Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
L’arbre, on ne pense pas assez à ses feuilles. Si on y pensait on prendrait plus soin de ses racines.
Gilles Vigneault
Le Poète
Je prendrai dans ma main gauche Une poignée de mer Et dans ma main droite Une poignée de terre, Puis je joindrai mes deux mains Comme pour une prière Et de cette poignée de boue Je lancerai dans le ciel Une planète nouvelle Vêtue de quatre saisons Et pourvue de gravité Pour retenir la maison Que j’y rêve d’habiter. Une ville. Un réverbère. Un lac. Un poisson rouge. Un arbre et à peine Un oiseau. Car une telle planète Ne tournera que le temps De donner à l’Univers La pesanteur d’un instant.
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.
Pierre de Ronsard – Sonnets pour Hélène – 1578
§
William Butler Yeats (1865-1939)
When you are old
When you are old and grey and full of sleep,
And nodding by the fire, take down this book,
And slowly read, and dream of the soft look
Your eyes had once, and of their shadows deep;
.
How many loved your moments of glad grace,
And loved your beauty with love false or true,
But one man loved the pilgrim soul in you,
And loved the sorrows of your changing face;
.
And bending down beside the glowing bars,
Murmur, a little sadly, how Love fled
And paced upon the mountains overhead
And hid his face amid a crowd of stars
.
Quand vous serez vieille et grise et pleine de sommeil, Et dodelinerez près du feu, prenez ce livre, Et lisez lentement, et rêvez au regard doux Qu’avaient jadis vos yeux, et à leur ombre profonde ;
Combien ont aimé vos moments de grâce bienheureuse, Et aimèrent votre beauté, d’un amour vrai ou feint, Mais un seul homme a aimé en vous l’âme voyageuse, Et aimé la tristesse sur votre visage changeant ;
Et inclinée vers la grille rougeoyante, Murmurez, un peu triste, comment l’amour a fui Et a enjambé les montagnes au-dessus de nos têtes Et caché son visage parmi une multitude d’étoiles.
Traduction Pierre Mahé
§
Gretchen Peters, auteure et compositrice américaine de musique « country » et « folk« , est reconnue aux États-Unis comme une référence dans ce style de musique. Les récompenses et les nominations pleuvent depuis son premier album en 1996. Ce n’est évidemment pas sans raison qu’elle a écrit pour Ann Murray, Etta James ou Neil Diamond, entre autres.
C’est justement à l’occasion de son premier disque qu’elle compose et chante une superbe mélodie très inspirée du célèbre poème de Yeats.
En hommage au grand poète irlandais, elle en conserve le titre :
Quant à la poésie, elle est la parole de la parole. Elle est à la pointe du langage, cette énergie qui refait notre vocabulaire et le place en situation de récréation vitale. C’est un outre-dit, une expérience qui poursuit un objectif. La poésie est réponse à une question qui ne fut pas posée. Il faut inventer, réinventer la transparence comme une fenêtre ouverte pour respirer.
La poésie est ainsi délaissée. Mais je pense qu’elle resurgira de sa retraite le moment venu parce que les êtres humains ont besoin d’elle pour voir à nouveau le monde, vivre vraiment leur vie, et enfin respirer. Il y aura une aube nouvelle pour la parole de poésie, ce cante jondo, ce chant profond.
Salah Stétié (1929-20/05/2020)
Textes cités par Jinane Chaker Sultani Milelli, dans un article du journal libanais Libnanews en date du 21/05/2020, intitulé : ‘Lettre d’adieu post-mortem de Salah Stétié à ses ami.e.s’
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Poètes français de demain, nouveaux dinosaures, chers pauvres dinosaures, vous seuls gardez au seuil de la caverne désertée notre or imaginaire et le peu d’eau resté disponible. N’espérez rien, cependant, au-delà de l’honneur que constitue cette garde.
What would the world be, once bereft Of wet and of wildness?
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ?
Inversnaid (1887)
This darksome burn, horseback brown, His rollrock highroad roaring down, In coop and in comb the fleece of his foam Flutes and low to the lake falls home.
A windpuff-bonnet of fáwn-fróth Turns and twindles over the broth Of a pool so pitchblack, féll-frówning, It rounds and rounds Despair to drowning.
Degged with dew, dappled with dew Are the groins of the braes that the brook treads through, Wiry heathpacks, flitches of fern, And the beadbonny ash that sits over the burn.
What would the world be, once bereft Of wet and of wildness? Let them be left, O let them be left, wildness and wet; Long live the weeds and the wilderness yet.
Gerard Manley Hopkins 1844-1889
Lecture par Tom O’Bedlam :
Inversnaid
Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs, Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent Virevolte et se défait à la surface du brouet D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse, Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés, Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide, Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !
Traduction de Jean Mambrino
Inversnaid est une petite communauté rurale sur la rive est du Loch Lomond en Écosse, près de l'extrémité nord du lac, dans le paysage reculé et impressionnant des Trossachs. Les merveilles d'une nature intacte, points de vue spectaculaires et diversité de la faune sauvage, s'offrent ici au détour de ruines romantiques indices d'histoires oubliées.
Le poète Gérard Manley Hopkins, visitant la région, ne pouvait évidemment pas rester insensible aux mille nuances d'un automne finissant, frissonnant déjà aux froides prémices de l'hiver. Belle occasion pour lui d'illustrer son goût prononcé pour l'invention de mots composés ainsi que cette métrique particulière ("sprung rythm") qu'il avait souhaité donner à ses poèmes pour rendre leur expression plus proche de la parole naturelle.
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Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Arthur Rimbaud « Lettre du Voyant », à Paul Demeny, 15 mai 1871
Peuples ! écoutez le poète ! Écoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé. Des temps futurs perçant les ombres, Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n’est pas éclos.
La poésie contemporaine ne chante plus elle rampe Elle a cependant le privilège de la distinction Elle ne fréquente pas les mots mal famés elle les ignore On ne prend les mots qu’avec des gants à « menstruel » on préfère « périodique » Et l’on va répétant qu’il est des termes médicaux qu’on ne doit pas sortir du laboratoire et du codex
Le snobisme scolaire qui consiste en poésie à n’employer que certains mots déterminés à la priver de certains autres qu’ils soient techniques, médicaux populaires ou argotiques me fait penser au prestige du rince-doigts et du baisemain Ce n’est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le baisemain qui fait la tendresse Ce n’est pas le mot qui fait la poésie mais la poésie qui illustre le mot
Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s’ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes Le poète d’aujourd’hui doit être d’une caste d’un parti ou du « Tout Paris » Le poète qui ne se soumet pas est un homme mutilé
La poésie est une clameur Elle doit être entendue comme la musique Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche
L’embrigadement est un signe des temps De notre temps les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes Les sociétés littéraires c’est encore la Société La pensée mise en commun est une pensée commune
Mozart est mort seul accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes Renoir avait les doigts crochus de rhumatismes Ravel avait dans la tête une tumeur qui lui suça d’un coup toute sa musique Beethoven était sourd. Il fallut quêter pour enterrer Bêla Bartók Rutebeuf avait faim Villon volait pour manger Tout le monde s’en fout
L’Art n’est pas un bureau d’anthropométrie La Lumière ne se fait que sur les tombes Nous vivons une époque épique et nous n’avons plus rien d’épique
La musique se vend comme le savon à barbe Pour que le désespoir même se vende il ne nous reste qu’à en trouver la formule Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle Qui donc inventera le désespoir ?
Avec nos avions qui dament le pion au soleil avec nos magnétophones qui se souviennent de ces « voix qui se sont tues » avec nos âmes en rade au milieu des rues nous sommes au bord du vide ficelés dans nos paquets de viande à regarder passer les révolutions
N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la Morale c’est que c’est toujours la Morale des Autres
Les plus beaux chants sont des chants de revendication Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations A l’école de la poésie on n’apprend pas On se bat !
Moi, j’ai un rêve. Un rêve grand et beau comme la vie. Et je l’agiterai, mon saint drapeau, devant la face de la mort.
Car j’ai un rêve… Pour les partisans de la mort, pour les profiteurs de la mort, pour les fabricants de morts, pour les marchands de morts, ce sera bien un coup d’épée, mon rêve.
Ne m’offrez la couronne impériale ni ne me couvrez de lauriers. Moi, j’ai un rêve.
L’homme qui a un rêve est plus puissant qu’un empereur, est plus fort qu’un héros, est plus beau qu’un poète.
Mais moi qui ne suis ni puissant, ni fort, ni beau, moi, j’ai un rêve !
Oui, j’ai un rêve. Je ferai des discours démagogiques, j’écrirai des poèmes illogiques, je posterai des lettres diffamantes, je chanterai des chansons larmoyantes, je serai mendiant, esclave et clown pour que mon rêve vienne à triompher.
Car j’ai un rêve… Croyez-moi, adorateurs de la Fortune, bénéficiaires de la Force, idiots de la Répression du Verbe, vous qui, par convention ou faute d’inspiration, n’avez plus d’empathie, vous, solitaires de l’Effroi, larrons du Vice : j’ai un rêve !
Et, dans mon rêve, la Terre est bleue et verte, et l’homme a la couleur de sa belle âme.
Dieu me pardonne, j’ai un rêve ! Et, dans ce rêve, l’homme est au-dessus des contingences, l’homme est au-dessus de sa douleur et du dollar vorace, de ses stigmates et de tout sigma, de sa faim, de sa fange et de sa race, l’homme est plus grand que le grotesque et le sublime, l’homme est plus fort que toutes les désagrégations, toutes les dégradations et toutes les ruines.
Moi, j’ai un rêve. Et, puisque j’ai un rêve, je suis un Homme.
Anderson Braga Horta
(traduction François Olègue)
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François Olègue*, dans la revue « Le chasseur abstrait » présente le poète brésilien Anderson Braga Horta :
« Anderson Braga Horta, dont j’ai traduit quelques œuvres afin de remplir cette fâcheuse lacune transatlantique, est un vrai patriarche de la poésie brésilienne. Né en 1934, dans la petite ville de Carangola située au cœur même du Brésil, et diplômé de la Faculté Nationale de Droit à Rio de Janeiro, ancienne capitale du pays, il habite depuis 1960 Brasilia, sa capitale actuelle. Il a déjà publié une bonne vingtaine de recueils poétiques (hormis plusieurs récits et nouvelles, essais, traductions, etc.) et, remontant ses débuts littéraires aux années 1950, il n’en est pas moins créatif par le temps qui court.
Ses poèmes les plus connus et les plus significatifs ont pour protagoniste l’homme vu sous ses aspects transcendantaux, un homme qui ne se contente de satisfaire ses besoins matériels ni ne se limite somme toute à son état physique. Le corps de cet homme est si fragile que la moindre adversité, la moindre pression externe, peuvent le réduire à néant, mais « sa tête chante », son esprit s’oppose à l’omnipuissance de la mort pour déclarer avec un orgueil presque insolent : « Moi, j’ai un rêve. Et, puisque j’ai un rêve, je suis un Homme ». C’est de ce rêve libre et audacieux que vient sa poésie, tantôt sublime comme un « battement du pouls intemporel de ce qui existe et de ce qui reste occulte », tantôt bien terrestre, émanée des triviaux « bulbes et tubercules » d’un potager, cette « explosion contrôlée » qui lui promet l’immortalité, sinon de son essence humaine, tout au moins de ses idées singulières, puisées à la source « où l’on puise sa soif ».
Anderson Braga Horta ne plaisante jamais avec qui montre de l’intérêt pour les siennes : toujours sérieux dans ses recherches spirituelles, quelque utopiques qu’elles paraissent au premier abord, il se rapproche de la tradition lyrico-philosophique suivie par Augusto Frederico Schmidt, Carlos Drummond de Andrade et d’autres grands auteurs du passé. Il parle de questions universelles, mille fois discutées par des poètes et pourtant renouvelées à chaque trait de leur plume, et cela rend ses textes intelligibles dans n’importe quel idiome et sous n’importe quelle latitude. »
* François Olègue est poète, essayiste et traducteur multilingue. Il habite au Brésil et écrit autant en français qu’en portugais. Sa personnalité cosmopolite se révèle dans ses tentatives de réconcilier les traditions littéraires de l’Amérique latine avec celles du monde francophone.
Jan Mankes (1889-1920) – Pays-Bas – Woudsterweg bij Oranjewoud (Museum Arnhem)
Je le sais, je mourrai au crépuscule, ou le matin ou le soir ! Auquel des deux, avec lequel des deux – ça ne se commande pas ! Ô s’il était possible que mon flambeau s’éteigne deux fois :
Je suis passée sur terre d’un pas de danse ! – Fille du ciel ! Un tablier plein de roses ! – Sans écraser de jeunes pousses !
Je le sais, je mourrai au crépuscule, ou le matin ou le soir ! Dieu n’enverra pas une nuit d’épervier pour mon âme de cygne !
D’une main douce, j’écarterai la croix sans l’embrasser, Je m’élancerai dans le ciel généreux pour un dernier salut, La faille du crépuscule, ou le matin ou le soir – et la coupure du sourire… – Car même dans le dernier hoquet je resterai poète !
Décembre 1920
Marina Tsvétaïéva (1892-1941)
Traduction Henri Deluy – in Insomnie et autres poèmes – Poésie / Gallimard
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard