Mais vieillir… ! – 14 – Ensemble

Le véritable amour, toujours modeste, n’arrache pas ses faveurs avec audace, il les dérobe avec timidité. La décence et l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même, et lui seul sait tout accorder au désir sans rien ôter à la pudeur. Bien souvent l’erreur cruelle est de croire que l’amour heureux n’a plus de ménagements à garder avec la pudeur, et qu’on ne doit plus de respect à celle dont on n’a plus de rigueurs à craindre.

Jean-Jacques Rousseau – in « Julie ou La nouvelle Héloïse » – 1761

Picasso – L’Entretien

Le vieux couple

Ce qui me plait dans ce duo
C’est que tu fais la voix du haut
C’est toi qui sais, c’est toi qui dis
C’est toi qui penses et moi je suis
Mais les grands soirs lorsque tu pleures
Quand tu as peur dans ta chaloupe
C’est moi qui parle pendant des heures
Nous sommes en somme un vieux couple

Je n’sais plus où je t’ai connue
C’est à l’école ou au guignol
Je me rappelle cette ingénue
Qui avait perdu la boussole
Depuis je t’empêche de boire
Sauf les grands soirs dans ta chaloupe
Quand tu me chantes tes déboires
Nous sommes en somme un vieux couple

Avec ta tête d’épagneul
Qui n’a pas appris à nager
Avec ma gueule à rester seul
Derrière des demis panachés
Quand les grands soirs dans ta chaloupe
Nous parlons de tes états d’´âme
Et que tu diffames mes femmes
Nous sommes en somme un vieux couple

Le seize août mil’ neuf cent soixante
J’ai marié cette dame charmante
Cinq jours après j’étais parti
Et tu me bordais dans mon lit
Alors a commencé la nuit
Alors a commencé la nuit
Dont on se croyait les étoiles
Mais on n’était que les cigales

On s’est battu on s’est perdu
Tu as souvent refait ta vie
Et le plus beau, tu m’as trahi
Mais tu ne m’en as pas voulu
Et les grands soirs dans ta chaloupe
Tu connais bien mes habitudes
Je connais bien ta solitude
Nous sommes en somme un vieux couple

Mon ami, mon copain, mon frère
Ma vieille chance, ma galère
Mon enfant, mon Judas, mon juge
Ma rassurance, mon refuge
Mon frère, mon faux-monnayeur
Mon ami, mon valet de cœur
Je ne voudrais pas que tu meures
Je ne voudrais pas que tu meures

Paroles : Jean-Loup Dabadie – Musique : Jacques Datin
1972 « Serge Reggiani »

Combien de temps encore…?

Morte non mi ghermire,
ma da lontano annunciati
e da amica mi prendi
come l’estrema delle mie abitudini.

Vincenzo Cardarelli 
(1887-1959) – « Alla morte »

Mort, ne viens pas me saisir
mais de loin, fais-moi signe
et emporte-moi comme une amie,
comme la dernière de mes habitudes.

Θ

Serge Reggiani chante « Le temps qui reste »

Paroles de Jean-Loup Dabadie – Musique de Alain Goraguer

Un cœur en automne /3 : Déjà ?

Hé quoi ?…
Déjà ?…

Amour léger comme tu passes !
A peine avons-nous eu le temps de les croiser
Que mutuellement nos mains se désenlacent.
Je songe à la bonté que n’a plus le baiser.

Un jour partira donc ta main apprivoisée !
Tes yeux ne seront plus les yeux dont on s’approche.
D’autres auront ton cœur et ta tête posée.
Je ne serai plus là pour t’en faire un reproche.

Quoi ? sans moi, quelque part, ton front continuera !
Ton geste volera, ton rire aura sonné,
Le mal et les chagrins renaîtront sous tes pas ;
Je ne serai plus là pour te le pardonner.

Sera-t-il donc possible au jour qui nous éclaire,
A la nuit qui nous berce, à l’aube qui nous rit,
De me continuer leur aumône éphémère,
Sans que tu sois du jour, de l’aube et de la nuit ?

Sera-t-il donc possible, hélas, qu’on te ravisse,
Chaleur de mon repos qui ne me vient que d’elle !
Tandis que, loin de moi, son sang avec délice
Continuera son bruit à sa tempe fidèle.

La voilà donc finie alors la course folle ?
Et tu n’appuieras plus jamais, sur ma poitrine,
Ton front inconsolé à mon cœur qui console,
Rosine, ma
Rosine, ah !
Rosine,
Rosine !

Voici venir, rampant vers moi comme une mer,
Le silence, le grand silence sans pardon.
Il a gagné mon seuil, il va gagner ma chair.
D’un cœur inanimé, hélas, que fera-t-on ?

Eh bien, respire ailleurs, visage évanoui !
J’accepte.
A ce signal séparons-nous ensemble…
Me voici seul ; l’hiver là… c’est bien…
Nuit.
Froid.
Solitude…
Amour léger comme tu trembles !

Henry Bataille (1872-1922)

Les eaux de mon été – 4/ La Seine a rencontré Paris

À Paris – Au souvenir de ma jeunesse

Crépuscule sur Notre-Dame de Paris – Photo : serialpictures.fr

Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants alourdis de sommeil et de faim,
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
Qu’il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
Et, s’accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent !  …

Verlaine – « Nocturne parisien »

Je ne sais, ne sais, ne sais pas pourquoi
On s’aime comme ça, la Seine et moi…

Mathieu Chedid & Vanessa Paradis (« La Seine » 2011)

Baignade – La Seine 1930

Qui est là
Toujours là dans la ville
Et qui pourtant sans cesse arrive
Et qui pourtant sans cesse s’en va

C’est un fleuve
répond un enfant
un devineur de devinettes
Et puis l’œil brillant il ajoute
Et le fleuve s’appelle la Seine
Quand la ville s’appelle Paris
et la Seine c’est comme une personne
Des fois elle court elle va très vite
elle presse le pas quand tombe le soir
Des fois au printemps elle s’arrête
et vous regarde comme un miroir
et elle pleure si vous pleurez
ou sourit pour vous consoler
et toujours elle éclate de rire
quand arrive le soleil d’été…

Jacques Prévert

« La Seine a rencontré Paris » – « Choses et autres » – Gallimard

 

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Montmartre / Sacré-Cœur — La Seine / Notre-Dame
Sans escale !

Voilà, si j’en avais eu un, ce que j’aurais pu inscrire en lettres fluo sur les flancs de mon pousse-pousse dernier cri — comme ceux qu’on trouve désormais rassemblés en troupeaux autour de la pyramide du Louvre — invitant le touriste à fuir la chaleur des sommets pour la brise des berges.

Rue descendant du Sacré-Cœur – Photo : Roman Betík et StillGlimmers.com (2011)

Pas d’effort, un petit coup de pédale en haut de la rue Saint-Vincent  pour amorcer la descente, et on laisse filer… Un clin d’œil plus tard et 128 mètres de dénivelé plus bas, nous voici sous les tours de Notre-Dame, au bord de la Seine.

La Seine, oui, la Seine, courtisane, amante, espiègle, indifférente, confidente, meurtrière et victime, angélique et perverse, la Seine, terriblement humaine, qui a rencontré Paris, comme l’affirme le poète. La Seine et… ses eaux de mon été.

Si, dans mon baluchon pour l’île déserte où je ne manquerai pas de finir mes jours, je devais ne mettre qu’un seul poème qui soit dédié à la Seine — et il y en a tant — je choisirai sans doute ce long hommage que lui adresse Jacques Prévert, avec les mots simples qu’on lui connaît : « La Seine a rencontré Paris ».

Après avoir donné, pour parler de ce fleuve qu’il aimait tant, la parole à ces parisiens qui quotidiennement le côtoient, un enfant, « devineur de devinettes », une amoureuse, un pilote de remorqueur, à un passant guindé, « désabusé », qui ose traiter la Seine — crime de lèse-majesté — de « fleuve comme un autre », le poète s’octroie la conclusion sur « sa petite rivière à [lui] » en une tendre tirade sur le ton gouailleur, entre deux gorgeons, d’un « seigneur des berges ». Une bien sincère déclaration d’amour.

Cette vidéo représente les trois dernières minutes d’un superbe court-métrage réalisé par le cinéaste néerlandais Joris Ivens, en 1957, intitulé, comme le poème de Prévert, « La Seine a rencontré Paris ». Le titre n’a évidemment pas été choisi au hasard.

Pour illustrer le poème, le réalisateur promène sa caméra sur le fleuve afin de saisir, au fil du courant et au fil des vers, toute la diversité des images de la vie qu’engendre la présence de cette eau mythique.

C’est un profond régal empreint d’une certaine nostalgie que de se laisser glisser sur la Seine à travers le Paris populaire d’une époque révolue pour partager un instant, en noir et blanc, le dur labeur d’un marinier ou d’un docker, la franche et naïve gaité d’un enfant heureux de se baigner ou la flânerie romantique d’un couple venu, le soir tombé, abriter son amour derrière les murs d’un quai.

Joris Ivens (1898-1989)

Pour que la balade soit inoubliable — et elle l’est —,  Joris Ivens a choisi de faire dire le texte par Serge Reggiani.
Il a confié les images à André Dumaître qui a prêté son œil talentueux à des réalisateurs tels que, entre autres, Le Chanois, Allégret, Becker, Clouzot.
Pour la partition musicale il a fait appel à l’art subtil de ce compositeur, Philippe-Gérard, décédé il y a peu, dont les musiques ont fait les beaux jours d’Édith Piaf, Yves Montand, Jeanne Moreau ou Juliette Gréco, pour ne citer qu’eux.

Des acteurs ? Pas un seul !

« Il n’y a pas d’acteurs dans ce film, simplement des hommes, des femmes et des enfants qui aiment la Seine. »  (Exergue)

La merveilleuse sensibilité qui émane de ce documentaire provient, à n’en pas douter, de la formidable synergie des talents qui ont participé à sa réalisation. Mais il me semble qu’une telle conjonction de mérites ne saurait suffire à elle seule à gagner pareille hauteur sans la magie créatrice d’une profonde sincérité partagée.

La réalisation ne pouvait qu’émouvoir le jury du Festival de Cannes 1958, autant qu’elle nous touche encore aujourd’hui malgré quelques inévitables rides, soixante années plus tard. Le palmarès ne se fit donc pas attendre, le Grand Prix du court-métrage, cette année-là, fut attribué à :

« La Seine a rencontré Paris »

Le court-métrage version intégrale

—    Ouf ! Bonne nouvelle ! Il paraît que désormais, sur les îles désertes, on peut visionner les vidéos.

A une passante

Il y a comme cela des jours où la poésie nous saute à la gorge sans prévenir, sans pitié.

Que tout à coup la vie décide de nous gratifier, par surprise, sans raison, de la volupté d’un instant exquis, rare, effroyablement court, qui se résume à l’accident heureux d’une insoupçonnable et magnétique rencontre, et nous voilà victime, foudroyée mais béate, d’un tel enchantement.

L’émotion qui nous enserre soudain est inénarrable, tant les images qui la composent s’entremêlent inexplicablement dans un fugace et retentissant désordre de souvenirs, de rêves et d’espérances que l’on croyait enfouis à jamais.

¨Mirror- Portrait par Tigran-Tsitoghdzyan

Alors, comme pour dominer le silence de notre saisissement, devenons-nous spontanément poète. Instinctif mais stérile poète des vers que nous n’avons pas écrits ; ces vers émus de nos grands aînés bercés par le génie, gravés dans notre mémoire et qui dispersent sur l’éphémère d’un si fragile instant le parfum de leur éternité.

Merci, Serge, de dire mes mots !  Merci, Charles, de les avoir, hier, écrits !

Merci Madame, belle inconnue, d’avoir ce matin traversé mon chemin !

« Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté… »

A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Charles Baudelaire