‘En rade’

La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du monde ?

Léopold Sédar Senghor

Je ne puis voir la mer sans rêver de voyages.
Le soir se fait, un soir ami du paysage,
Où les bateaux, sur le sable du port,
En attendant le flux prochain, dorment encor.

Émile Verhaeren – Les Forces tumultueuses

En rade

J’ai longtemps cru que les bateaux voguaient par deux

mais il en est qui dorment seuls
dans le fond des estuaires

Ce n’est ni le froid ni la rouille qui les tourmentent
mais la peur d’être ensablé
sans pouvoir s’entendre dire
Ne t’inquiète pas je vais te tirer de là

Ce qui les tourmente
c’est le silence des marées quand le cœur démâte
le poids de leur propre corps cloué au sol
   quand l’eau se retire

Ce qui les effraie
c’est la nuit qui tombe
l’ombre qui boit la lumière jusqu’à la lie du jour
la crainte d’être mis au rebut pour le reste de la vie

J’ai longtemps cru que les bateaux voguaient par deux

Et je le crois encore
quand un sourire ouvre à marée haute
la longue route des promesses

Bruno Doucey       (écrivain, poète et éditeur)

 

Ceux qui se taisent – Éditions Bruno Doucey, 2016

Tu verras, le jour se lève encore !

Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu
Quand trompé, déçu, meurtri
Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire…

Le jour se lève encore (1993)

Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu
Quand trompé, déçu, meurtri
Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire
Tout seul, dans ton désert
Quand mal, trop mal, on marche à genoux
Quand sourds les hommes n’entendent plus le cri des hommes

Tu verras, l’aube revient quand même
Tu verras, le jour se lève encore
Même si tu ne crois plus à l’aurore
Tu verras, le jour se lève encore

Quand la terre saigne ses blessures
Sous l’avion qui crache la mort
Quand l’homme chacal tire à bout portant
Sur l’enfant qui rêve, ou qui dort
Quand mal, trop mal, tu voudrais larguer
Larguer, tout larguer
Quand la folie des hommes nous mène à l’horreur
Nous mène au dégoût

N’oublie pas, l’aube revient quand même
Et même pâle, le jour se lève encore
Étonné, on reprend le corps à corps
Allons-y puisque le jour se lève encore

Suivons les rivières, gardons les torrents
Restons en colère, soyons vigilants
Même si tout semble fini
N’oublions jamais qu’au bout d’une nuit
Qu’au bout de la nuit, qu’au bout de la nuit

Doucement, l’aube revient quand même
Même pâle, le jour se lève encore

Tu verras
Étonné, on reprend le corps à corps
Continue, le soleil se lève encore
Tu verras, le jour se lève encore…
Tu verras…

Même si…

Encore…

Barbara 1930-1997

« Patience dans l’azur ! »

J’étais seul, j’attendais, tout mon cœur attendait.
Un jour j’ai lu Valéry. J’ai su que mon attente était finie.

Rainer Maria Rilke
– Extrait d’une lettre à l’une de ses amies (1921)
cité par Benoît Peeters in « Paul Valéry – Une vie » (Ed. Champs 2016)

Jean Dupas (1882-1964) – La palme

Palme

À Jeannie

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat ;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision :
— Calme, calme, reste calme !
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion !

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament !

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux…
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre !
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux !

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité :
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité !

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais,
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
Viendra l’heureuse surprise :
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux !

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme !… irrésistiblement !
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament !
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons ;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons !

Paul Valéry 1871-1945

 

in « Charmes » – 1922
(dernier poème du recueil)

Amour ? Espérance ?…

Le grand malheur de cette société moderne, sa malédiction, c’est qu’elle s’organise visiblement pour se passer d’espérance comme d’amour ; elle s’imagine y suppléer par la technique, elle attend que ses économistes et ses législateurs lui apportent la double formule d’une justice sans amour et d’une sécurité sans espérance.

Georges Bernanos (1888-1948)
Georges Bernanos (1888-1948)

Conférence aux étudiants brésiliens – Rio – 1944
(in « Essais et écrits de combats » – La Pléiade)

L’actualité cinglante d’une pareille sentence, 70 ans après les déflagrations qui l’ont sans doute, pour partie, sinon inspirée, du moins renforcée, est plus accablante encore qu’il n’y paraît, car, outre le redoutable rappel de nos vices et de nos carences, elle constitue un terrible témoignage de notre tragique incapacité à apprendre de nos désespoirs vaincus, à grimper, pour grandir, sur les ruines de nos bassesses passées, à libérer du tréfonds de nos cœurs la part, aussi infime soit-elle, de l’enfant que pourtant nous ne pouvons cesser d’être.

Un air de valse ancienne…

Ô que c’est long d’aimer sans voir ce que l’on aime…
De caresser une ombre et de sourire au mur
Et de s’interroger si l’Autre fait de même
Et se sent dans le cœur je ne sais quel fruit mûr
Qui crève de tristesse et d’espérance extrême.

Paul Valery

Paul Valéry
Corona & Coronilla (Editions de Fallois – P. 147)

Edward Munch (1863-1944) - Separation
Edward Munch (1863-1944) – Separation

En chaque homme résonne, toujours recommencée, la plainte d’Orphée. Cri d’amour, désespéré, désespérant, venu du gouffre de la solitude infligée, cri de détresse d’un cœur qu’on divise, qu’on arrache à lui-même.

Parfois, quand, l’espace d’un souffle, sa poitrine endigue son sanglot, une mélodie inattendue ouvre un chemin vers un vieux souvenir. Ô la tendre nostalgie des sourires perdus ! Le scintillement mouillé d’une lueur d’espérance !

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