morire da forte Per estremo conforto d’amor. E il mio sangue innocente versato Plachi l’ira del cielo sdegnato, Non richiami sull’Anglia spergiura Il flagello d’un dio punitor.
Le roi Enrico (Henry VIII) n’est pas à une injustice près pour arriver à ses fins :
Après avoir répudié, au prix d’un schisme avec Rome, Catherine d’Aragon, sa première épouse, pour s’unir à Anna Bolena (Anne Boleyn), dont il était alors très épris, il n’a de cesse désormais de trouver un prétexte pour se défaire de ce lien qui, certes le prive d’une descendance mâle, mais surtout, qui lui interdit de vivre sa nouvelle passion pour Giovanna (Jane Seymour), dame d’honneur de la reine, qui se refuse à toute relation hors mariage.
Par un vil stratagème consistant d’abord à faire rentrer d’exil l’ancien amant d’Anna, Lord Percy, toujours épris d’elle, puis à les réunir à leur insu et enfin à les « surprendre » lors de cette rencontre, le roi se construit un injuste mais imparable argument : l’impardonnable adultère de la reine.
S’en suivent l’inévitable emprisonnement des deux innocents bernés, et leur condamnation à mort. Malgré ses suppliques auprès du roi Enrico, Giovanna n’en obtiendra aucune grâce. Elle aura au moins regagné la confiance de la reine Anna qui, ayant compris la supercherie du roi, aura pardonné à sa suivante submergée par l’émotion.
Exécution de Anne Boleyn
A la fin du deuxième et dernier acte de l’opéra, alors que les cloches et les canons annonçant l’union d’Enrico et de Giovanna retentissent jusque sous les voûtes de la Tour de Londres, l’ultime scène montre Anna, dominée par le délire, qui s’imagine revivre son mariage « inique » avec Enrico, alors qu’on se prépare à la conduire vers le bourreau.
Dans un élan lyrique des plus virtuoses, avant d’offrir crânement sa nuque à la lame fatale, la reine déchue Anna Bolena lance un appel à la miséricorde qui cache à peine la malédiction qu’elle adresse au nouveau couple royal.
Sur un rythme ternaire obstiné, cinglé de notes héroïques, l’appel à la miséricorde apparaît comme une malédiction proférée à l’encontre du couple illégitime.
La reine se dresse, menaçante devant ses assassins. Faut-il voir dans la dichotomie entre geste vocal et verbal un nouveau trouble du comportement ? Si oui, cet ultime coup de folie serait coup de génie.
Coppia iniqua, l'estrema vendettanon impreco in quest'ora tremenda;nel sepolcro che aperto m'aspettacol perdon sul labbro si scenda,ei m'acquisti clemenza e favoreal cospetto d'un Dio di pietà.Couple inique, je n’invoque pas en cette heure terrible,une vengeance extrême ;dans le tombeau qui, ouvert, m’attend,je veux descendre le pardon aux lèvresen présence d’un Dieu de miséricorde.
Anna Netrebko – Metropolitan Opera – 15 octobre 2011
§
L’opéra romantique et le Bel Canto, par les performances vocales exceptionnelles qu’ils exigent des sopranos à qui ils confient les notes les plus haut perchées et les vocalises extrêmes, font naturellement la part belle à la prima donna. On ne s’étonnera donc pas du fait que le succès de ces opéras demeure indissociable de la qualité des sopranos qui en incarnent les grands rôles.
Ainsi a-t-on dit en 1830, lors de la création d’Anna Bolena, que Giuditta Pasta, la célèbre soprano de l’époque, comptait pour beaucoup dans le triomphe de cet opéra, grâce en particulier à la chaleur de son timbre et à ses qualités d’improvisation vocale.
Il fallut attendre 1957 et la magnifique interprétation de La Callas à la Scala de Milan pour que le rôle ressuscitât.
Anna Netrebko, au sommet de son art au début des années 2010, reprenait alors le flambeau, au Staatsoper de Vienne d’abord, puis au Met.*
* Ces affirmations largement partagées ne se veulent en aucune manière la marque d'un quelconque irrespect ou manque de considération envers toutes ces grandes cantatrices qui ont incarné le rôle dans l'intervalle, telles que Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Beverly Sills, ou Edita Gruberova.
Qu'elles soient toutes ici honorées pour leur immense talent !
Anna Bolena (Acte II – Scène 12) – Gaetano Donizetti
Injustement enfermée à la Tour de Londres où elle attend son exécution, la Reine d’Angleterre, Anna Bolena, émet un dernier rêve désespéré :
Al dolce guidami Castel natìo, Ai verdi platani, Al queto rio. Che i nostri mormora Sospiri ancor. Ah ! Colà, dimentico De’ corsi affanni. Un giorno rendimi De’ miei prim’ anni Un giorno solo Del nostro amor.
Ramène-moi au doux château natal, Sous les verts platanes, Près du ruisseau tranquille. Nos soupirs Y murmurent encore. Ah ! Là, j’oublie Mes ennuis accablants. Un jour, rends-moi Un jour seulement De mes jeunes années. Un jour de notre amour.
∗∗∗
Gaetano Donizetti vers 1830
Malgré les grandes libertés qu’il a prises avec l’Histoire, Gaetano Donizetti, maître ô combien prolixe du belcanto, aura, avec ses opéras romantiques, probablement bien plus contribué à la notoriété posthume des Reines Tudor que les plumes les plus exigeantes des biographes et des historiens de la Couronne d’Angleterre. — Le sang du drame ne paraîtrait-il pas plus rouge encore au travers de l’émotion théâtrale et du pouvoir hypnotique de la voix que dans l’imaginaire suggéré par des mots sur la page, fussent-ils scrupuleusement imprégnés de vérité historique ?
Après les dramaturges, les scénaristes, leur temps venu, emboîteront volontiers le pas au librettiste… Il est vrai que le roi Henri VIII Tudor, insatiable consommateur d’épouses, qu’il répudie ou exécute à loisir, affichant à la face de l’histoire ses comportements de monstre sanguinaire, révèle à chacun une source intarissable de caractères bouleversants et de situations dramatiques parmi les plus inspirantes pour qui cherche à représenter le tragique dans son art.
Aussi divers que furent les succès de ses nombreux opéras entre 1816 et 1845, c’est essentiellement au travers du tragique que Donizetti a trouvé la trame profonde de son inspiration. Inspiration dramatique qui atteindra sans doute le point culminant de son expression dans la très remarquable (et tellement virtuose) « scène de la folie » de Lucia de Lammermoor, son opéra emblématique de 1835, – qu’il écrivit, pour la petite histoire, en trois semaines seulement…
Déjà, dans les années précédant ce chef-d’œuvre, le compositeur avait éprouvé un réel intérêt pour les rois et reines de la mythique dynastie Tudor dont Henri VIII, tyran pervers et égoïste, avait, au milieu du XVIème siècle anglais, commencé à écrire l’histoire en lettres de sang. Ainsi, en cette première moitié du XIXème siècle, dans une « trilogie », qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une, Donizetti offrira à la scène, trois opéras, truffés d’arias splendides et d’impétueuses cabalettes réservés aux cantatrices les plus talentueuses, et directement inspirés du sort tragique de trois reines Tudor :
Anne Boleyn : Anna Bolena (1830) Mary Stuart : Maria Stuarda (1835) Elizabeth I : Roberto Devereux(1837)
Le vœu d’Anna Bolena – perdant la raison après son injuste enfermement dans les geôles de la Tour de Londres – de retrouver le doux manoir de sa jeunesse ne se réalisera pas (« Al dolce guidami… »). La hache du bourreau l’attend. Elle attend d’ailleurs, avant le baisser de rideau de chacune des trois œuvres, l’héroïne ou le héros que le titre a déjà désigné.
Le drame est ici de mise, et le malheur de chaque reine atteint à son paroxysme lors de chaque scène finale partagée entre lâcher prise, hallucinations proches de la démence, et fureur vengeresse. Des reines bouleversantes qui portent l’émotion théâtrale à son sommet à travers l’art accompli des cantatrices qui les incarnent.
∗ ∗ ∗
Cette longue introduction en guise d’invitation à partager la fascination que peuvent exercer les scènes finales de ces trois opéras de Gaetano Donizetti dans lesquels des Reines de l’Histoire confient, par l’entremise d’un formidable compositeur, la réalité, peu ou prou aménagée, de leurs sorts tragiques à des sopranos de légende, aussi merveilleuses cantatrices que brillantes comédiennes.
Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Alfred de Musset – Nuit de mai – 1835
Nos plus grandes douleurs, frères de souffrance, ne les devons-nous pas à la cruauté de celles qui sont restées sourdes à nos cris d’amour, ont tourné le dos à nos élans enthousiastes, ou percé avec cruauté nos cœurs conquis et dévoués ?
Nos chants les plus beaux, frères de désespérance, Haendel ne les a-t-il pas composés comme un éternel hommage compassionnel à nos chagrins d’amants déçus, d’amoureux délaissés ou de maris trahis ?
Georg-Friedrich Haendel 1685-1759
N’est-ce pas la tyrannie de notre immémoriale peine que chante l’inconsolable Dardano déchiré par le choix cruel d’Oriana de rejoindre les bras d’Amadigi di Gaula, son rival et ami, malgré les manigances de Melissa la sorcière ?*
Mais, l’allégorie, pour être parfaite, et ainsi comprise, en nos temps d’outrances technologiques, exige de l’artiste bien plus que la vocalise, la précision du ciseau ou la finesse du trait ; elle réclame aujourd’hui le mouvement de l’image, le mouvement dans l’image, la démesure de la composition métaphorique jusqu’à l’excès surréel ou fantastique de la représentation. Prix sans doute de sa surprenante et inquiétante beauté moderne.
Enfin, mères castratrices et compagnes dominatrices, sadiques maîtresses qui hantez nos vies, injustes amantes prêtes à accorder la tendresse dont vous nous privez à ces créatures composites tout droit venues du zoo extraordinaire de Jérôme Bosch, nous ferez-vous croire que l’idée d’envisager l’éventualité de notre plaisir masochiste n’a jamais fréquenté votre esprit, tant il est vrai que ne nous ne cessons malgré tout de vous aimer ?
Haendel : Amadigi di Gaula, HWV 11 – Aria « Pena Tiranna » Acte II scène V
Anthony Roth Costanzo (contralto) Ensemble Les Violons du Roy dirigé par Jonathan Cohen Réalisation : AES+F
Pena tirannaUne peine tyrannique
Pena tiranna C’est une peine tyrannique io sento al core, que je sens en mon cœur, né spero mai et ne pressens jamais trovar pietà; en croiser la pitié ; amor m’affanna l’amour me tourmente e il mio dolore et ma douleur in tanti guai dans tant d’infortune pace non ha. ne trouve aucune paix.
*Haendel - opéra "magique" Amadigi di Gaula (1715) - Aria (lamento) de Dardano
Note recueillie sur les opéras "magiques" de Haendel :"Ces opéras sont construits à partir de la littérature, démodée au XVIIIe siècle, de l’Arioste et du Tasse. Ils parlent d’enchanteurs, de sorcières et de dragons. En un siècle qui se veut éclairé, les gens sérieux rejettent tous ces oripeaux. Seul cet aimable ahuri de Jean de La Fontaine dit encore « Je chéris l’Arioste et j’estime Le Tasse »."
J’ai composé un chœur grec, mais un chœur qui serait pour ainsi dire chanté par l’orchestre.
Richard Wagner 1813-1883
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A propos de la Marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.
Henry de Groux – Mort de Siegfried – 1899 Baumann, gendre du peintre, décrit ainsi la scène en 1936 : « les filles du Rhin, les bras tendus, désespérées, jaillissant des vagues, ces belles vagues vertes que de Groux modelait comme des chairs de femme, mais impuissantes à sauver le héros vaincu, renversé […] tandis que Wotan assène en son flanc la lance de mort. » (Extrait du catalogue ARCURIAL – Vente « Éloge du symbolisme » – 26/09/2017)
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Götterdämmerung - Acte II : Le parjureLa manigance du traître Hagen est parvenue à son comble : non seulement Gunther, mais surtout Brünnhilde demandent vengeance et souhaitent la mort de Siegfried, mais encore, c'est de Brunnhilde elle-même que le manipulateur va apprendre que la seule manière d'atteindre Siegfried qui fait toujours face est de le frapper dans le dos.Le rideau tombe pendant que les futurs époux, Siegfried et Gutrune, qui ne se doutent en rien de la supercherie, entrent en scène.Götterdämmerung - Acte III : La mort Alors que Siegfried raconte sa jeunesse et ses aventures, Hagen l'interrompt, détourne son attention vers deux corbeaux passant au dessus d'eux et lui plante sa lance dans le dos.Dans son agonie, Siegfried continue son récit plein des meilleurs sentiments pour sa bienaimée Brünnhilde qu'il a trahie sans le vouloir, ni le savoir. Le héros s'éteint souriant, heureux.
Moment musical paroxystique partagé entre la sidération provoquée par la mort du héros et la solennité recueillie de la marche qui accompagne sa dépouille au bûcher.
C’est par cet intermède symphonique poignant, une « marche au néant », appuyé sur les riches et puissantes sonorités des cuivres et des percussions, citant, comme autant d’allusions rétrospectives, divers leitmotive de l’œuvre, que Wagner introduit la tragédie finale du drame complexe du « Ring » : l’immolation volontaire de Brünnhilde et la disparition des dieux dans les flammes du bûcher qui s’empareront du Walhalla pendant que les filles du Rhin se réjouiront d’avoir reconquis l’anneau.
Évocation. Incantation. Un « chœur grec joué par l’orchestre ».
Klaus Tennstedt dirige le London Philharmonic
au Suntory Hall de Tokyo le 18/10/1988 : « Siegfrieds Tod und Trauermarsch »
Réjouis-toi ! J’ai enfin trouvé la perle rare dont tu rêvais. Tes tâches ménagères, pour lesquelles, comme nous le savons tous les deux, les fées ne t’ont doté d’aucun talent, vont désormais passer entre des mains expertes.
La jeune fille est charmante, pourrait-elle l’être plus ? Elle répond au délicat prénom d’Angelina que lui a donné son célèbre père d’opéra, Gioacchino Rossini. En vérité, elle s’appelle Isabel Léonard et affirme qu’elle est américaine et de mère argentine. Mais ne t’embarrasse pas de ces détails car elle prend aussi parfois des identités différentes, Dorabella, Zerlina, Charlotte ou encore Mélisande, entre autres. Rassure-toi, sa manie est sans danger, bien au contraire.
Les difficultés de son existence ne l’ont pas privée de son beau sourire, espiègle souvent, auquel, j’en suis persuadé, tu ne résisteras pas plus qu’à ses exubérances juvéniles. La vidéo que je joins à ce message devrait t’édifier sur ce point.
Ne te formalise pas des souillures de suie sur son tablier : la pauvre fille est astreinte à l’entretien de la cheminée familiale ; c’est d’ailleurs à travers les lueurs des flammes qu’elle fait voyager ses rêves. Ses sœurs, deux satanées chipies, l’ont même surnommée Cendrillon, ou plutôt, en italien, Cenerentola.
Comme tu le constateras, elle a pris l’habitude de chanter en travaillant. Et joliment, mon coquin, une superbe voix de mezzo. Certes son travail n’en souffre pas, mais les voisins ne résistent jamais au plaisir de venir l’écouter… Ça te fera de la visite, vieil ours !
Je me demande en rédigeant ces lignes si le Prince charmant qui sommeille en toi ne finirait pas par lui mettre la bague au doigt. Comble du paradoxe, c’est toi qui aurais ainsi trouvé chaussure à ton pied… (Facile ! Je sais.)
J’attends avec impatience tes impressions… peut-être un faire-part. – Belle occasion en tout cas pour qu’Angelina entonne encore – qui s’en plaindrait ? – cette joyeuse et virtuose aria, Non più mesta…
Les contes de fées c’est comme ça.
Un matin on se réveille.
On dit : « Ce n’était qu’un conte de fées… »
On sourit de soi.
Mais au fond on ne sourit guère.
On sait bien que les contes de fées
c’est la seule vérité de la vie.
Antoine de Saint-Exupéry (« Lettres à l’inconnue » – Gallimard 2008)
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Una volta c’era un re, Che a star solo, Che a star solo s’annoiò; Cerca, cerca, ritrovò : Ma il volean sposare in tre. Cosa fa? Sprezzò il fastom e la beltà , E all fin scelse per sè L’innocenza, e la bontà Là là là là …
Il était une fois un roi Qui était seul, Qui s’ennuyait d’être seul. Il chercha, chercha encore Et c’est trois femmes qu’il trouva… Trois femmes qui voulaient toutes l’épouser. Que faire ? Il méprisa la pompe et la beauté, Et finalement, pour lui-même, choisit L’innocence et la vertu. La la la…
Wallis Giunta - mezzo soprano
"Una volta c'era un re" :
Chanson extraite de l'opéra "La Cenerentola" de Gioachino Rossini
Une poupée au pied du sapin. Formidable ! Mais deux !…
Une qui chante, et l’autre qui danse. Le comble du bonheur !
Merci cher Père Noël pour autant de générosité !
Avoir gardé si longtemps son âme d’enfant – élégant euphémisme pour « retomber en enfance » – mérite bien double récompense après tout.
Il ne me reste plus, comme le font tous les enfants, qu’à mettre en scène, sans tarder, mes histoires d’amour avec mes deux marionnettes.
Je vais m’inventer avec chacune d’elles une aventure que personne n’aura imaginée avant moi. – Hé ! Pas de mauvaise interprétation, je vous prie ! Don Juan est déjà mort depuis longtemps, à mon âge…
Si j’appelais celle qui chante Olympia ?
… Et celle qui danse Coppélia ? – Original, non ?
Alors on dirait d’abord… par exemple, qu’Olympia est la « fille » d’un certain Docteur Spalanzani, alchimiste aussi malicieux qu’ingénieux. Qu’à l’occasion d’une soirée un peu arrosée, le fameux docteur me la présente, non sans m’avoir fait chausser auparavant de bien particulières lunettes. Si la conversation de la jeune fille n’a, certes, rien de fascinant, sa beauté m’éblouit ; et je ne tarde pas à être sous le charme de ses vocalises suraigües.
Me voilà amoureux.
L’écouter c’est l’aimer. Assurément ! La preuve !
Mais voilà, les lunettes auront servi à créer l’illusion, la belle jeune fille n’était qu’une poupée. Et moi un grand naïf.
Mais ne vous méprenez pas ! Si vous pensez à l’Olympia qui fit un jour tourner la tête du poète Hoffmann dont Offenbach se plaît à nous raconter l’histoire, soyez certains que ce n’est là qu’une incroyable coïncidence…
Car mon Olympia à moi n’est pas cassée en mille morceaux, elle chante encore au pied de mon sapin.
« Les oiseaux dans la charmille » (« Les Contes d’Hoffmann »)
Maria Aleida (soprano)
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De celle qui danse, que j’ai nommée Coppélia, on dirait que c’est ma propre « fille ». Je serais ainsi le vieux Coppélius, fabriquant d’automates et n’aurais qu’un seul désir, donner la vie à ma créature, la doter d’une âme.
J’aurais, à cet effet, décidé d’utiliser le flux vital de ce jeune curieux, Frantz, qui se serait introduit chez moi et que j’aurais endormi.
Oh ! Joie ! Mon stratagème magique marcherait. Ma Coppélia s’animerait enfin… Voyez comme on danse !
Sauf que je ne tarderais pas à apprendre la supercherie : Swanilda, la fiancée jalouse du jeune Frantz, aurait pris la place de ma poupée chérie.
Inutile, bien sûr, de vous préciser que mon histoire n’a rien à voir avec un célèbre ballet classique où la pauvre Coppélia, ayant subi la colère de Swanilda, rejoint, brisée, en pièces détachées, l’atelier du brave Coppélius.
Regardez, assise au pied de mon sapin, ma Coppélia se repose.
Sa jambe ne vient-elle pas de bouger ?
« Coppélia » (Ballet – Acte II) – Carlos Acosta et Leanne Benjamin
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C’est bon de croire encore au Père Noël, si tard dans la vie ; ça développe l’imagination, n’est-ce pas ? Surtout un 25 décembre… quand est permis le mensonge enchanté.
La Pierre du Soleil (Musée National d’Anthropologie – Mexico) – Crédit Wikimedia
Touchante histoire que celle de Teculihuatzin, princesse maya du Mexique du XVIème siècle, la Reine Indienne : par amour, mais sans doute aussi par calcul politique, elle se convertit au catholicisme et prend alors le nom de Doña Luisa en devenant l’épouse du chef militaire Don Pedro de Alvarado dont elle attend qu’il l’intègre à la culture espagnole qu’elle juge supérieure à la sienne.
Se rendant ainsi complice de l’œuvre de conquête des troupes commandées par son époux, elle espère pouvoir atténuer la barbarie impitoyable des traitements infligés à son peuple.
Mais aucune de ses sincères espérances, amoureuse ou politique, ne connaîtra mieux que la trahison.
There’s joy in my grief and there’s freedom in chains.
Henry Purcell (1659-1695)
Émouvante Reine Indienne !
Héroïne de l’opéra que Purcell laisse inachevé à sa mort en 1695 et que Peter Sellars, metteur en scène de génie, fait remonter sur les tréteaux 320 années plus tard, pour lui offrir une histoire bien moins sucrée que celle proposée par le livret initial, le revisitant profondément et le modernisant. Complétant la partition originale du Maître anglais par d’autres mélodies empruntées à d’autres œuvres de sa composition, et clairsemant l’opéra nouveau de larges citations d’une romancière nicaraguayenne de notre temps.
Il « automne » beau dans le cœur saturnien de cette Indian Queen qui prend les traits et la voix de Julia Bullock.
Acte III – Scène 8 (Teculihuatzin/Dona Luisa : chez le chaman) « I attempt from love’s sickness to fly in vain » (Je tente en vain d’échapper aux maux de l’amour…)
Acte IV – Scène 2 (Dona Luisa & Chœurs) « They tell us that your mighty powers above » (On nous dit que vous, puissants pouvoirs célestes…)
On nous dit que vous, puissants pouvoirs célestes, Savez rendre parfaits vos joies et vos plaisirs par l’amour. Ah ! Comment pouvez-vous accepter les délices d’en haut Et infliger au pauvre amoureux de tels tourments ici-bas ?
Et pourtant, bien que je souffre tant pour ma passion Mon amour restera, comme le vôtre, constant et pur. Souffrir pour lui apaise mes tourments ; Il y a de la joie dans mon chagrin, et de la liberté dans mes chaînes.
Même si j’étais d’essence divine, il ne pourrait m’aimer davantage, Et moi, en retour, j’adore mon adorateur. Ô, de sa chère vie, dieux cléments, prenez donc soin, Car je n’ai pas d’autre part à votre bénédiction.
They tell us that your mighty powers above
Make perfect your joys and your blessings by Love.
Ah! Why do you suffer the blessing that’s there
To give a poor lover such sad torments here?
.
Yet though for my passion such grief I endure,
My love shall like yours still be constant and pure.
To suffer for him gives an ease to my pains
There’s joy in my grief and there’s freedom in chains;
.
If I were divine he could love me no more
And I in return my adorer adore
O let his dear life the, kind Gods, be your care
For I in your blessings have no other share.
Cette Indian Queen singulière possède une indéniable puissance d'esprit et de manière, croisant les continents et les époques presque à la façon de Terra nostra de Fuentes. La partition inachevée de Purcell (1695), composée d'après la pièce de Sir Robert Howard et John Dryden (1664), se mêle à des extraits déclamés de "La Niña blanca y los pájaros sin pies" de la romancière nicaraguayenne Rosario Aguilar (1992).
La Restauration anglaise de 1660, qui ré-ouvrait les théâtres après leur interdiction par le Puritain Cromwell, rencontre ainsi le récit de la Conquista et interroge ces « Indes » dont les saveurs avaient pénétré Londres mais cachaient derrière leur exotisme la fin d'un monde. Sellars vous invite donc à une nouvelle histoire bien différente de l'aimable fantaisie imaginée par Dryden : une partition enrichie d'autres pages de Purcell, une expérience scénique où les souples chorégraphies de Christopher Williams habitent les fresques fauves de l'artiste de rue chicano Gronk, couleurs jaillissantes et totémiques qui semblent braver un demi-millénaire d'impérialisme politique, culturel et intellectuel, jusqu'à un finale rouge sang - auquel fera écho la chemise de Sellars lors de saluts joyeux.
Extrait de l'article de Chantal Cazaux publié le 11/03/2016 dans Avant Scène Opéra
Et quelques mots de Peter Sellars lui-même (en anglais) :
Rien n’est plus amer que la séparation lorsque l’amour n’a pas diminué de force, et la peine semble bien plus grande que le plaisir qui n’existe plus et dont l’impression est effacée.
Giacomo Casanova – « L’histoire de ma vie »
— ¤ —
L’une reste, l’autre part…
De son amour
chacune un jour
se sépare.
L’une chante, l’autre si peu !
La plus triste des deux
ne chante pas le mieux
son adieu.
Deux voix.
Une même tendresse.
Les grands émois
n’ont pas d’adresse.
Charlotte Gainsbourg : Elle reste et chante… si peu :
— ¤ —
Julia Lezhneva : Elle chante… mais ne reste pas :
MANON
Allons !… il le faut ! Pour lui-même ! Mon pauvre chevalier ! Oh ! Oui, c’est lui que j’aime ! Et pourtant, j’hésite aujourd’hui ! Non ! Non, je ne suis plus digne de lui ! J’entends cette voix qui m’entraîne Contre ma volonté : « Manon, tu seras reine, « Reine par la beauté ! »
Je ne suis que faiblesse et que fragilité ! Ah ! malgré moi je sens couler mes larmes.
Devant ces rêves effacés ! L’avenir aura-t-il les charmes De ces beaux jours déjà passés ? Adieu, notre petite table Qui nous réunit si souvent ! Adieu, notre petite table Si grande pour nous cependant ! On tient, c’est inimaginable, Si peu de place… en se serrant… Adieu, notre petite table ! Un même verre était le nôtre, Chacun de nous, quand il buvait, Y cherchait les lèvres de l’autre… Ah ! Pauvre ami, comme il m’aimait ! Adieu, notre petite table ! Adieu !
Jean Delville – Tristan et Iseult (Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles)
Mes bras ouverts tout grands vers toi en un geste de croix
pour y crucifier ton âme en baiser sur la mienne :
doux calvaire de la chair où la douce géhenne
confondra le râle de mort et d’amour en nos voix.
Jean Delville (extrait du très wagnérien poème « Le Désir Suprême » in « Les Horizons Hantés » – Bruxelles, Éditions Lacomblez – 1891)
Tristan – Veux-tu me suivre au pays où le soleil ne luit point ? Veux-tu suivre Tristan ?
Isolde – Au pays dont il parle, Isolde suivra Tristan…
θ
Waltraud Meier (Isolde) – Festival de Bayreuth – 1999. « Liebestod »
Doux et serein, comme il sourit Comme il ouvre les yeux d’un bel air avenant, Le voyez-vous, amis ? Ne le verriez-vous pas ? Lumière toujours plus éclatante Qui va se fixer là-haut Au rang des étoiles resplendissantes ! Ne le voyez-vous pas ? Son cœur se soulève si fièrement Et palpite en une si noble plénitude, De ses lèvres s’exhale, frais et doux, Un souffle d’une tendre suavité, Amis ! Voyez ! Ne le sentez-vous pas ? Ne le voyez-vous pas ? Entendrais-je seule ce murmure Qui m’envahit si merveilleusement, Si paisiblement, si délicieusement dolente, Aveu total, doux recommencements Dont il est source qui me pénètre, s’élève, M’emplissant de sa volupté, de ses nappes de son. Plus claires maintenant et ondoyant autour de moi. Sont-ce des courants de molles brises ? Sont-ce des vagues d’enivrantes senteurs ? Comme elles s’enflent en une houle qui m’enrobe ! Dois-je respirer ? Dois-je écouter ? Dois-je inhaler et me fondre ? Dois-je livrer mon souffle à ces exquisités ? Dans ces flots ondulants, Dans ces modulations d’harmonies, Dans l’esprit qui palpite en un seul battement, Se noyer, sombrer, inconsciente… Joie suprême !
Sa beauté, considérée en elle-même, n’était pas, dit-on, incomparable au point de ravir d’étonnement et d’admiration dès le premier abord. Mais sa fréquentation avait tant d’attrait qu’il était impossible de lui résister. Les charmes de son visage, soutenus par les appâts de sa conversation et par toutes les grâces qui peuvent émaner du plus heureux caractère, laissaient de profondes blessures. Sa voix était d’une douceur extrême.
Plutarque – (« Vie d’Antoine » 27-2)
Difficile pourtant de percevoir dans ce propos de Plutarque une quelconque bienveillance à l’égard de Cléopâtre dont il aura brossé – ainsi que tous les auteurs romains unis dans la partialité de leurs écrits la concernant – un portrait à charge, laissant à l’Histoire, une fois pour toutes, le soin d’associer au nom de cette reine l’image mythique de la femme séductrice, avide de pouvoirs, manipulatrice cupide, traitresse impie et débauchée.
Cléopâtre VII – Altes Museum Berlin
Mais, bien que l’on ait quelques bonnes raisons de douter que Cléopâtre présentât tous les symptômes de l’angélisme, il n’est pas interdit d’imaginer cette reine, que ses détracteurs ont affublée de tous les vices, comme une « femme libre » avant la lettre, acharnée à défendre le royaume des Lagides, réduit alors à l’Égypte, dont elle avait hérité, avec les moyens et les atouts qui étaient les siens : son intelligence, sa culture… et ses charmes. Vils instruments de manigances féminines qui seraient sans doute volontiers devenus outils d’habiles et héroïques manœuvres diplomatiques, s’ils avaient été employés par un roi.
En tout cas, Cléopâtre aura été une merveilleuse aubaine pour les dramaturges, les chorégraphes, les musiciens et librettistes d’opéra, et plus près de nous les cinéastes, qui ont puisé à profusion dans la prodigalité de sa légende.
Plus de cinquante opéras, pour ne considérer que cet aspect de la production artistique qu’elle a inspirée, ont été consacrés à la « Reine des reines ». Beaucoup n’ont connu le bonheur des planches que le temps de quelques représentations et nombre de leurs auteurs sont restés en panne de postérité.
Si les grandes scènes d’opéra sont devenues une véritable résidence pour la Cléopâtre de Haendel (« Giulio Cesare in Egitto »), c’est sur les étagères poussiéreuses des bibliothèques que se sont rassemblées depuis longtemps les reines d’Égypte de Legrenzi, Mattheson, Sartorio, Hasse ou autre Vivaldi.
La jeune et talentueuse soprano suisse, Regula Mühlemann, sans négliger les airs d’anthologie, a redonné vie, le temps d’une aria baroque, à ces « Cléopâtres » inconnues ou méconnues, à l’occasion d’un enregistrement récent. Une compilation des plus heureuses, avec l’ensemble « La Folia Barockorchester » sous la direction de Robin Peter Müller.
Voilà à peine quelques jours, le 14 octobre dernier, l’Opus Klassik 2018, nouveau prix de musique allemand attribué aux artistes et productions de la musique classique, qui remplace le célèbre Echo-Klassik né en 1994, récompensait cette belle renaissance sonore de la protéiforme reine égyptienne de légende.
A voir, à écouter la Cléopâtre de Carl Heinrich Graun, sous les traits de Regula Mühlemann, donner congé d’amour à Arsace, ce prince arabe follement épris d’elle, qui supposerait que la douceur de ce sourire et la lumière éclatante de cette voix ne sont que les atours d’une démarche machiavélique ? La reine fait place nette pour accueillir César qu’elle sait déjà envoûté par son charme.
Et nous donc par celui de Regula !
Tra le procelle assorto si resta il passagiero colpa non ha il nocchiero, ma solo il vento e’l mare.
Colpa non ha se il frutto perde l’agricoltore, ma il nembo che sul fiore lo vienne a dissipar
Si le voyageur reste prisonnier de la tempête ce n’est la faute du rocher, mais celle du vent et de la mer.
Si l’agriculteur perd ses fruits ce n’est point sa faute mais celle du mauvais temps qui en abîma les fleurs.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy