Riez cailloux !…

Le 23 janvier 2022, ému par la simplicité et la douceur bucolique du poème que je découvrais, j’adressais à son auteure, Barbara Auzou, sur son blog « Lire dit-elle », le commentaire suivant  :

« Au pied d’un seul arbre LII »

Après une après-midi de lecture en boucle de ce poème, je ne résiste plus au désir de l’enregistrer, et donc de te demander une nouvelle fois ton accord.
Ni date de réalisation, ni idée d’illustration pour le moment. Juste ma conviction que la poésie est faite pour être dite et que l’émotion se nourrit du partage.

Je reçus cette encourageante réponse :

Et je te le donne avec plaisir…

Au pied d’un seul arbre LII 

j’ai emmené paître mes peurs

plus loin et sur tout ce qui peut

faire un chemin ou la totalité

d’un oiseau

j’ai bu ta douceur avec la première

goulée d’air

qui nous chante à tue-tête

je suis passée repassée au cœur

de l’arbre hospitalier

avec mes fagots d’étoiles

et la famille élargie des fleurs

j’ai porté le soleil à ma bouche

au cou le collier des moissons

les hivers aux genoux

et avais-tu remarqué

comme vieillissant on dérange moins l’espace

on embrasse le sépulcre doux

d’un ciel qui se décharne

je t’aime

je te laisse une adresse paysanne

et des poches de temps à faire rire les cailloux

Barbara Auzou

Méditer dans la lumière

Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !

Cioran – Le livre des leurres (1936)

Jean Sébastien Bach 
« Die Seele ruht in Jesu Händen
 » – Cantate BWV 127 

Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim ZimmermannDirection

Die Seele ruht in Jesu Haenden,
Wenn Erde diesen Leib bedeckt.
Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken,
Ich, bin zum Sterben unerschrocken,
Weil mich mein Jesus wieder weckt.

Mon âme repose dans les mains de Jésus,
Bien que la terre recouvre ce corps.
Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres,
Je ne suis pas terrifié de mourir
Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.

Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.

George Steiner – « Langage et silence » – 1969

Jean Sébastien Bach 
« Die Seele ruht in Jesu Händen
 » – Cantate BWV 127 

Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)

Herbert Schuch – Piano

Au pied d’un seul arbre XLVII

Au pied d’un seul arbre XLVII

avec l’âge nous éloignant

de l’emphase

de la vanité des printemps

on ose un buisson d’abandon

repu de trop de guerres

des bousculades simples de la vie

des moins simples aussi

qui laissent des échardes

dans le bois tendre de l’enfance

enduit de soleils

que ne survolent plus que des avions

dorés

et dans la part restante du souffle tournée

en aile

on a soudain la vision du port

de l’eau vive et celle de l’embarcadère

l’horizon s’étend géographie évolutive

quand les pensées se resserrent

on tempère ses ravissements

on couve ses merveilles

dans le nid d’un nouveau discernement

posé sur un grand reposoir en plein ciel

tu m’aimes là où tu ne m’attendais pas

je n’attendais pas davantage le poème

toujours plus nu de nos jours ensemble

Barbara Auzou
Publié le 29/11/2021 sur  LIRE DIT-ELLE

La poésie de Barbara Auzou est toute imprégnée de nature et de bonheur d'être, de fragrances de vie que chaque souffle de vent, d'où qu'il vienne, pousse vers le cœur. La générosité de ses mots souvent trouve sa source dans l’œuvre d'autres artistes, peintres ou sculpteurs qui ont su toucher son âme. René Char et quelques autres de ses illustres prédécesseurs en poésie ont pris soin d'éclairer son chemin... Chaque entrée dans l'un de ses poèmes est le commencement d'un heureux voyage dans l'univers du sensible et du subtil. 
Barbara possède le don ultime que seuls les vrais poètes reçoivent, celui de nous aider à devenir voyants.

Méditation, arôme café…

Pour mon ami Stéphane C.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.

[…]

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Marcel Proust (« Du côté de chez Swann »)

Ψ

Sont-ils nombreux les chemins qui mènent au souvenir des êtres chers disparus : prière chuchotée à la flamme tremblotante d’une bougie, pierre blanche déposée sur le marbre défraîchi d’une tombe, fleur séchée retrouvée entre les vers surannés d’un vieux poème, arôme proustien d’un dernier café ensemble partagé…

Seul, retiré dans la paisible indolence d’un temple de nature, l’excellent guitariste mexicain Pablo Garibay fait tendrement frissonner les cordes de son instrument aux harmonies aromatiques du souvenir d’un dernier café qu’ils burent ensemble, son père et lui.

Suave méditation !

« El último café juntos »
(Notre dernier café ensemble)

Compositeur Simone Iannarelli
(Professeur de guitare né à Rome, enseignant à l’université de Colima, au Mexique)

L’ignorant

RembrandtPhilosophe en méditation – 1632 (Louvre)

L’ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :

« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »

Philippe Jaccottet (1925-2021)

 

 

« L’ignorant » – Poèmes 1953-1956 – Gallimard

 

 

Commentaires du poème par Jean-Michel Maulpoix : 
https://www.maulpoix.net/ignorant.htm

Oiseaux tristes

Koson Ohara – oiseaux (début XXème)

… des oiseaux perdus dans la torpeur d’une forêt très sombre pendant les heures les plus chaudes de l’été.    (Ravel – 1928)

N’y a-t-il pas dans cette magnifique interprétation, en kimono, des « Oiseaux tristes » de Ravel, ce petit supplément de justesse de ton et de méticulosité du regard, propre à l’approche extrême-orientale, qui, observé depuis les méandres de nos esprits occidentaux, semble toujours mieux éclairer les profondeurs de la méditation ?

Madoka Fukami interprète Miroirs (1904-1906) de Maurice Ravel :

II. Oiseaux tristes

Quelle satisfaction pour Maurice Ravel, âgé de 30 ans à peine, d'apprendre que son illustre aîné Claude Debussy vient d'exprimer son profond désir d'écrire une musique "improvisée, ... détachée d’un cahier d’esquisses" ! Et pour cause... il est lui-même tout à la transcription d'une impression sonore qu'il a ressentie lors d'une promenade en forêt de Fontainebleau, en entendant un merle chanter. Il compose "Oiseaux tristes".

Bien qu'il récuse régulièrement l'emploi de l'épithète "impressionniste" appliquée à la musique, préférant en abandonner l'usage à l'univers de la peinture, c'est  bien dans un registre impressionniste, représentant des ambiances et des images, que Ravel choisit de composer, en ces années 1904-1906, les cinq pièces de "Miroirs".
"Oiseaux tristes", qui portera le numéro 2, en est sans doute l'illustration la plus significative : d'abord un chant d'oiseau solitaire, comme un appel, dans la tiède et humide atmosphère d'un épais sous-bois, suivi d'autres chants peut-être, d'autres vols, courts, tout aussi solitaires, sans relation établie. La partie centrale du mouvement plus dynamique et plus riche harmoniquement voudrait aider quelques rayons de lumière à traverser la canopée, mais l'humeur mélancolique finit désespérément par épouser la sombritude du lieu, faisant dire à quelque critique musical que le jeune compositeur avait écrit là son œuvre la plus sombre et la plus dépressive.

Sanctuaire de Kamishikimi Kumanoimasu – forêt de Takamori Machi (île de Kyushu – Japon)

Fascination du couchant

[…]
– Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
L’irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Charles Baudelaire – « Les Épaves » – « Le coucher du soleil romantique »

Écrasée par l’inexorable marche de la nuit, la lumière abdique.
Les dernières ombres, craintives, allongent déjà leurs pas de fuite vers l’infini… Orgueilleux rebelles, quelques brandons à l’horizon s’acharnent encore, pour tenter de ralentir la lente procession des ténèbres, à projeter contre elle leurs rousseurs moribondes avant de se recroqueviller, vaincus et résignés, sous l’écrasant linceul de cendres que le ciel implacable déploie.

Hypnotique émerveillement du couchant ! Mystique du crépuscule !

Le temps s’évanouit dans le temps.

Tout s’accomplit dans la transfiguration de cette extrême et prodigieuse seconde d’adieu où, confondus en une androgynie parfaite, la fin et le commencement mutuellement s’engendrent.

À cet instant, tout en moi pourrait crier : « je crois ! ».

Émile Nolde

Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
L’ardente écume des nuées.

Victor Hugo – « Soleils couchants » in « Les Feuilles d’Automne »

24 Préludes… à la méditation

Frédéric Chopin par Henri Lehmann – Paris avril 1847

J’ai qualifié les Préludes de remarquables. J’avoue que je me les figurais autres et traités comme ses Études, dans le grand style. C’est presque le contraire : ce sont des esquisses, des commencements d’études ou, si l’on veut, des ruines, des plumes d’aigle détachées de toutes les couleurs sauvagement agencées. Mais chaque morceau présente la carte de visite d’une fine écriture perlée : « de Frédéric Chopin » ; on le reconnaît à sa respiration haletante. Il est et demeure le plus pur esprit poétique du temps. Ce cahier contient aussi du morbide, du fiévreux, du repoussant. Que chacun y cherche ce qui lui convient et que le Philistin se tienne à l’écart.

Robert Schumann (1839)

Yuja Wang en récital à La Fenice de Venise le 3 avril 2017

—  Sur YouTube il est possible de faire une écoute sélective  —

Chaque note décisive n’est atteinte qu’on ne l’ait d’abord circonvenue, par une approche exquise qui la fait espérer et qui la laisse attendre. J’aime que ces premières mesures de découverte soient quelque peu hésitantes encore, et comme de qui n’ose oser, puis s’abandonne à cette effusion charmante où la surabondante joie se mêle à la mélancolie ; puis tout se fond dans la caresse pour un amoureux abandon.

André Gide – « Notes sur Chopin » (Prélude en sol bémol majeur) – L’Arche éditeur. Page 110 – [vidéo : 15’05]

Chacun d’eux prélude à une méditation ; ce ne sont rien moins que des morceaux de concert ; nulle part Chopin ne s’est montré plus intime. Chacun d’eux, ou presque (et certains sont extrêmement courts), crée une atmosphère particulière, pose un décor sentimental, puis,

s’éteint comme un oiseau se pose. Tout se tait.

Ibid – Pages 28-29

Décidément, le piano ne devrait pas quitter la chambre !

Une semaine plus tôt, le 27 mars 2017, Yuja donnait ce même récital dans la grande salle Pierre Boulez (2400 places)* de « La Philharmonie » à Paris. J’y étais, et installé à une place de premier choix (à en croire sa catégorie et son prix), réservée longtemps à l’avance. — Quand on aime...

Mais mon bonheur, hélas, ce soir-là, n’atteignit pas les sommets qui lui étaient promis : jamais, même du temps où, étudiant, les salles de concert ne m'ouvraient que leurs étages supérieurs, le piano ne m’était apparu aussi peu impressionnant, l'interprète aussi minuscule, ses doigts, pour ce que je pouvais en apercevoir, aussi petits ; quant aux expressions de son visage et aux mouvements de son corps... L'imagination n'est jamais aussi féconde que lorsque nous fermons les yeux. 
Jamais le son du piano, bien que l'acoustique ne manquât pas de qualité, ne m'avait semblé parvenir d’aussi loin jusqu’à mon fauteuil. Par chance, la salle était recueillie.
 
Le piano seul, nolens volens, est fait pour la « chambre », comme ses complices, le violon et le violoncelle d’ailleurs, quand ils choisissent d'être solitaires ; pas pour le « stade », fût-il construit à prix d’or par les plus qualifiés des architectes-acousticiens.
 
Et si les Préludes de Chopin sont au programme...! 
Confidents et intimes, ils appellent l'auditeur à une telle proximité avec le couple instrument/interprète que sortir ce tandem de son salon pourrait bien passer déjà pour une forme d'hérésie.
  
Pourquoi donc ne pas réserver plutôt ces grandes salles modernes aux tonitruances magnifiques des Carmina Burana, à la générosité mystique des chœurs brucknériens, ou encore aux infinités symphoniques d'un Beethoven emporté, l'espace leur convient si bien ? 

Alors merci au Teatro La Fenice qui a partagé cette vidéo sur la toile.

— "Musique restituée n'est pas musique vivante !" me dira alors, avec raison, une moue un rien dédaigneuse. 
.
— "Certes ! Mais... Plaisir restitué vaut autrement plus qu'attente déçue ou trompée !", lui répondra mon large sourire ému et satisfait !

* La Fenice : 1000 places