Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Dieu, ton plaisir jaloux est de briser les cœurs !
Tu bats de tes autans le flot où tu te mires !
Oh ! pour faire, Seigneur, un seul de tes sourires,
Combien faut-il donc de nos pleurs ?
Stéphane Mallarmé – ‘Élégies‘ II-3
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In everyone’s life there is a summer of ’42
Pourla musique de Michel Legrand
Pour le charme lumineux de Jennifer O’Neil
Pour le juste reflet de l’adolescent qu’incarne Gary Grimes
Pour le film de Robert Mulligan, « Summer of ’42 » (1971)
Pour sentir encore le parfum nostalgique du premier amour… et
Pour, une dernière fois, de ses larmes en goûter le sel
◊
L’adolescence, comme le prétendait François Truffaut, ne laisse-t-elle un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire ?
À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir. Ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer.
Cioran – De l’inconvénient d’être né (1973)
En Italie, à l’époque baroque, on affirmait que la victime d’une morsure de tarentule devait danser, longtemps et avec frénésie, une « tarentelle » pour chasser le mal que l’araignée lui avait inoculé. Mais encore fallait-il, pour que la thérapie fût efficace, que la tarentelle choisie plût à l’araignée…
Aujourd’hui, et depuis La Danza du grand Rossini, la morsure n’est plus obligatoire et la danse se contente parfois de n’être que chantée.
Quant au choix du lieu… tout est désormais permis, du garage à la cuisine en passant par la scène.
Le choix du lieu n’affecte ni le plaisir, ni la bonne humeur… et encore moins la virtuosité.
Côté scène : Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini
Già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, si salterà!
L’ora è bella per danzare,
chi è in amor non mancherà.
Già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, si salterà!
Presto in danza a tondo, a tondo, donne mie venite qua, un garzon bello e giocondo a ciascuna toccherà, finchè in ciel brilla una stella e la luna splenderà. Il più bel con la più bella tutta notte danzerà.
Mamma mia, mamma mia, già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, mamma mia, mamma mia, si salterà.
Salta, salta, gira, gira,
ogni coppia a cerchio va,
già s’avanza, si ritira
e all’assalto tornerà.
Già s’avanza, si ritira e all’assalto tornerà!
Serra, serra, colla bionda, colla bruna và quà e là colla rossa và a seconda, colla smorta fermo sta. Viva il ballo a tondo a tondo, sono un Re, sono un Pascià, è il più bel piacer del mondo la più cara voluttà.
Mamma mia, mamma mia, già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, mamma mia, mamma mia, si salterà.
Frinche, frinche, frinche, frinche, frinche, frinche, mamma mia, si salterà.
La! la ra la ra la ra la la ra la
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Côté garage : Louis de Funès – Le Corniaud – Film de Gérard Oury – 1965
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Côté cuisine (avec ustensile) : Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini
Dans le malheur, l’amour devient plus grand et plus noble.
Gabriel Garcia-Marquez
(« L’amour au temps du choléra » – 1985)
May all your storms be weathered
And all that’s good get better *
Shirley Horn – « Here’s to life »
* Puisses-tu surmonter toutes tes tempêtes Et embellir tous tes bonheurs
En 2011, vision prémonitoire pour le moins, David Mackenzie réalise un film, « PERFECT SENSE », dont le synopsis est le suivant :
Le monde des humains est frappé par une étrange épidémie qui détruit progressivement les cinq sens des personnes atteintes par le virus. Le monde perd ses repères, ses équilibres. Au cœur de cette tragédie un cuisinier, que la pandémie prive d’une large part de son activité, et une brillante infectiologue, aussi engagée que perplexe, tombent amoureux…
Une voix off conduit le récit entre effroi et romantisme jusqu’à une scène finale particulièrement poignante.
Un youtubeur dont je ne connais que la signature, OS. BEND, a eu, il y a peu, la belle idée de réaliser un montage de quelques images du film sur un standard du Jazz vocal, aussi cher à mes oreilles qu’à mon cœur, – qui, précision importante, n’est pas la musique originale du film, composée par Max Richter. Cette judicieuse bande son de substitution c’est « Here’s To Life », de et par Shirley Horn dans la superbe version qu’elle enregistra aux studios Verve en 1992.
Ce talentueux mixage, par l’harmonie qu’il entretient entre les images choisies, la grâce naturelle des deux acteurs, Eva Green et Edward McGregor, qui les enlumine, et la voix magique de Shirley Horn, si simplement romantique, ajoute au souvenir de ce film un très émouvant supplément de poésie.
L’amour, comme un sixième sens que la catastrophe n’atteint pas…
No complaints and no regrets I still believe in chasing dreams and placing bets But I had learn that all you give is all you get So give it all you got
.
I had my share I drank my fill And even though I’m satisfied I’m hungry still To see what’s down another road beyond the hill And do it all again
.
So here’s to life And every joy it brings So here’s to life To dreamers and their dreams
.
Funny how the time just flies How love can go from warm hellos To sad goodbyes And leave you with the memories you’ve memorized To keep your winters warm
.
For there’s no yes in yesterday And who knows what tomorrow brings or takes away As long as I’m still in the game I want to play For laughs for life for love
.
So here’s to life And every joy it brings Here’s to life For dreamers and their dreams May all your storms be weathered And all that’s good get better
Here’s to life Here’s to love Here’s to you May all your storms be weathered And all that’s good get better
. Here’s to life Here’s to love Here’s to you
— ¤ —
En décembre 2020, un billet publié sur « De Braises et d’Ombre » :
Première évocation dans un billet publié le 27/12/2013 sur le blog « Perles d’Orphée » sous le titre « L’Art de perdre »
Few women write major poetry. . . . Only four stand with our best men: Emily Dickinson, Marianne Moore, Elizabeth Bishop and Sylvia Plath.
Robert Lowell
I’d rather be called ‘the 16th poet’ with no reference to my sex, than one of 4 women—even if the other three are pretty good.
Elizabeth Bishop
Elizabeth Bishop 1911-1979
L’art de perdre
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ; tant de choses semblent si pleines d’envie d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.
Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit. Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
Puis entraîne toi, va plus vite, il faut étendre tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.
J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie ! Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes, des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays. Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.
Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste que j’aime) je n’aurai pas menti. A l’évidence, oui, dans l’art de perdre il n’est pas trop dur d’être maître même si il y a là comme (écris–le !) comme un désastre.
« Géographie III », traduction de Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard (Circé, 1991, p. 58 et 59.)
§
Le cinéaste brésilien Bruno Barreto (« 4 jours en septembre » , « Dona Flor et ses deux maris »), a réalisé en 2012, sous le titre brésilien « Flores Raras », ou américain, « Reaching for the moon » (Atteindre la lune), un film retraçant un épisode important de la vie d’Elizabeth Bishop. Film émouvant, à la fois sensuel et poétique, sur la période brésilienne d’Elizabeth Bishop dans les années 1950-60.
Miranda Otto lit dans cet extrait du film le poème « One Art » :
One art
The art of losing isn’t hard to master ; so many things seem filled with the intent to be lost that their loss is no disaster.
Lose something every day. Accept the fluster of lost door keys, the hour badly spent. The art of losing isn’t hard to master.
Then practice losing farther, losing faster : places, and names, and where it was you meant to travel. None of these will bring disaster.
I lost my mother’s watch. And look ! my last, or next-to-last, of three loved houses went. The art of losing isn’t hard to master.
I lost two cities, lovely ones. And, vaster, some realms I owned, two rivers, a continent. I miss them, but it wasn’t a disaster.
– Even losing you (the joking voice, a gesture I love) I shan’t have lied. It’s evident the art of losing’s not too hard to master though it may look (Write it !) like disaster.
Nous sommes faits d’un étrange mélange d’acides nucléiques et de souvenirs, de rêves et de protéines, de cellules et de mots.
Pr. François Jacob (Prix Nobel de Médecine 1965) Extrait du discours de réception à l’Académie Française – 1997
∞
Ce n’était pas le meilleur Hitchcock, en effet, mais nous étions si jeunes… Il y a plus de soixante ans (le nombre est moins impressionnant écrit en lettres).
Pouvions-nous résister à la beauté sensuelle de Grace Kelly et au charme élégant de Cary Grant ? L’intrigue était certes bien faible, mais le couple si beau dans le décor de carte postale de la Côte d’Azur des années 1950. Quel adolescent de l’époque ne s’y serait pas laissé prendre ?
Alors si vous rencontrez Alfred, ne lui dites pas qu’on a découvert l’internaute qui, après toutes ces années, a rembobiné le film, choisi quelques plans et refait un montage plaisir-souvenir.
Ne lui dites surtout pas qu’elle a poussé le bouchon jusqu’à mixer une nouvelle bande son de 1970 : Ray Charles et Mary Ann Fisher chantant « Sweet memories » – musique de circonstances, n’est-ce pas ? Un enchantement !
Pour ma part, un vrai régal entre souvenir et rêve… L’effet vieillesse, sans doute !
Après avoir visionné la vidéo en boucle 1392 fois, ou un peu plus peut-être, il était temps que je la partage…
Doux souvenirs
Mon monde est comme une rivière aussi sombre que profonde Nuit après nuit, le passé s’infiltre et traverse tous mes sommeils Mes jours ne sont pour moi qu’un flux de vide interminable Traversés seulement par les éclairs fugaces du souvenir d’elle.
Doux souvenirs ! Doux souvenirs !
Elle s’est encore glissée dans le silence de mes rêves la nuit dernière Errant de pièce en pièce, elle allume chaque lumière Son rire coule comme l’eau de la rivière à la mer Et la tristesse m’emporte alors que je m’accroche à mes souvenirs.
Puissiez-vous tous, dans 366 jours, à l’heure du bilan, puiser dans les reflets de ce petit joyau extrait du film de Vincente Minnelli, « Un américain à Paris » (1951), les épithètes qui qualifieront votre année 2020 alors finissante !
Ainsi aura-t-elle été telle que je vous la souhaite :
Trouvez le rythme,
Chantez la musique,
Partagez l’amour !
Que demander de plus ?
« I got rythm » (composition de George Gershwin) – Gene Kelly
I got rhythm, I got music I got my gal, who can ask for anything more?
Happy New Year !
May you all, in 366 days, at the time of the review, draw on the reflections of this little jewel taken from Vincente Minnelli’s film, « An American in Paris » (1951), the epithets that will qualify your 2020 year coming to an end!
Thus it will have been as I wish it to you:
smiling…. flowering… cheerful…. talented…. friendly… luminous…. full of energy… harmonious… tonifying…. cheerful… light…. optimistic… generous…
… Simply happy!
Get rhythm…
Get music…
Get love!
Who could ask for anything more?
Non, non, arrêtez donc de faire l’abeille, et ne cherchez-pas un quelconque exercice de diction du style « J’examine cet axiome de Xénophon sur les exigences… » !
C’est plutôt d’écoute qu’il s’agit :
Une des plus grandes sopranos classiques chante à voix douce, avec la chaude tessiture, suave et élégante, de son registre mezzo-soprano, une mélodie jazzy écrite en 1943 par Harry Warren (paroles) et Mack Gordon (musique), arrangée par Alexandre Desplat en 2017 pour devenir une compositions essentielle de la bande son du film de Guillermo del Toro, « The Shape of Water » (La Forme de l’eau).
— So fantastic, so romantic, ce film, , a obtenu le Lion d’Or à la Mostra de Venise en 2017 et 4 Oscars à la 90ème Cérémonie des Oscars, début 2018 (Meilleur Film – Meilleur réalisateur – Meilleurs décors… et – tiens, tiens ! – Meilleure musique)
La belle jeune femme, annéessoixante, qui régale ici, devant son micro, nos yeux et nos oreilles, c’est la tout simplement merveilleuse…
Renée Fleming
« Tu ne sauras jamais… »
You’ll never know Just how much I miss you You’ll never know Just how much I care
And if I tried I still couldn’t hide My love for you You oughta know For haven’t I told you so A million or more times
You went away and my heart went with you I speak your name in my every prayer If there is some other way to prove that I love you I swear, I don’t know how
You’ll never know if you don’t know now
You’ll never know Just how much I miss you You’ll never know Just how much I care
You said goodbye Now stars in the sky Refuse to shine Take it from me, it’s no fun to be alone
With moonlight and memories You went away and my heart went with you I speak your name in my every prayer If there is some other way to prove that I love you I swear, I don’t know how
La passion amène la souffrance… Quelle puissance calmera le cœur oppressé qui a tout perdu ? Où sont les heures si vite envolées ? Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau : ton âme est troublée, ta résolution confuse. Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !
Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ; elle entremêle des mélodies sans nombre, pour pénétrer le cœur de l’homme, pour le remplir de l’éternelle beauté : les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration, le mérite divin des chants comme des larmes.
Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore, qu’il bat, et voudrait battre, pour se donner lui-même, à son tour, avec joie, en pure reconnaissance de cette magnifique largesse. Alors se fit sentir – oh ! que ce fût pour jamais ! la double ivresse de la mélodie et de l’amour.
Goethe à l’âge de 78 ans – Aquarelle de Josef Karl Stieler
Johann Wolfgang Goethe (1749-1832)
In « Trilogie de la passion » – 1827
(Traduit de l’allemand par Jacques Porchiat)
C'est à Marienbad, en 1821, que Goethe, alors âgé de 72 ans, connaît sa dernière grande passion amoureuse. Il vient de faire la rencontre d'une jeune soprano de 17 ans, Ulrike von Levetzow, et en tombe éperdument amoureux.
Deux années plus tard, le refus des parents de la jeune fille de lui accorder sa main plonge le grand écrivain dans une profonde mélancolie qui lui inspirera de merveilleux poèmes, et en particulier l'un de ses plus beaux, l'"Élégie de Marienbad".
Pendant l'été 1823, alors qu'il se réfugie plus que jamais dans la musique, il est infiniment séduit par le jeu engagé et virtuose de la pianiste polonaise Maria Szymanowska (qui ne sera pas étrangère au style brillant de Chopin).
Quelques jours après le récital, il lui envoie ce poème, "Réconciliation", très empreint encore de ses ressentis amoureux, pour la remercier des vives émotions que sa musique a attisées en lui.
∑
Irina Lankova joue « Élégie » Opus 3 – N°1 de Sergueï Rachmaninov :
Sergueï Rachmaninov en 1892
Cette "Élégie" fait partie des cinq "Morceaux de fantaisie", opus 3, que Rachmaninov compose en 1892, à l'âge de 19 ans.Dès son ouverture, cette pièce exprime, une profonde et bouleversante mélancolie qui, en se développant, gagne en intensité et en beauté.
Chaleureuse, une réconfortante mélodie vient alors éclairer d'un bref trait d'espérance son ténébreux chemin.
Mais la musique retourne à la gravité de sa méditation et s'estompe jusqu'à s'éteindre presque, avant que ne réapparaisse, encore plus triste et plus émouvant, le premier thème.
Elle se cabre enfin dans une ultime convulsion puis se résigne à abandonner les harmonies des derniers accords aux ombres chères de la nuit qui marche.
Pour Giuseppe Tornatore (« Stanno tutti bene » – « 1900, La légende du pianiste sur l’océan » – « The best offer » …)
Pour la mémoire de Philippe Noiret
Pour Jacques Perrin
Pour Toto, à la gloire de la lumière magique des rêves de l’enfance
Pour l’inoubliable musique d’Ennio Morricone qui de chaque note fait jaillir une image
Pour la passion qui relie les âmes
Pour l’émotion
Pour le rire, pour les larmes
Pour le souvenir et pour le plaisir
Pour l’amour de l’Art :
Les dernières minutes d’un film inoubliable :
« CINEMA PARADISO » (septembre 1989)
Salvatore a grandi.
Il est loin le petit Toto de la fin des années 40 qui vit pauvrement avec sa mère et sa sœur dans le village de Giancaldo, en Sicile, attendant vainement que son père revienne du front russe.
C'est l'époque où il découvre le cinéma dans l'unique salle du village. Fasciné, curieux de visionner toutes les images possibles, et surtout celles que le curé a censurées, il prend racine dans la cabine de projection d'Alfredo. Après avoir rechigné contre ses intrusions, Alfredo, attendri par le jeune garçon finit par attendre ses visites et chaque rencontre est une occasion de lui transmettre les techniques et les astuces du métier.
Un soir, un accident de projection provoque un incendie qui détruit la salle de cinéma. Grâce à l'intervention courageuse du jeune Salvatore, Alfredo garde la vie sauve mais perd l'usage de ses yeux.
Un ancien du village, gagnant de la loterie, reconstruit la salle de cinéma et Toto en devient le nouveau projectionniste.
Sa relation amoureuse avec la jeune Elena ne résiste pas à la séparation imposée par le service militaire : Elena quitte la Sicile avec ses parents pendant cette période.
Toto suit le conseil de son ami Alfredo, il quitte définitivement le village et s'installe à Rome où il entreprend une brillante carrière cinématographique qui fera de lui un metteur en scène respecté et fortuné.
Revenu à Giancaldo 30 ans plus tard pour l'enterrement d'Alfredo, il assiste triste et impuissant à la transformation du cinéma, fermé depuis longtemps, en parking.
De retour à Rome après cette immersion dans son passé, il s'apprête à visionner la bobine que lui a remise la veuve d'Alfredo. Il découvre avec une profonde émotion le formidable témoignage d'amicale complicité que le vieil Alfredo, avant de mourir, avait réalisé à son intention : un montage de toutes ces séquences que le curé avait alors fait couper avant projection, les jugeant par trop licencieuses. Celles-là mêmes qui attisaient ardemment jadis la curiosité d'enfant d'un jeune Toto passionné de cinéma.
Whistler – Variations en violet et vert (Musée d’Orsay)
On cogne près de l’âtre, avec un tisonnier, on viole dans la nuit étoilée, on assassine les soirs de pleine lune, et l’aube complice éclaire la fuite du coupable de la nuit… Et pourtant !…
Au coin du feu, sous les étoiles, au clair de lune, dès potron-minet … Il y a des expressions circonstancielles, comme celles-ci, qui, me semble-t-il, se refusent à introduire toute évocation violente ou dramatique ; et qui, a contrario, appellent spontanément à leur suite les images douces et paisibles des bonheurs simples.
Ainsi, qui, après au bord de l’eau, attend-il l’image de ce poisson mort rejeté par les flots ? la plainte désespérée du pêcheur devant son lac devenu infécond ? ou le rappel de la terrible noyade de cette innocente enfant ?
Au bord de l’eau demande au temps une courte pause, un instant de paix loin des tracas du monde, pour, comme dit le poète, « sentir l’amour, devant tout ce qui passe, ne point passer ».
Au bord de l’eau
S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser ;
À l’horizon, s’il fume un toit de chaume,
Le voir fumer ;
Aux alentours si quelque fleur embaume,
S’en embaumer ;
[…]
Entendre au pied du saule où l’eau murmure
L’eau murmurer ;
Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,
Le temps durer ;
Mais n’apportant de passion profonde
Qu’à s’adorer,
Sans nul souci des querelles du monde,
Les ignorer ;
Et seuls, tous deux devant tout ce qui lasse,
Sans se lasser,
Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,
Ne point passer !
.
Sully Prudhomme
.
≅
.
Au bord de l’eau !Cette expression, pour ma part, ne peut pas ne pas évoquer, tel un réflexe pavlovien, le souvenir heureux de cette chanson heureuse que chante Jean Gabin dans le célèbre film de Julien Duvivier, « La belle équipe » (1936).
.
Une bande de copains au chômage gagne à la loterie nationale et décide d’ouvrir une guinguette en banlieue parisienne, à Nogent, au bord de l’eau. L’équilibre de leur amitié ne résistera pas aux coups du destin et la rivalité amoureuse qui oppose les deux derniers compagnons de l’équipe donnera le coup de grâce à la joyeuse aventure.
.
Mais, seuls les bons souvenirs résistent à l’usure du temps. Et mon plaisir est toujours à son comble chaque fois que le hasard m’invite à l’inauguration de cette guinguette populaire pour partager la franche joie collective qui irradie ce beau dimanche ensoleillé… au bord de l’eau.
Crépuscule sur Notre-Dame de Paris – Photo : serialpictures.fr
Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants alourdis de sommeil et de faim,
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
Qu’il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
Et, s’accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent ! …
Verlaine – « Nocturne parisien »
Je ne sais, ne sais, ne sais pas pourquoi
On s’aime comme ça, la Seine et moi…
Mathieu Chedid & Vanessa Paradis (« La Seine » 2011)
≈
Baignade – La Seine 1930
Qui est là Toujours là dans la ville Et qui pourtant sans cesse arrive Et qui pourtant sans cesse s’en va
C’est un fleuve répond un enfant un devineur de devinettes Et puis l’œil brillant il ajoute Et le fleuve s’appelle la Seine Quand la ville s’appelle Paris et la Seine c’est comme une personne Des fois elle court elle va très vite elle presse le pas quand tombe le soir Des fois au printemps elle s’arrête et vous regarde comme un miroir et elle pleure si vous pleurez ou sourit pour vous consoler et toujours elle éclate de rire quand arrive le soleil d’été…
Jacques Prévert
« La Seine a rencontré Paris » – « Choses et autres » – Gallimard
≈ ≈ ≈
Montmartre / Sacré-Cœur — La Seine / Notre-Dame Sans escale !
Voilà, si j’en avais eu un, ce que j’aurais pu inscrire en lettres fluo sur les flancs de mon pousse-pousse dernier cri — comme ceux qu’on trouve désormais rassemblés en troupeaux autour de la pyramide du Louvre — invitant le touriste à fuir la chaleur des sommets pour la brise des berges.
Rue descendant du Sacré-Cœur – Photo : Roman Betík et StillGlimmers.com (2011)
Pas d’effort, un petit coup de pédale en haut de la rue Saint-Vincent pour amorcer la descente, et on laisse filer… Un clin d’œil plus tard et 128 mètres de dénivelé plus bas, nous voici sous les tours de Notre-Dame, au bord de la Seine.
La Seine, oui, la Seine, courtisane, amante, espiègle, indifférente, confidente, meurtrière et victime, angélique et perverse, la Seine, terriblement humaine, qui a rencontré Paris, comme l’affirme le poète. La Seine et… ses eaux de mon été.
Si, dans mon baluchon pour l’île déserte où je ne manquerai pas de finir mes jours, je devais ne mettre qu’un seul poème qui soit dédié à la Seine — et il y en a tant — je choisirai sans doute ce long hommage que lui adresse Jacques Prévert, avec les mots simples qu’on lui connaît : « La Seine a rencontré Paris ».
Après avoir donné, pour parler de ce fleuve qu’il aimait tant, la parole à ces parisiens qui quotidiennement le côtoient, un enfant, « devineur de devinettes », une amoureuse, un pilote de remorqueur, à un passant guindé, « désabusé », qui ose traiter la Seine — crime de lèse-majesté — de « fleuve comme un autre », le poète s’octroie la conclusion sur « sa petite rivière à [lui] » en une tendre tirade sur le ton gouailleur, entre deux gorgeons, d’un « seigneur des berges ». Une bien sincère déclaration d’amour.
Cette vidéo représente les trois dernières minutes d’un superbe court-métrage réalisé par le cinéaste néerlandais Joris Ivens, en 1957, intitulé, comme le poème de Prévert, « La Seine a rencontré Paris ». Le titre n’a évidemment pas été choisi au hasard.
Pour illustrer le poème, le réalisateur promène sa caméra sur le fleuve afin de saisir, au fil du courant et au fil des vers, toute la diversité des images de la vie qu’engendre la présence de cette eau mythique.
C’est un profond régal empreint d’une certaine nostalgie que de se laisser glisser sur la Seine à travers le Paris populaire d’une époque révolue pour partager un instant, en noir et blanc, le dur labeur d’un marinier ou d’un docker, la franche et naïve gaité d’un enfant heureux de se baigner ou la flânerie romantique d’un couple venu, le soir tombé, abriter son amour derrière les murs d’un quai.
Joris Ivens (1898-1989)
Pour que la balade soit inoubliable — et elle l’est —, Joris Ivens a choisi de faire dire le texte par Serge Reggiani.
Il a confié les images à André Dumaître qui a prêté son œil talentueux à des réalisateurs tels que, entre autres, Le Chanois, Allégret, Becker, Clouzot.
Pour la partition musicale il a fait appel à l’art subtil de ce compositeur, Philippe-Gérard, décédé il y a peu, dont les musiques ont fait les beaux jours d’Édith Piaf, Yves Montand, Jeanne Moreau ou Juliette Gréco, pour ne citer qu’eux.
Des acteurs ? Pas un seul !
« Il n’y a pas d’acteurs dans ce film, simplement des hommes, des femmes et des enfants qui aiment la Seine. » (Exergue)
La merveilleuse sensibilité qui émane de ce documentaire provient, à n’en pas douter, de la formidable synergie des talents qui ont participé à sa réalisation. Mais il me semble qu’une telle conjonction de mérites ne saurait suffire à elle seule à gagner pareille hauteur sans la magie créatrice d’une profonde sincérité partagée.
La réalisation ne pouvait qu’émouvoir le jury du Festival de Cannes 1958, autant qu’elle nous touche encore aujourd’hui malgré quelques inévitables rides, soixante années plus tard. Le palmarès ne se fit donc pas attendre, le Grand Prix du court-métrage, cette année-là, fut attribué à :
« La Seine a rencontré Paris »
Le court-métrage version intégrale
— Ouf ! Bonne nouvelle ! Il paraît que désormais, sur les îles désertes, on peut visionner les vidéos.
[…] Ne joue pas avec l’eau, ne l’enferme pas, ne la freine pas, c’est elle qui joue dans les gouttières, turbines, ponts, rizières, moulins et bassins de salines. C’est l’alliée du ciel et du sous-sol, elle a des catapultes, des machines d’assaut, elle a la patience et le temps : tu passeras toi aussi, espèce de vice-roi du monde, bipède sans ailes, épouvanté à mort par la mort jusqu’à la hâter.
Erri De Luca « Digue » in « Œuvre sur l’eau » (traduction Danièle Valin)
≈
Et nous avons fait de l’eau toute chose vivante.
Coran (21-30)
≈
Ah ! L’inégalable délice d’un verre d’eau fraîche quand l’herbe cuit sous le puissant soleil d’été ! L’exquise caresse d’une vague venue du bout de l’océan offrir à nos chevilles sa dernière seconde d’écume. La vivifiante grâce pour nos pommettes saumonées d’un nuage d’embruns né, dans le lit défait d’un torrent, des tumultes de l’impossible amour de l’onde et du rocher.
Ah l’incommensurable bonheur de l’eau !…
Peder Severin Krøyer – 1899 – « Soir d’été sur la plage de Skagen » (le peintre et son épouse)
Pour ma part, cet été, calfeutré derrière mes persiennes closes, ces douces sensations je les aurais ressenties au travers d’un incessant voyage entre le goulot d’une bouteille d’eau minérale et le pommeau de ma douche bienfaisante. Mais pas que…
Loin — autant que Gaston Bachelard me le permit — de la méditation philosophique sur la force et les formes du symbole, loin des considérations interminables sur le génie et le pouvoir de l’élément, loin des réflexions écologiques modernes sur les problématiques de la raréfaction programmée d’un aussi fondamental constituant de la vie, j’ai choisi, pendant la canicule, de faire le voyage sensuel de l’eau avec les rêveurs, les contemplatifs, j’ai nommé — la précision est-elle nécessaire ? — les artistes : peintres, musiciens, cinéastes, danseurs et autres poètes, si nombreux à avoir trempé leur sensibilité dans l’onde inspirante… Sans eux, mon âme, cet été, aurait vraiment souffert de sécheresse.
C’est le plaisir des moments d’intense et fraîche rêverie qu’ils m’ont offerts que j’ai souhaité ici partager, fidèle, comme toujours, à l’esprit de cet espace, recueil intime de mes émotions esthétiques.
Viendrez-vous vous baigner dans les eaux de mon été ?
≈
Une flaque contient un univers.
Un instant de rêve contient une âme entière.
Gaston Bachelard
« L’eau et les rêves – Essai sur l’imagination de la matière » (1942) – Partie 3 – Chap. 2
Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac – Acte V, Scène 6)
Roxane et sœur Marthe (1909) – Cyrano de Bergerac via vintagemarlene.tumblr.com
Ah! Roxane ! Légendaire Roxane, dont la robe fut peut-être la première que j’eus jadis, adolescent déjà rêveur de gloires illusoires, envie de suivre éperdument…
Roxane aux multiples visages, d’abord précieuse fréquentant les salons où l’on devisait sur LeTendre ; gamine, se laissant séduire par les mirages des apparences, découvrant l’amour au travers des mots, sur un balcon ; intrépide héroïne traversant seule les lignes de front, certaine de la profondeur inconditionnelle de son amour, indépendant désormais de la beauté de l’aimé ; bien jeune veuve, enfin, vierge et fidèle, retirée dans un couvent pour conserver intact le souvenir de cet amour.
§
Roxanne ! You don’t have to wear that dress tonight
Walk the streets for money
You don’t care if it’s wrong or if it’s right.*
« Roxanne » – Chanson de Sting (1978)
*Roxanne, tu n’es pas obligée de porter cette robe ce soir De marcher dans la rue pour de l’argent Tu n’en as rien à faire de savoir si c’est bien ou si c’est mal !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy