Reines Tudor 2/ ANNA BOLENA

Anne Boleyn – Artiste inconnu © National Portrait Gallery, London

Le roi Enrico (Henry VIII) n’est pas à une injustice près pour arriver à ses fins :
Après avoir répudié, au prix d’un schisme avec Rome, Catherine d’Aragon, sa première épouse, pour s’unir à Anna Bolena (Anne Boleyn), dont il était alors très épris, il n’a de cesse désormais de trouver un prétexte pour se défaire de ce lien qui, certes le prive d’une descendance mâle, mais surtout, qui lui interdit de vivre sa nouvelle passion pour Giovanna (Jane Seymour), dame d’honneur de la reine, qui se refuse à toute relation hors mariage.
Par un vil stratagème consistant d’abord à faire rentrer d’exil l’ancien amant d’Anna, Lord Percy, toujours épris d’elle, puis à les réunir à leur insu et enfin à les « surprendre » lors de cette rencontre, le roi se construit un injuste mais imparable argument : l’impardonnable adultère de la reine.

S’en suivent l’inévitable emprisonnement des deux innocents bernés, et leur condamnation à mort. Malgré ses suppliques auprès du roi Enrico, Giovanna n’en obtiendra aucune grâce. Elle aura au moins regagné la confiance de la reine Anna qui, ayant compris la supercherie du roi, aura pardonné à sa suivante submergée par l’émotion.

Exécution de Anne Boleyn

A la fin du deuxième et dernier acte de l’opéra, alors que les cloches et les canons annonçant l’union d’Enrico et de Giovanna retentissent jusque sous les voûtes de la Tour de Londres, l’ultime scène montre Anna, dominée par le délire, qui s’imagine revivre son mariage « inique » avec Enrico, alors qu’on se prépare à la conduire vers le bourreau.
Dans un élan lyrique des plus virtuoses, avant d’offrir crânement sa nuque à la lame fatale, la reine déchue Anna Bolena lance un appel à la miséricorde qui cache à peine la malédiction qu’elle adresse au nouveau couple royal.

Sur un rythme ternaire obstiné, cinglé de notes héroïques, l’appel à la miséricorde apparaît comme une malédiction proférée à l’encontre du couple illégitime.
La reine se dresse, menaçante devant ses assassins. Faut-il voir dans la dichotomie entre geste vocal et verbal un nouveau trouble du comportement ?  Si oui, cet ultime coup de folie serait coup de génie.

Christophe Rizoud – « Forumopera.com » (02/06/2014)

Coppia iniqua, l'estrema vendetta
non impreco in quest'ora tremenda;
nel sepolcro che aperto m'aspetta
col perdon sul labbro si scenda,
ei m'acquisti clemenza e favore
al cospetto d'un Dio di pietà.

Couple inique, je n’invoque pas 
en cette heure terrible,
une vengeance extrême ;
dans le tombeau qui, ouvert, m’attend,
je veux descendre le pardon aux lèvres
en présence d’un Dieu de miséricorde.

Anna NetrebkoMetropolitan Opera – 15 octobre 2011

§

L’opéra romantique et le Bel Canto, par les performances vocales exceptionnelles qu’ils exigent des sopranos à qui ils confient les notes les plus haut perchées et les vocalises extrêmes, font naturellement la part belle à la prima donna. On ne s’étonnera donc pas du fait que le succès de ces opéras demeure indissociable de la qualité des sopranos qui en incarnent les grands rôles.

Ainsi a-t-on dit en 1830, lors de la création d’Anna Bolena, que Giuditta Pasta, la célèbre soprano de l’époque, comptait pour beaucoup dans le triomphe de cet opéra, grâce en particulier à la chaleur de son timbre et à ses qualités d’improvisation vocale.

Il fallut attendre 1957 et la magnifique interprétation de La Callas à la Scala de Milan pour que le rôle ressuscitât.
Anna Netrebko, au sommet de son art au début des années 2010, reprenait alors le flambeau, au Staatsoper de Vienne d’abord, puis au Met.*

* Ces affirmations largement partagées ne se veulent en aucune manière la marque d'un quelconque irrespect ou manque de considération envers toutes ces grandes cantatrices qui ont incarné le rôle dans l'intervalle, telles que Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Beverly Sills, ou Edita Gruberova.
Qu'elles soient toutes ici honorées pour leur immense talent !

A suivre : « Reines Tudor 3/ MARIA STUARDA »

Reines Tudor 1/ Une introduction

Anna Bolena (Acte II – Scène 12) – Gaetano Donizetti

Injustement enfermée à la Tour de Londres où elle attend son exécution, la Reine d’Angleterre, Anna Bolena, émet un dernier rêve désespéré :

Al dolce guidami Castel natìo,
Ai verdi platani,
Al queto rio.
Che i nostri mormora

Sospiri ancor.
Ah ! Colà, dimentico

De’ corsi affanni.
Un giorno rendimi

De’ miei prim’ anni
Un giorno solo
Del nostro amor
.
Ramène-moi au doux château natal,
Sous les verts platanes,
Près du ruisseau tranquille.
Nos soupirs
Y murmurent encore.
Ah ! Là, j’oublie
Mes ennuis accablants.
Un jour, rends-moi
Un jour seulement
De mes jeunes années.
Un jour de notre amour.

Gaetano Donizetti vers 1830

Malgré les grandes libertés qu’il a prises avec l’Histoire, Gaetano Donizetti, maître ô combien prolixe du belcanto, aura, avec ses opéras romantiques, probablement bien plus contribué à la notoriété posthume des Reines Tudor que les plumes les plus exigeantes des biographes et des historiens de la Couronne d’Angleterre. — Le sang du drame ne paraîtrait-il pas plus rouge encore au travers de l’émotion théâtrale et du pouvoir hypnotique de la voix que dans l’imaginaire suggéré par des mots sur la page, fussent-ils scrupuleusement imprégnés de vérité historique ?

D’après Hans Holbein le Jeune, Henri VIII, 1536 –  © National Portrait Gallery, London

Après les dramaturges, les scénaristes, leur temps venu, emboîteront volontiers le pas au librettiste… Il est vrai que le roi Henri VIII Tudor, insatiable consommateur d’épouses, qu’il répudie ou exécute à loisir, affichant à la face de l’histoire ses comportements de monstre sanguinaire, révèle à chacun une source intarissable de caractères bouleversants et de situations dramatiques parmi les plus inspirantes pour qui cherche à représenter le tragique dans son art.

Aussi divers que furent les succès de ses nombreux opéras entre 1816 et 1845, c’est essentiellement au travers du tragique que Donizetti a trouvé la trame profonde de son inspiration. Inspiration dramatique qui atteindra sans doute le point culminant de son expression dans la très remarquable (et tellement virtuose) « scène de la folie » de Lucia de Lammermoor, son opéra emblématique de 1835, – qu’il écrivit, pour la petite histoire, en trois semaines seulement…

Déjà, dans les années précédant ce chef-d’œuvre, le compositeur avait éprouvé un réel intérêt pour les rois et reines de la mythique dynastie Tudor dont Henri VIII, tyran pervers et égoïste, avait, au milieu du XVIème siècle anglais, commencé à écrire l’histoire en lettres de sang.  Ainsi, en cette première moitié du XIXème siècle, dans une « trilogie », qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une, Donizetti offrira à la scène, trois opéras, truffés d’arias splendides et d’impétueuses cabalettes réservés aux cantatrices les plus talentueuses, et directement inspirés du sort tragique de trois reines Tudor :

Anne Boleyn : Anna Bolena (1830)
Mary Stuart : Maria Stuarda (1835)
Elizabeth I : Roberto Devereux (1837)

Le vœu d’Anna Bolena – perdant la raison après son injuste enfermement dans les geôles de la Tour de Londres – de retrouver le doux manoir de sa jeunesse ne se réalisera pas (« Al dolce guidami… »). La hache du bourreau l’attend.
Elle attend d’ailleurs, avant le baisser de rideau de chacune des trois œuvres, l’héroïne ou le héros que le titre a déjà désigné.

Le drame est ici de mise, et le malheur de chaque reine atteint à son paroxysme lors de chaque scène finale partagée entre lâcher prise, hallucinations proches de la démence, et fureur vengeresse. Des reines bouleversantes qui portent l’émotion théâtrale à son sommet à travers l’art accompli des cantatrices qui les incarnent.

∗ ∗ ∗

Cette longue introduction en guise d’invitation à partager la fascination que peuvent exercer les scènes finales de ces trois opéras de Gaetano Donizetti dans lesquels des Reines de l’Histoire confient, par l’entremise d’un formidable compositeur, la réalité, peu ou prou aménagée, de leurs sorts tragiques à des sopranos de légende, aussi merveilleuses cantatrices que brillantes comédiennes. 

Le « Beau Chant » en majesté !

A suivre : « Reines Tudor 2/ ANNA BOLENA »

Allégorie baroque de la douleur… des pauvres hommes victimes du sadisme féminin

Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Alfred de Musset – Nuit de mai – 1835

Nos plus grandes douleurs, frères de souffrance, ne les devons-nous pas à la cruauté de celles qui sont restées sourdes à nos cris d’amour, ont tourné le dos à nos élans enthousiastes, ou percé avec cruauté nos cœurs conquis et dévoués ?

Nos chants les plus beaux, frères de désespérance, Haendel ne les a-t-il pas composés comme un éternel hommage compassionnel à nos chagrins d’amants déçus, d’amoureux délaissés ou de maris trahis ?

Georg-Friedrich Haendel 1685-1759

N’est-ce pas la tyrannie de notre immémoriale peine que chante l’inconsolable Dardano déchiré par le choix cruel d’Oriana de rejoindre les bras d’Amadigi di Gaula, son rival et ami, malgré les manigances de Melissa la sorcière ?*

Mais, l’allégorie, pour être parfaite, et ainsi comprise, en nos temps d’outrances technologiques, exige de l’artiste bien plus que la vocalise, la précision du ciseau ou la finesse du trait ; elle réclame aujourd’hui le mouvement de l’image, le mouvement dans l’image, la démesure de la composition métaphorique jusqu’à l’excès surréel ou fantastique de la représentation. Prix sans doute de sa surprenante et inquiétante beauté moderne.

Enfin, mères castratrices et compagnes dominatrices, sadiques maîtresses qui hantez nos vies, injustes amantes prêtes à accorder la tendresse dont vous nous privez à ces créatures composites tout droit venues du zoo extraordinaire de Jérôme Bosch, nous ferez-vous croire que l’idée d’envisager l’éventualité de notre plaisir masochiste n’a jamais fréquenté votre esprit, tant il est vrai que ne nous ne cessons malgré tout de vous aimer ?

Haendel : Amadigi di Gaula, HWV 11 – Aria « Pena Tiranna »
Acte II scène V

Anthony Roth Costanzo (contralto)
Ensemble Les Violons du Roy dirigé par Jonathan Cohen
Réalisation : AES+F

Pena tiranna                         Une peine tyrannique

Pena tiranna                           C’est une peine tyrannique
io sento al core,                      que je sens en mon cœur,
né spero mai                           et ne pressens jamais
trovar pietà;                            en croiser la pitié ;
amor m’affanna                      l’amour me tourmente
e il mio dolore                         et ma douleur
in tanti guai                             dans tant d’infortune
pace non ha.                            ne trouve aucune paix.

*Haendel - opéra "magique" Amadigi di Gaula (1715) - Aria (lamento) de Dardano


Note recueillie sur les opéras "magiques" de Haendel :
"Ces opéras sont construits à partir de la littérature, démodée au XVIIIe siècle, de l’Arioste et du Tasse. Ils parlent d’enchanteurs, de sorcières et de dragons. En un siècle qui se veut éclairé, les gens sérieux rejettent tous ces oripeaux. Seul cet aimable ahuri de Jean de La Fontaine dit encore « Je chéris l’Arioste et j’estime Le Tasse »."

Siegfried : la mort, la marche

J’ai composé un chœur grec, mais un chœur qui serait pour ainsi dire chanté par l’orchestre.

Richard Wagner 1813-1883

.

A propos de la Marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.

Henry de GrouxMort de Siegfried – 1899
Baumann, gendre du peintre, décrit ainsi la scène en 1936 : « les filles du Rhin, les bras tendus, désespérées, jaillissant des vagues, ces belles vagues vertes que de Groux modelait comme des chairs de femme, mais impuissantes à sauver le héros vaincu, renversé […] tandis que Wotan assène en son flanc la lance de mort. » (Extrait du catalogue ARCURIAL – Vente « Éloge du symbolisme » – 26/09/2017)

§

Götterdämmerung - Acte II : Le parjure
La manigance du traître Hagen est parvenue à son comble : non seulement Gunther, mais surtout Brünnhilde demandent vengeance et souhaitent la mort de Siegfried, mais encore, c'est de Brunnhilde elle-même que le manipulateur va apprendre que la seule manière d'atteindre Siegfried qui fait toujours face est de le frapper dans le dos.

Le rideau tombe pendant que les futurs époux, Siegfried et Gutrune, qui ne se doutent en rien de la supercherie, entrent en scène.

Götterdämmerung - Acte III : La mort 
Alors que Siegfried raconte sa jeunesse et ses aventures, Hagen l'interrompt, détourne son attention vers deux corbeaux passant au dessus d'eux et lui plante sa lance dans le dos.

Dans son agonie, Siegfried continue son récit plein des meilleurs sentiments pour sa bienaimée Brünnhilde qu'il a trahie sans le vouloir, ni le savoir. Le héros s'éteint souriant, heureux.

Moment musical paroxystique partagé entre la sidération provoquée par la mort du héros et la solennité recueillie de la marche qui accompagne sa dépouille au bûcher.
C’est par cet intermède symphonique poignant, une « marche au néant », appuyé sur les riches et puissantes sonorités des cuivres et des percussions, citant, comme autant d’allusions rétrospectives, divers leitmotive de l’œuvre, que Wagner introduit la tragédie finale du drame complexe du « Ring » : l’immolation volontaire de Brünnhilde et la disparition des dieux dans les flammes du bûcher qui s’empareront du Walhalla pendant que les filles du Rhin se réjouiront d’avoir reconquis l’anneau.

Évocation. Incantation. Un « chœur grec joué par l’orchestre ».

Klaus Tennstedt dirige le London Philharmonic
au Suntory Hall de Tokyo le 18/10/1988 :

« Siegfrieds Tod und Trauermarsch »

Objet : aide ménagère

Salut mon vieil ami !

Réjouis-toi ! J’ai enfin trouvé la perle rare dont tu rêvais. Tes tâches ménagères, pour lesquelles, comme nous le savons tous les deux, les fées ne t’ont doté d’aucun talent, vont désormais passer entre des mains expertes.

La jeune fille est charmante, pourrait-elle l’être plus ? Elle répond au délicat prénom d’Angelina que lui a donné son célèbre père d’opéra, Gioacchino Rossini. En vérité, elle s’appelle Isabel Léonard et affirme qu’elle est américaine et de mère argentine. Mais ne t’embarrasse pas de ces détails car elle prend aussi parfois des identités différentes, Dorabella, Zerlina, Charlotte ou encore Mélisande, entre autres. Rassure-toi, sa manie est sans danger, bien au contraire.

Les difficultés de son existence ne l’ont pas privée de son beau sourire, espiègle souvent, auquel, j’en suis persuadé, tu ne résisteras pas plus qu’à ses exubérances juvéniles. La vidéo que je joins à ce message devrait t’édifier sur ce point.

Ne te formalise pas des souillures de suie sur son tablier : la pauvre fille est astreinte à l’entretien de la cheminée familiale ; c’est d’ailleurs à travers les lueurs des flammes qu’elle fait voyager ses rêves. Ses sœurs, deux satanées chipies, l’ont même surnommée Cendrillon, ou plutôt, en italien, Cenerentola.

Comme tu le constateras, elle a pris l’habitude de chanter en travaillant. Et joliment, mon coquin, une superbe voix de mezzo. Certes son travail n’en souffre pas, mais les voisins ne résistent jamais au plaisir de venir l’écouter… Ça te fera de la visite, vieil ours !

Je me demande en rédigeant ces lignes si le Prince charmant qui sommeille en toi ne finirait pas par lui mettre la bague au doigt. Comble du paradoxe, c’est toi qui aurais ainsi trouvé chaussure à ton pied… (Facile ! Je sais.)

J’attends avec impatience tes impressions… peut-être un faire-part.
– Belle occasion en tout cas pour qu’Angelina entonne encore – qui s’en plaindrait ? – cette joyeuse et virtuose aria,
Non più mesta

Je ne resterai plus triste   (Non più mesta)

Je suis née dans les épreuves et les pleurs,
mon cœur a souffert en silence.
Mais par un délicieux enchantement,
dans la fleur de mon âge
avec la rapidité de l’éclair
mon sort a changé.
 
Non, non, non, non, essuyez vos larmes.
Pourquoi trembler, pourquoi ?
Accourez vers ce sein,
fille, sœur, amie,
vous trouverez tout en moi.
 
Je ne resterai plus triste, au coin du feu,
à chantonner seule, non !
Ah ! mes longs tourments
n’auront été qu’un éclair, un songe, un jeu.

Un cœur en automne /12 : Tourments d’une Reine Indienne

La Pierre du Soleil (Musée National d’Anthropologie – Mexico) – Crédit Wikimedia

Touchante histoire que celle de Teculihuatzin, princesse maya du Mexique du XVIème siècle, la Reine Indienne : par amour, mais sans doute aussi par calcul politique, elle se convertit au catholicisme et prend alors le nom de Doña Luisa en devenant l’épouse du chef militaire Don Pedro de Alvarado dont elle attend qu’il l’intègre à la culture espagnole qu’elle juge supérieure à la sienne.

Se rendant ainsi complice de l’œuvre de conquête des troupes commandées par son époux, elle espère pouvoir atténuer la barbarie impitoyable des traitements infligés à son peuple.
Mais aucune de ses sincères espérances, amoureuse ou politique, ne connaîtra mieux que la trahison.

There’s joy in my grief and there’s freedom in chains.

Henry Purcell (1659-1695)

Émouvante Reine Indienne !
Héroïne de l’opéra que Purcell laisse inachevé à sa mort en 1695 et que Peter Sellars, metteur en scène de génie, fait remonter sur les tréteaux 320 années plus tard, pour lui offrir une histoire bien moins sucrée que celle proposée par le livret initial, le revisitant profondément et le modernisant. Complétant la partition originale du Maître anglais par d’autres mélodies empruntées à d’autres œuvres de sa composition, et clairsemant l’opéra nouveau de larges citations d’une romancière nicaraguayenne de notre temps.

Il « automne » beau dans le cœur saturnien de cette Indian Queen qui prend les traits et la voix de Julia Bullock.

Acte III – Scène 8 (Teculihuatzin/Dona Luisa : chez le chaman)
« I attempt from love’s sickness to fly in vain »
(Je tente en vain d’échapper aux maux de l’amour…)

Acte IV – Scène 2 (Dona Luisa & Chœurs)
« They tell us that your mighty powers above »
(On nous dit que vous, puissants pouvoirs célestes…)

On nous dit que vous, puissants pouvoirs célestes,
Savez rendre parfaits vos joies et vos plaisirs par l’amour.
Ah ! Comment pouvez-vous accepter les délices d’en haut
Et infliger au pauvre amoureux de tels tourments ici-bas ?

Et pourtant, bien que je souffre tant pour ma passion
Mon amour restera, comme le vôtre, constant et pur.
Souffrir pour lui apaise mes tourments ;
Il y a de la joie dans mon chagrin, et de la liberté dans mes chaînes.

Même si j’étais d’essence divine, il ne pourrait m’aimer davantage,
Et moi, en retour, j’adore mon adorateur.
Ô, de sa chère vie, dieux cléments, prenez donc soin,
Car je n’ai pas d’autre part à votre bénédiction.

They tell us that your mighty powers above

Make perfect your joys and your blessings by Love.

Ah! Why do you suffer the blessing that’s there

To give a poor lover such sad torments here?

 .

Yet though for my passion such grief I endure,

My love shall like yours still be constant and pure.

To suffer for him gives an ease to my pains

There’s joy in my grief and there’s freedom in chains;

 .

If I were divine he could love me no more

And I in return my adorer adore

O let his dear life the, kind Gods, be your care

For I in your blessings have no other share.

 

Cette Indian Queen singulière possède une indéniable puissance d'esprit et de manière, croisant les continents et les époques presque à la façon de Terra nostra de Fuentes. La partition inachevée de Purcell (1695), composée d'après la pièce de Sir Robert Howard et John Dryden (1664), se mêle à des extraits déclamés de "La Niña blanca y los pájaros sin pies" de la romancière nicaraguayenne Rosario Aguilar (1992). 
La Restauration anglaise de 1660, qui ré-ouvrait les théâtres après leur interdiction par le Puritain Cromwell, rencontre ainsi le récit de la Conquista et interroge ces « Indes » dont les saveurs avaient pénétré Londres mais cachaient derrière leur exotisme la fin d'un monde. Sellars vous invite donc à une nouvelle histoire bien différente de l'aimable fantaisie imaginée par Dryden : une partition enrichie d'autres pages de Purcell, une expérience scénique où les souples chorégraphies de Christopher Williams habitent les fresques fauves de l'artiste de rue chicano Gronk, couleurs jaillissantes et totémiques qui semblent braver un demi-millénaire d'impérialisme politique, culturel et intellectuel, jusqu'à un finale rouge sang - auquel fera écho la chemise de Sellars lors de saluts joyeux.

Extrait de l'article de Chantal Cazaux publié le 11/03/2016 dans Avant Scène Opéra

Et quelques mots de Peter Sellars lui-même (en anglais) :

Liebestod

Jean DelvilleTristan et Iseult (Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles)

Mes bras ouverts tout grands vers toi en un geste de croix
pour y crucifier ton âme en baiser sur la mienne :
doux calvaire de la chair où la douce géhenne
confondra le râle de mort et d’amour en nos voix.

Jean Delville
(extrait du très wagnérien
poème « Le Désir Suprême » in « Les Horizons Hantés » – Bruxelles, Éditions Lacomblez – 1891)

Comme un écho au billet paru le 23 mai 2013 sur « Perles d’Orphée » :
Liebestod (La mort d’amour)

θ

Tristan
– Veux-tu me suivre au pays où le soleil ne luit point ? Veux-tu suivre Tristan ?

Isolde
– Au pays dont il parle, Isolde suivra Tristan…

θ

Waltraud Meier (Isolde) – Festival de Bayreuth – 1999.  « Liebestod »

Doux et serein, comme il sourit
Comme il ouvre les yeux d’un bel air avenant,
Le voyez-vous, amis ? Ne le verriez-vous pas ?
Lumière toujours plus éclatante
Qui va se fixer là-haut
Au rang des étoiles resplendissantes !
Ne le voyez-vous pas ?
Son cœur se soulève si fièrement
Et palpite en une si noble plénitude,
De ses lèvres s’exhale, frais et doux,
Un souffle d’une tendre suavité,
Amis ! Voyez !
Ne le sentez-vous pas ? Ne le voyez-vous pas ?
Entendrais-je seule ce murmure
Qui m’envahit si merveilleusement,
Si paisiblement, si délicieusement dolente,
Aveu total, doux recommencements
Dont il est source qui me pénètre, s’élève,
M’emplissant de sa volupté, de ses nappes de son.
Plus claires maintenant et ondoyant autour de moi.
Sont-ce des courants de molles brises ?
Sont-ce des vagues d’enivrantes senteurs ?
Comme elles s’enflent en une houle qui m’enrobe !
Dois-je respirer ? Dois-je écouter ?
Dois-je inhaler et me fondre ?
Dois-je livrer mon souffle à ces exquisités ?
Dans ces flots ondulants,
Dans ces modulations d’harmonies,
Dans l’esprit qui palpite en un seul battement,
Se noyer, sombrer, inconsciente…
Joie suprême !

Triomphe du temps : un quinquennat, déjà !

Crede l’uom ch’egli riposi
quando spiega i vanni occulti.
Ma se i colpi sono ascosi,
chiari poi sono gl’insulti.
L’homme croit que le Temps se repose
Alors qu’il déploie secrètement ses ailes.
Mais si ses coups sont cachés,
Ses outrages sont ensuite évidents.
.
Aria de la Désillusion – Trionfo del Tempo e del Disinganno (Haendel)
 .

Bellezza (Beauté) prend conscience qu’elle a trop laissé Plaisir conduire sa vie. Elle peste sur son fauteuil, furieuse, contre elle-même sans doute. Alors que Temps (impassible, sûr de lui et un rien dédaigneux derrière son cigare et ses lunettes à la mode) réunit dans cette salle de cinéma les fantômes, bien jeunes, de celles qui hier encore, étaient elles-même alors « Beauté », toutes inconditionnelles accros aux conseils de Plaisir, avant que la mort ne les emporte. Disinganno (Désillusion, mais autant dire Vérité) rappelle, sourire narquois au coin des lèvres, l’évidence dévastatrice : même depuis l’ombre où l’on veut parfois le tenir caché, le temps assène ses coups, inévitablement. Le velouté du contralto de Sara Mingardo est si caressant que la tragédie qu’il annonce n’en apparaît que plus effrayante encore.

§

Cinq ans ! Cinq années déjà depuis la naïve publication de mon premier billet sur « Perles d’Orphée ». Cinq ans de partage avec vous — toujours plus nombreux, généreux et fidèles — des émotions, le plus souvent poétiques ou musicales, que j’ai pris, depuis, l’habitude de confier à ce journal intime ouvert à tous…

N’eût été le rappel rigoureux des horloges électroniques de l’hébergeur de ce blog et de son double puiné, « De braises et d’ombre « , j’aurais, moi aussi, continué de croire que le temps se reposait derrière leurs pages.

Mais illusion ! Il ne connaît pas de répit, le bougre. Il triomphe toujours. Et force est de reprendre ici pour mon propre compte la sagesse sarcastique de Disinganno raillant l’inconséquence de Bellezza désemparée.

Faut-il considérer mon oubli du temps comme l’effet du plaisir que j’ai ressenti, pendant toutes ces années, à composer chacun de ces modestes billets ? Assurément oui !

Le Cardinal Pamphili ne se trompait donc pas en affirmant par le livret très moralisateur qui devait donner naissance en 1707 au premier oratorio (étonnamment sans chœur) d’un jeune  musicien prodige de 22 ans, Georg Friedrich Haendel — Il Trionfo del Tempo et del Disinganno —, que Plaisir, ce frère rebelle, était maître en l’art de faire oublier Temps, l’intraitable tyran.

Mais maître pourtant bien spécieux, au pouvoir illusoire…!

§

En un mot donc, c’est le cinquième anniversaire de ce « glorieux » moment de novembre 2012 qui a vu ma prétention l’emporter sur ma réserve. — Il est vrai que s’agissant de quinquennat, en politique du moins, l’attitude n’est pas des plus rares… Mais qui alors aurait parié sur une telle longévité qu’aucune institution, pour le coup, ne garantissait ?

Belle occasion en tout cas pour nous réunir autour d’un verre, autour d’une table. Et quelle table ! Allégories en scène et à la cène, mes extraordinaires invités du jour sont déjà installés : Beauté, Plaisir, Temps et Désillusion (que je préfère tellement appeler Vérité).

Étonnant quatuor ! N’est-ce pas ?

A peine réunis les voilà, enfants turbulents, qui se chamaillent à loisir. Un vrai repas de famille ! Beauté fait sa capricieuse, Plaisir l’invite à la suave délectation de l’instant, Temps brandit la menace de la mort tandis que, avertie et discrète, Désillusion tempère ardeurs et outrances sans perdre de sa convaincante lucidité.

Bellezza : C’est la magnifique Sabine Devieihle. Elle veut du temps pour réfléchir, et n’en veut pas. Se laisser séduire par les illusoires caprices du présent ou s’astreindre à la sagesse de penser au lendemain, la question l’irrite, la contrarie. Mais tant mieux ! Quelles sont belles les colères d’une soprano d’une telle qualité ! Surtout quand c’est le Maestro Haendel qui les dicte. La Beauté ainsi incarnée est si terriblement, mais si merveilleusement, humaine.
 .

Piacere : Ah, Plaisir ! D’une voix inégalable, le contre-ténor argentin Franco Fagioli, ne cesse de prodiguer à Bellezza ses conseils hédonistes et l’encourage avec insistance à céder aux caprices de l’instant. Tant de musicalité et de virtuosité pour séduire… On succomberait à moins.

Tempo :  Fallait-il moins qu’un ténor doté d’une voix longue de plus de trois octaves pour incarner Temps ? Avec rondeur et puissance le ténor américain Michael Spyres, s’acharne à rappeler à Beauté l’implacable finitude de l’existence et l’exhorte à plus de raison. La tentation du bien en majesté.  

Disinganno : Désillusion, enfin, qui sait le danger de céder aux leurres autant qu’elle connaît la fulgurance du temps, met en garde Beauté contre le risque des lendemains désenchantés. La soumission au plaisir ne saurait faire oublier combien sont illusoires et éphémères l’apparence, la jeunesse, les plaisirs stériles, la vie. Quand elle prend la voix de Sara Mingardo, la Vérité triomphe une seconde fois.

§
Cinq ans !
Voilà un anniversaire qui mérite bien un aussi rare enchantement :
 
Le Quatuor vocal de « Il Trionfo del Tempo et del Disinganno » de Haendel.
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 — Tous les repas de famille devraient être réglés par Haendel !
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L'oratorio a été métamorphosé en opéra par Krzysztof Warlikowski en 2016 (les vidéos insérées dans ce billet en sont extraites)
 
Dans la fosse d'orchestre : Le Concert d'Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm
Information en guise d’épilogue :
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A la fin de l’oratorio original, la Bellezza du Cardinal Pamphili, ralliant les arguments de Tempo et de Disinganno, décide de confier son destin à Dieu et prend le voile.
Dans la version éminemment moderne de Warlikowski, Beauté finit par céder au désespoir de la jeunesse actuelle. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération elle se laisse étourdir par les ivresses multiformes et les plaisirs à haut risque jusqu’au moment où, assaillie par la mort de son jeune ami à la suite d’une soirée chargée en produits divers, elle ne trouvera aucune autre issue à son mal être que le suicide.
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Larmes d’opéra – Larmes à l’Opéra – (Puccini 3/3)

C’est ici que Giacomo Puccini a interrompu son travail. La mort, cette fois, fut plus forte que l’art !

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Arturo Toscanini (1867-1957)

Le 25 avril 1926, Arturo Toscanini dirige à « La Scala » de Milan la création du dernier opéra de Giacomo Puccini, « Turandot ». Après le grand air de Liù, au troisième acte, « Tu che di gel sei cinta… », le chef d’orchestre installe un lourd silence sur la salle pendant que le rideau se referme lentement, et fait cette déclaration : « C’est ici que Giacomo Puccini a interrompu son travail. La mort, cette fois, fut plus forte que l’art ! »

Le public qui avait déjà pleuré la mort de Puccini en apprenant la triste nouvelle dans les derniers jours de novembre 1924, lui adressa ce soir-là une ovation particulièrement soutenue, les yeux humides, après que quelqu’un eut déchiré le silence par un sonore « Viva Puccini ! ».

turandot-affiche-premiereLe mal de gorge était en vérité un cancer fatal. « Ho l’inferno nella gola ! » (j’ai l’enfer dans la gorge !), disait le compositeur à son élève Franco Alfano avec qui il travaillait sur la partition de « Turandot ». Il imaginait déjà ne pas pouvoir achever son chef d’œuvre et laissait à son fidèle assistant le plus d’éléments possibles pour qu’il s’en chargeât à sa place. Le Maître avait poussé l’anticipation jusqu’à prévoir l’interruption de la première représentation sans lui et l’annonce de Toscanini.

turandot-g-puccini-vintage-style-italian-opera-poster« Turandot », c’est le nom et l’histoire légendaire, dans le vieux Pékin de la Cité Interdite, d’une Princesse d’une grande beauté au cœur de glace. Par fidélité de pensée à une de ses ancêtres qui, refusant tout mariage, fut violée et assassinée par un roi conquérant, la Princesse Turandot a choisi de rejeter, elle aussi, l’idée de se marier. Pourtant, les prétendants sont nombreux, et de haute dignité, aussi a-t-il été décidé, afin d’assurer l’avenir de l’Empire, que celui d’entre eux qui résoudrait trois énigmes obtiendrait l’insigne privilège de devenir son époux. Sanction de l’échec : la mort, en place publique pour le plaisir de la foule avide de sang.

Au milieu de cette foule, un vieux roi vaincu de la Tartarie, Timur, retrouve son fils perdu de vue depuis longtemps, le Prince Calaf. A peine Calaf aperçoit-il Turandot qu’il en tombe amoureux. Le voilà donc, lui aussi, déterminé à essayer de résoudre les trois énigmes, au péril de sa vie, faisant fi des pressantes tentatives de Liù, l’esclave du roi Timur, pour l’en dissuader.

Calaf franchit l’épreuve des trois questions brillamment :

Qu’est ce qui renaît chaque nuit ? — L’espoir.

Qu’est-ce qui est chaud et qui n’est pas le feu ? — Le sang.

Quelle glace peut-elle générer le feu ? — Turandot.

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Turandot – Museo teatrale alla Scala

Turandot, furieuse du succès de Calaf, refuse d’épouser un inconnu et demande à l’Empereur, son père, de la libérer de cette obligation. Alors le Prince, épris et généreux, qui préfèrerait que son épouse vienne à lui par amour, lui propose le défi suivant : si elle parvient avant l’aube à connaître le nom de ce prétendant victorieux qu’il est, elle pourra disposer de lui et le faire exécuter, si elle n’y parvient pas elle deviendra son épouse. Turandot accepte. Le compte à rebours commence.

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Tard dans la nuit, la Princesse déclare que personne ne devra dormir jusqu’à ce qu’elle apprenne le nom de son prétendant. En réalité, elle menace de mort ceux qui connaissent ce nom et qui ne le révèlent pas. Pendant ce temps Calaf, jouant à faire écho aux annonces des hérauts qui clament l’ordre de Turandot partout dans la ville, chante, souriant, confiant dans sa victoire, « Nessun dorma… » (Que personne ne dorme..).

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Les larmes, à ce moment magique de l’œuvre, au début du troisième acte, c’est la beauté, la beauté seule, qui les appelle : beauté suave de cette mélodie inoubliable, grand air parmi les grands airs d’opéra, Himalaya des ténors dont elle exige — superbe gageure — qu’ils allient une vaillance bien trempée au lyrisme subtil et nuancé du belcanto. L’art est à ce prix !

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La folla :
Nessun dorma ! Nessun dorma !

Calaf :
Nessun dorma ! Nessun dorma !
Tu pure, o Principessa,
nella tua fredda stanza
guardi le stelle
che tremano d’amore e di speranza…
Ma il mio mistero è chiuso in me,
il nome mio nessun saprà !
No, no, sulla tua bocca lo dirò,
quando la luce splenderà !
Ed il mio bacio scioglierà il silenzio
che ti fa mia.

Coro di donne :
Il nome suo nessun saprà…
E noi dovrem, ahimè, morir !

Calaf :
Dilegua, o notte ! Tramontate, stelle !
Tramontate, stelle ! All’alba vincerò !
Vincerò ! Vincerò !

La foule :
Que personne ne dorme !

Calaf :
Que personne ne dorme !
Toi aussi, Ô Princesse,
Dans ta froide chambre
Tu regardes les étoiles
Qui tremblent d’amour et d’espérance…
Mais mon mystère est scellé en moi,
Personne ne saura mon nom !
Non, non, sur ta bouche, je le dirai,
quand la lumière resplendira !
Et mon baiser brisera le silence
Qui te fait mienne.
Chœur  de femmes
Personne ne saura son nom…
Et nous devrons, hélas, mourir !

Calaf :
Dissipe-toi, Ô nuit ! Dispersez-vous, étoiles !
Dispersez-vous, étoiles ! À l’aube je vaincrai !
Je vaincrai ! Je vaincrai !

Sur la place Turandot fait venir sans ménagement Timur et Liù pour les faire parler. La jeune esclave, amoureuse de Calaf, déclare qu’elle seule connaît le nom du Prince mais que jamais elle ne le dira, car c’est l’amour qui la détermine. Et pour être sûre qu’elle ne se trahira pas sous l’insistance barbare de ses bourreaux, elle se saisit d’une dague à la ceinture d’un garde et d’un coup sec la plante dans sa poitrine — aux variantes près des inspirations diverses des metteurs en scène.

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Scène sans doute la plus intense et la plus émouvante de cet opéra. D’abord parce qu’elle est le lieu de l’affrontement de deux femmes que tout oppose : « la terrible princesse, murée dans sa frigidité névrotique, et la petite esclave amoureuse, qui figure l’apothéose de l’amour dans ce qu’il a de plus pur, de plus proche du don absolu. Turandot veut prendre, Liù veut donner. » ainsi que l’écrit Catherine Duault. Ensuite, parce que Liù — en vérité, si comparable à Butterfly —, modèle de la femme simple et modeste que Puccini aime à choisir comme héroïne, élargit également les plans émotionnel et musical de l’œuvre. C’est elle, « rien, une esclave ! », comme elle se définit elle-même, qui aide, qui sauve, qui préserve et qui par amour se sacrifie. Et c’est elle qui arrache nos larmes lorsqu’elle chante quelques instants avant de mourir aux pieds de Calaf, s’adressant à la glaciale Turandot, « Tu che di gel sei cinta » (Toi qui es recouverte de glace) :

Oui, Princesse, écoute-moi !
Toi qui es ceinte de glace,
Vaincue par une telle flamme
Toi aussi tu l’aimeras !
Avant cette aurore,
Fatiguée, je ferme les yeux,
Pour qu’il soit encore vainqueur…
Pour ne plus le voir !

Calaf invite Turandot à contempler les tragiques conséquences de ses actes puis l’étreint et lui donne un baiser provoquant. Confuse, elle lui avoue son amour alors que la nuit s’efface doucement. Calaf n’attend pas que l’aube s’installe pour livrer son nom à sa princesse aimée, remettant ainsi sa vie entre ses mains.

Lorsque le soleil illumine enfin la Cité de tous ses feux, Turandot déclare à son père et au peuple rassemblé qu’elle connaît le nom de l’étranger. « Son nom est… Amour », clame-elle, avant que le couple s’enlace sous les acclamations de la foule en liesse… et des spectateurs conquis.

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Mais quel final, Puccini lui-même aurait-il réservé à son chef d’œuvre si la vie lui en avait laissé le temps ?

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puccini1Si le théâtre est le temple des larmes, alors l’opéra en est le paradis… et Puccini son maître jardinier, compositeur des plus émouvants bouquets lyriques que la scène puisse offrir à notre plaisir…

… Plaisir des larmes ! Évidemment !

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Et tamen pati vult ex eis dolorem spectator et dolor ipse est voluptas eius.

Car les spectateurs veulent en ressentir de la douleur ; et cette douleur est leur joie.

Saint Augustin (Confessions, III, 2 – traduction A. d’Andilly)

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Larmes d’opéra – Larmes à l’Opéra – (Puccini 2/3)

Il me faut mettre en musique des passions véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les larmes et que je les sente, qu’elles m’empoignent, qu’elles me secouent.

Passions de mélodrames à faire pleurer les Margot, dirent et disent encore certains esthètes, juchés sur le piédestal de leur suffisance, reprochant à l’art de Puccini de n’être pas assez relevé. Mais passions représentées avec un sens aigu des contrastes qui leur confèrent leur apparence de vérité, et drapées dans la musique suave et inventive d’un compositeur qui leur ouvre grand la voie du cœur. Passions donc qui ne peuvent laisser indifférents que quelques esprits dédaigneux, pendant qu’elles font pleurer — et avec enthousiasme — tous les publics, partout.

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Elvira Gemignani – épouse de Puccini

Passions de femmes, surtout ! Ah ! Les femmes de Puccini ! Celles, nombreuses, de sa vie, bien sûr, mais qui ne sont jamais bien loin de ses héroïnes fragiles, sincères, douloureuses, tragiques ; qui les inspirent souvent.

C’est dans ces personnages féminins, au travers des passions et des drames qui les animent et les rendent inoubliables, que Puccini, homme à femmes, séducteur à l’âme sensible, mais pas Don Juan pour autant, aura transféré — inconsciemment, sans doute, et dès ses premières œuvres — le sentiment de culpabilité qui n’a cessé de le poursuivre. C’est à travers elles également, comme lui vulnérables et peu sûres d’elles, souffrant de solitude et de mélancolie, malades d’amour, qu’il affirmera ce thème explicitement exprimé dans « Il Tabarro » (La Houppelande) : « Chi ha vissuto per amore, per amore si morì. » (Qui a vécu par amour, meurt par amour).

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Est-il image plus incitative à la compassion que celle de la mère de douleur ? Comment alors retenir ses larmes lorsque le portrait figé du tableau prend chair, s’anime, et que sa plainte devient chant cristallin ? Lorsque cette mère tiraillée entre irréversibilité du deuil et sentiment d’injustice prend les traits de Suor Angelica, héroïne au destin tragique de l’opéra éponyme de Puccini, partie centrale du « Trittico »* ?

Une jeune femme de la société aristocratique de la fin du XVIIème siècle a été contrainte de prendre le voile pour avoir donné naissance à un fils hors mariage. Depuis sept ans elle est Sœur Angélique dans un couvent des environs de Sienne. Depuis sept ans toutes ses pensées pointent vers cet enfant qu’elle ne reverra plus.

spring-opera-rgb1Ce soir le couvent est particulièrement animé, un riche carrosse vient d’arriver. La Princesse, tante de Suor Angelica, rend à sa nièce une visite intéressée : elle voudrait lui faire signer l’abandon de sa part d’héritage au profit de sa sœur qui prépare ses noces. Suor Angelica s’insurge d’abord contre tant d’inclémence à son égard, puis demande des nouvelles de son fils qu’elle n’a embrassé qu’une seule fois. La Princesse lui apprend qu’il est mort deux ans plus tôt. Pétrifiée de douleur, la jeune religieuse s’empresse de signer le document. N’ayant plus aucune raison de vivre, elle décide, dans la solitude désespérée des instants qui suivent, de quitter ce monde pour rejoindre son enfant au royaume des Cieux. Elle composera elle-même sa propre cigüe avec les herbes médicinales qu’elle utilise chaque jour pour apaiser les douleurs des patients de l’hospice.

La Princesse repartie et les autres sœurs sorties, Sœur Angelica se retrouve seule. Dans un moment d’infinie tendresse teintée d’un soupçon de culpabilité elle s’adresse à son fils mort sans avoir eu le bonheur de connaître l’irremplaçable amour de sa mère. Ce fils qu’elle a décidé de rejoindre. Pendant ce délire qui précède son suicide elle le voit comme un ange dans le ciel.

« Senza mamma » est assurément, au moment le plus pathétique de ce court opéra sans aucun rôle masculin, l’aria la plus émouvante des trois œuvres du « Trittico »*

Un baryton et pédagogue français faisait jadis justement remarquer que la soprano qui ne ressentirait pas la vibration de cette aria dans ses tripes n’existerait même pas. Il ajoutait que ce que cette mélodie exige de l’interprète ne tient qu’au courage d’être impliquée et au don de libérer sa voix des complications techniques afin qu’elle semble sonner sans qu’un corps concret n’entrave son vol.

Déchirante mère de douleur !

Brava Ermonela Jaho !!!

Sans ta mère
Mon enfant, tu es mort !
Tes lèvres
sans mes baisers
ont blanchi
de froid !
Et tes beaux yeux
se sont fermés.
Ne pouvant pas
caresser mes mains
mises en croix
Tu es mort
sans savoir combien
ta mère t’aimait !
Maintenant que tu es un ange du ciel
tu peux voir ta mère
tu peux descendre du firmament
Et me laisser te sentir.
Es-tu là ? Reçois mes baisers et mes caresses.
Ah ! Dis-moi, quand pourrai-je te voir au ciel ?
Quand pourrai-je t’embrasser ?
O douce fin de ma douleur,
Quand pourrai-je rejoindre le ciel avec toi ?
Quand pourrai-je mourir ?
Dis-le à ta mère, beauté,
d’un léger scintillement d’étoile !
Parle-moi mon amour !

Son acte à peine accompli, prise de remords, elle implorera la Sainte Vierge de ne pas la laisser mourir damnée. Et le miracle de se réaliser : dans un geste d’ineffable bienveillance la Madone conduira vers les bras de Sœur Angelica doublement éplorée les pas du jeune enfant.

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*« Il Trittico » (Le Triptyque) est un cycle de trois opéras en un acte, de caractères très différents, écrits par Puccini pour être joués en une seule représentation : « Il Tabarro » (La houppelande), « Suor Angelica » et « Gianni Schicchi ». Ce troisième opéra est une comédie façon Commedia del Arte, prenant sa source, étrangement, dans un passage de l’Enfer de Dante.

A suivre…

Larmes d’opéra – Larmes à l’Opéra – (Puccini 3/3)

Larmes d’opéra – Larmes à l’Opéra – (Puccini 1/3)

Je veux que mon public ne puisse retenir ses larmes : l’opéra, c’est ça !

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Giacomo Puccini (1858-1924)

Quand  le Maestro Puccini écrit cette phrase, en 1912, les mouchoirs de son public sont déjà bien humides : dans les quelques années précédentes (entre 1893 et 1904), les passions et les drames des héroïnes de condition sociale modeste qu’il met en scène et en voix — merveilleusement —- ont profondément ému les spectateurs exigeants du Teatro Regio de Turin et de la Scala de Milan :

manon-lescaut-pucciniLe public a déjà versé ses larmes devant le triste sort de Manon Lescaut, jeune femme sensuelle du XVIIIème siècle, trop attachée aux plaisirs de la vie, qui, « sola, perduta, abandonnata », lui déchire l’âme de son cri désespéré, « No, non voglio morir ! ».

la-boheme-pucciniLes salles ont beaucoup pleuré pour Mimi, tendre et charmante petite cousette du Paris romantique de « La Bohème », revenue, après sa triste séparation d’avec son amoureux, le poète Rodolfo, rendre entre ses bras le dernier soupir que lui permet encore la tuberculose qui la condamne.

puccini_toscaAvec Tosca, pièce de théâtre devenue sous la plume musicale du Maestro symbole de l’art lyrique, le public de Puccini a déjà exprimé toute son empathie pour cette sensuelle cantatrice romaine, en 1800, dont la jalousie met en péril la vie de son amant, le peintre Caravadossi. Larmes de colère face à l’impuissance de cette femme aimante à lutter contre les trahisons du machiavélique Scarpia, chef de la police ; larmes de tristesse lorsque après avoir poignardé Scarpia, Tosca échappe aux policiers qui la poursuivent en se jetant dans le vide du haut des murs du château, lançant cette invective vengeresse inoubliable : « Scarpia, rendez-vous devant Dieu ! »

puccini-madame-butterflyFlots de larmes encore, et désormais intarissables, malgré l’échec retentissant de la première représentation de l’œuvre, devant le sort tragique de la belle et naïve petite japonaise de quinze ans, Cio-Cio-San, alias Madame Butterfly, mariée contre l’avis de tous à cet officier américain qui repart dans son pays sans donner la moindre nouvelle. Après avoir tant espéré son retour et tant nourri le désir de partager avec lui l’amour qu’elle voue à l’enfant dont il est le père (« Un bel di vedremmo… »), Cio-Cio-San ne peut accepter que Pinkerton, revenu au Japon avec sa nouvelle épouse américaine, veuille emmener son fils. Elle décide de se donner la mort par hara-kiri. Sur le wakisashi de son père qu’elle s’enfonce dans le ventre est gravée cette phrase : « Pour mourir avec honneur quand on ne peut plus vivre avec honneur ».

Puccini lui-même — qui ne faisait pas mystère de sa préférence pour cette œuvre-là — aurait sans doute versé sa larme en regardant mourir sa Butterfly, désespérée mais digne, sur la scène du Festival d’Avignon, il y a quelques années, dans la mise en scène délicatement poétique de Mireille Laroche, et sous les traits et la voix de la sublime Ermonela Jaho — exemple rare d’une symbiose parfaite entre la juste sensibilité de la comédienne et la puissance charnelle toute en nuances de la cantatrice.

La beauté d’une voix lyrique peut nous émouvoir aux larmes mais lorsqu’elle est doublée d’une interprétation juste et habitée, c’est l’âme qui est atteinte.

Maria Callas

A suivre…

Larmes d’opéra – Larmes à l’Opéra – (Puccini 2/3)

Roxane : Femme et variations

J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.
Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.
Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac – Acte V, Scène 6)

Roxane et soeur Marthe
Roxane et sœur Marthe (1909) –  Cyrano de Bergerac                     via vintagemarlene.tumblr.com

Ah! Roxane ! Légendaire Roxane, dont la robe fut peut-être la première que j’eus jadis, adolescent déjà rêveur de gloires illusoires, envie de suivre éperdument…

Roxane aux multiples visages, d’abord précieuse fréquentant les salons où l’on devisait sur Le Tendre ; gamine, se laissant séduire par les mirages des apparences, découvrant l’amour au travers des mots, sur un balcon ; intrépide héroïne traversant seule les lignes de front, certaine de la profondeur inconditionnelle de son amour, indépendant désormais de la beauté de l’aimé ; bien jeune veuve, enfin, vierge et fidèle, retirée dans un couvent pour conserver intact le souvenir de cet amour.

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Roxanne ! You don’t have to wear that dress tonight
Walk the streets for money
You don’t care if it’s wrong or if it’s right.*

« Roxanne » – Chanson de Sting (1978)

*Roxanne, tu n’es pas obligée de porter cette robe ce soir
De marcher dans la rue pour de l’argent
Tu n’en as rien à faire de savoir si c’est bien ou si c’est mal !

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