Initialement publié sur « Perles d’Orphée » le 8/09/2015 sous le titre
« Depuis ‘la chambre des roses' »

Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
Verlaine (« Clair de lune » in « Les fêtes galantes »)
Sed aqua quam ego dabo ei, fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam.
L’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine qui rejaillira jusque dans la vie éternelle.
Jésus à La Samaritaine (Évangile de Jean IV.14)
Mon piano, pour moi, est aussi important que le navire pour le marin, que le coursier pour l’arabe, peut-être même plus encore ; disons que mon piano, jusqu’à présent, est ma parole, ma vie [...] En lui se rassemblent tous mes désirs, mes souvenirs, mes joies et toutes mes peines.
Franz Liszt (1839 – Lettre à Adolphe Pictet)

Il n’est pas très grand l’appartement que le cardinal Hoenlohe, protecteur des artistes et fervent admirateur de Franz Liszt a réservé au pianiste-compositeur, en cet été 1865, dans sa superbe demeure, à quelques galops de la ville éternelle – La Villa d’Este – où il l’invite pour la première fois.
C’est un « colombier » sous les toits de ce majestueux édifice du XVème siècle, depuis lequel le regard survole la vaste plaine pour aller caresser les frontons des palais romains. Un « colombier » niché au-dessus de jardins parsemés d’une myriade de fontaines aux mille jets bavards.

Parmi les trois pièces modestes, mais luxueusement meublées, qui le composent – l’une pour dormir, une autre pour les repas, et une toute petite pour y faire de la musique –, Franz a jeté son dévolu sur ce simple salon qui héberge le piano, et sur les murs duquel s’est figée une douce farandole florale, qui explicite son surnom : « la chambre des roses ».
C’est là, inspiré par la paix ondoyante des lieux, en réponse à cette nature qui lui « parle », qu’il compose, au cours de ses nombreuses villégiatures estivales, quelques uns de ses plus précieux trésors musicaux comme « les variations sur un thème de Bach », les quatre « Méphisto valses », les deux « Légendes », entre autres, et, en 1877, le joyau souverain du cycle des « Années de pèlerinage », représentation sonore de la féérie liquide qui, chaque jour, égaye sa promenade : les « Jeux d’eau de la Villa d’Este » en Fa dièse majeur.
Un véritable poème symphonique pianistique comme Richard Strauss, des années plus tard, en composera pour l’orchestre, avec le bonheur que l’on sait. Ici, la virtuosité du pianiste, si elle est exigée pour insuffler vie à ce tableau sonore, n’est jamais l’objet de l’écriture musicale, et doit simplement ne demeurer qu’un moyen au service de la représentation picturale. « Le modèle de l’eau, ainsi que l’affirme le philosophe Michaël Lévinas, n’est-il pas déjà en soi une écriture de la virtuosité » ?
Légers comme les gouttes cristallines qui tantôt bondissent et clapotent, tantôt glissent et ruissellent, prestes jacasseuses en rangs serrés sur le reflet paresseux d’un bassin où se mire un soleil, les doigts coulent sur les aigus du clavier à la poursuite des perles d’eau frémissante. Ils nous plongent dans le chœur vibrant de ces polyphonies « éthérées » retranscrites par celui qui aura « entendu et contemplé la transparence de l’eau, ses bruissements troubles, multiples, modulés par les espaces acoustiques réverbérés par les loggias et les vasques ».
Comme pour nous asperger l’âme des embruns mystiques d’un printemps gonflé d’espérances, flânons ensemble sous ce soleil romain qui déjà, jadis, réchauffait les marbres d’Hadrien. Là, sous les verts treillis que les cyprès protègent, dans les jardins de Tivoli, recueillons-nous un instant sur le rebord d’un bassin. Après que les cascades tumultueuses auront éclaboussé de lumière nos prunelles ébahies, nous immergerons une fois encore nos regards dans l’ombre reposante de l’onde un temps calmée au pied d’un dieu de pierre. Puis nous lèverons les yeux vers un vieux « colombier » d’où s’écouleront vers nous, arpèges irisés et tierces jaillissantes, les harmonies subtiles d’un vieux piano.
De la « chambre des roses » descendue, nous entendrons la transparence.