Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Pour s’éprendre d’une femme, il faut qu’il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance.
Christian Bobin (« La part manquante »)
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Dans le parc du musée Rodin, il y a un couple assis sur un banc, au bord d’une pièce d’eau. Lumière éternelle du petit matin. Fraîcheur de l’entretien sans phrase, ininterrompu depuis ‑ déjà ‑ trois ans.
Elle porte une robe plissée avec, sur ses genoux, un sac de grand magasin. Il porte, depuis le début du jour, une nouvelle trop grande pour lui, dont il ne sait comment se délivrer. Cette nouvelle se confond avec sa solitude. Cette solitude rajeunie, puissante, se confond avec un nouvel amour qui l’a soumis ‑ par le regard, puis par la pensée ‑ à l’attraction d’une autre présence : blonde quand sa voisine est brune, vive comme cerisier au printemps, quand sa voisine a les nuances d’un été finissant. Comment lui dire qu’un astre est apparu, dont le nom, peu usé encore par les lèvres, sonne plus fort et plus prometteur que le sien ? Il se penche sur le gravier, ramasse des cailloux, les jette dans le bassin. Il se penche en lui, une poignée de mots, jetés dans l’eau sereine des yeux de sa voisine.
Elle considère avec attention un point désert du parc, au-delà du bassin. Immobile, elle demande deux, trois choses : plus jamais ? Plus jamais. Dès demain ? Dès demain. Silence. Silence avec chute de lumière. Nous existons si peu, c’est miracle que cette larme dans les yeux, ce nom qu’elle écrit sur la joue, ce nom qu’elle efface. Le chemin salé d’une larme sur la joue, dans le temps. Nous existons si peu. Lorsque nous disons « moi », nous ne disons rien encore, un simple bruit, l’espérance d’une chose à venir. Nous n’existons qu’en dehors de nous, dans l’écho de si loin venu, et voici que l’écho se perd et qu’il ne revient plus.
L’homme se lève, sur une autre route, déjà. Elle ne bouge pas. Le soir vient par habitude. La nuit se perd dans toutes les nuits du monde. Un nouveau jour arrive, qu’il faut longtemps envisager, au réveil, pour voir ce qu’il a de nouveau. Il y a une nouvelle statue de Rodin, dans le parc. C’est une femme, avec une robe plissée, elle est assise sur un banc.
Cette femme majestueuse et tranquille, dès que plus personne ne la tenait dans les bras, se sentait oppressée par le mépris de soi-même qu’engendraient les mensonges et les dégradations auxquels elle s’exposait pour être tenue dans des bras.
Robert Musil – « L’homme sans qualités » Tome 1
Que celui qui ne lui a jamais ouvert grand ses bras me jette la première pierre !
… Mais avant de la lancer, qu’il s’assure que ce n’est pas celle sur laquelle il a gravé, l’œil humide, ce cœur transpercé par une flèche…
Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac – Acte V, Scène 6)
Roxane et sœur Marthe (1909) – Cyrano de Bergerac via vintagemarlene.tumblr.com
Ah! Roxane ! Légendaire Roxane, dont la robe fut peut-être la première que j’eus jadis, adolescent déjà rêveur de gloires illusoires, envie de suivre éperdument…
Roxane aux multiples visages, d’abord précieuse fréquentant les salons où l’on devisait sur LeTendre ; gamine, se laissant séduire par les mirages des apparences, découvrant l’amour au travers des mots, sur un balcon ; intrépide héroïne traversant seule les lignes de front, certaine de la profondeur inconditionnelle de son amour, indépendant désormais de la beauté de l’aimé ; bien jeune veuve, enfin, vierge et fidèle, retirée dans un couvent pour conserver intact le souvenir de cet amour.
§
Roxanne ! You don’t have to wear that dress tonight
Walk the streets for money
You don’t care if it’s wrong or if it’s right.*
« Roxanne » – Chanson de Sting (1978)
*Roxanne, tu n’es pas obligée de porter cette robe ce soir De marcher dans la rue pour de l’argent Tu n’en as rien à faire de savoir si c’est bien ou si c’est mal !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard