Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Je suis dur Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps À rêver sans dormir
À dormir en marchant Partout où j’ai passé J’ai trouvé mon absence Je ne suis nulle part Excepté le néant Mais je porte accroché au plus haut des entrailles À la place où la foudre a frappé trop souvent Un cœur où chaque mot a laissé son entaille Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Pierre Reverdy (1959) extrait de La liberté des mers (Éditions Flammarion)
Albert Gyorgy – Mélancolie (Rotonde du Mont Blanc à Genève)
Les rêves morts
Je voudrais pour aimer avoir un cœur nouveau
Qui n’eût jamais connu les heures de détresse,
Un cœur qui n’eût battu qu’au spectacle du beau
Et qui fût vierge encor de toute autre tendresse ;
.
Mais je porte en moi-même un horrible tombeau,
Où gît un songe mort, loin de la multitude :
J’en ai scellé la porte et seul un noir corbeau
Du sépulcre maudit trouble la solitude !
.
Cet oiseau de malheur, c’est l’âpre souvenir,
C’est le regret des jours vécus dans la souffrance,
Qui ronge jusqu’aux os mes rêves d’avenir,
Beaux rêves glorieux, morts de désespérance.
.
Sans cesse l’aile sombre au fond de moi s’ébat,
Son grand vol tournoyant fait comme la rafale,
Qui siffle en accourant vers la fleur qu’elle abat
Et disperse les nids, dans sa course fatale.
.
Pourtant, d’un port lointain, si le vent, quelquefois,
M’apporte la chanson d’un ami sur la route,
À l’émoi de mon cœur je reconnais sa voix,
Car il cesse de battre, et tout mon être écoute.
.
Gaëtane de Montreuil (Québec 1867-1951)
Extrait musical : « Mélancolie » de Francis Poulenc (composition : 1940)
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Gaëtane de Montreuil
Biographie résumée sur le site "lesvoixdelapoésie.com" :
Gaétane de Montreuil est le pseudonyme principal de Géorgina Bélanger (1867-1951), poète, conseillère, journaliste, bibliothécaire et professeure québécoise. Elle en emploiera d’autres: Clemencia, Aimée Patrie, Julia Patrie et Zig Zag.
L’une des premières canadiennes à devenir journaliste, elle s’engage à faire avancer la cause féminine dans un monde résistant à l’épanouissement intellectuel de la femme.
Épouse du poète et peintre Charles Gill, elle ouvre une école laïque et crée une place littéraire au féminin.
Ses vers sont souples, descriptifs et pleins d’une sonorité unique, portant vers le romantisme.
Elle fait d’autre part connaître les poètes de l’École littéraire de Montréal.
On était en octobre, le plus beau mois de l’année à New-York, et je prenais plaisir à étudier la lumière d’automne, à observer la clarté nouvelle dont elle semblait parée quand elle frappait en biais les immeubles de brique.
Paul Auster – « Moon Palace » (Actes Sud 04/1993)
Photo by William Gottlieb/Redferns
Billie Holiday chante « Autumn in New York » composée en 1934 par Vernon Duke
L’automne à New York
L’automne à New York, pourquoi est-ce si séduisant ? L’automne à New York, c’est le frisson du premier soir. Foules scintillantes et nuages éblouissants dans des canyons d’acier Me rappellent que je suis chez moi.
L’automne à New York apporte la promesse d’un nouvel amour, L’automne à New York est souvent mouillé de pleurs. Les rêveurs aux mains vides peuvent imaginer des terres lointaines. C’est l’automne à New-York, C’est bon d’y vivre à nouveau.
L’automne à New York, les toits étincellent au couchant. L’automne à New York, ça vous relève quand on vous laisse tomber. Les libertins blasés et les joyeuses divorcées attablés au Ritz Vous diront que c’est divin.
L’automne à New York transforme les bas-fonds en Mayfair. L’automne à New York, plus besoin de châteaux en Espagne. Les amoureux remercient la nuit Sur les bancs de Central Park. Salut l’automne à New York ! C’est bon d’y vivre à nouveau !
Julius Sergius von Klever (1850-1924) – peintre russe d’origine allemande
Il y a les poètes – deux ou trois en vérité – en résidence depuis longtemps sur nos tables de chevet, à qui l’on se garderait bien de donner congé, tant il nous serait insupportable que la moindre défaillance de notre mémoire estropiât un seul vers du « Voyage », du « Bateau ivre » ou du « Cimetière marin ».
Et il y a ceux – pas plus nombreux – qui, signe des temps, ont élu domicile sur l’écran de nos ordinateurs et qui, signe de vie, nous offrent régulièrement, en direct, la magie de leurs vers nouveaux.
Parmi ces sensibles ciseleurs et « entoileurs » de mots, Barbara Auzou, poétesse militante, publie chaque jour, en abondance, sur son propre blog, « Lire dit-elle», une poésie inspirée, forte, sensuelle, écrite les deux pieds dans la réalité mais le regard gonflé d’espérance.
Son chant, de temps à autre, laisserait volontiers percevoir un air de famille avec celui d’un certain René Char, dont elle aurait également hérité cette forme d’expression parfois hermétique, qui engage le lecteur complice, l’émotion première ressentie, à fouiller, par la raison, les sens cachés des mots et des images.
Julius Sergius von Klever (1850-1924) – peintre russe d’origine allemande
Point de sésame pour rejoindre la fugue buissonnière à laquelle nous invite son poème « Automne XII », récemment publié.
Une bouffée d’heureuse nostalgie aux senteurs de terre mouillée et de feuilles jaunies, et les arbres du chemin se découvrent pour saluer le passant qui marche vers son enfance perdue.
Le marcheur :
— Mais pourquoi, Docteur, cette « petite fugue » de Bach colle-t-elle à chacun de mes pas comme à chaque vers du poème ?
Albert Schweitzer :
— L’âme de l’artiste est un tout complexe où se mélangent en proportions infiniment variables les dons du poète, du peintre, du musicien. (« J.S. Bach – Le musicien poète »)
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Automne XII *
La lampe oblique de l’automne s’obstine dans son regard de biais
Derrière un fourré l’espace glisse sous le bâton d’un marcheur qui trace des trouées d’enfance sans dire un mot
Il y a un regain d’odeurs dans la dictée de la saison
Un délicieux supplice
Et nous mesurons avec nos mots d’arpenteurs
Notre souffle comme une obscure préoccupation à ne pas fuir
Barbara Auzou
* Poème reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur
* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau. (Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats, conformément à son désir, et telle qu’il l’a lui-même composée.)
"John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. [...]
Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. [...]
Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence. [...][Sa poésie] est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.Elle est une alchimie des regrets et des espérances.Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée."
— Extraits de l'article "John Keats - Les rêveries de l'effacement" publié sur le site "Esprits Nomades."
Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.
Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.
TO AUTUMN
Ode à l’automne
Traduction : Robert Davreu
I
Saison de brumes et de moelleuse profusion, Tendre amie du soleil qui porte la maturité, Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruit Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ; A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au cœur ; A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes D’un succulent noyau ; à faire éclore plus Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles, Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront, Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.
II
Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ? Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve Assise nonchalante sur une aire de grange. Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ; Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné, Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ; Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ; Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.
III
Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ? N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique, Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ; Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons se lamentent Parmi les saules de la rivière, et montent Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos, Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.
In « John Keats – Seul dans la splendeur » 1990
Éditions Points 2009
John Keats (1795-1821) – portraitiste inconnu
Ode à l’automne
Traduction : Albert Laffay
I
Saison des brumes et de la moelleuse abondance, La plus tendre compagne du soleil qui fait mûrir, Toi qui complotes avec lui pour dispenser tes bienfaits Aux treilles qui courent au bord des toits de chaume, Pour faire ployer sous les pommes les arbres moussus des enclos, Et combler tous les fruits de maturité jusqu’au cœur, Pour gonfler la courge et arrondir la coque des noisettes D’une savoureuse amande ; pour prodiguer Et prodiguer encore les promesses de fleurs tardives aux abeilles, Au point qu’elles croient les tièdes journées éternelles, Car l’Été a gorgé leurs alvéoles sirupeux.
II
Qui ne t’a vue maintes fois parmi tes trésors ? Parfois celui qui va te chercher te découvre Nonchalamment assise sur l’aire d’une grange, Les cheveux soulevés en caresse par le souffle du vannage, Ou profondément endormie sur un sillon à demi moissonné, Assoupie aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne l’andin suivant et toutes les fleurs entrelacées ; Quelquefois, telle une glaneuse, tu portes droite Ta tête chargée de gerbes en passant un ruisseau, Ou encore, près d’un pressoir à cidre, tes yeux patients Regardent suinter les dernières gouttes pendant des heures et des heures.
III
Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ? N’y pense plus, tu as aussi tes harmonies : Pendant que de longues nuées fleurissent le jour qui mollement se meurt, Et nuancent d’une teinte vermeille les chaumes de la plaine, Alors, en un chœur plaintif, les frêles éphémères se lamentent Parmi les saules de la rivière, soulevés Ou retombant, selon que le vent léger s’anime ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent à pleine voix là-bas sur les collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en notes hautes et douces Le rouge-gorge siffle dans un jardin Et que les hirondelles qui s’assemblent trissent dans les cieux.
Rien n’est plus amer que la séparation lorsque l’amour n’a pas diminué de force, et la peine semble bien plus grande que le plaisir qui n’existe plus et dont l’impression est effacée.
Giacomo Casanova – « L’histoire de ma vie »
— ¤ —
L’une reste, l’autre part…
De son amour
chacune un jour
se sépare.
L’une chante, l’autre si peu !
La plus triste des deux
ne chante pas le mieux
son adieu.
Deux voix.
Une même tendresse.
Les grands émois
n’ont pas d’adresse.
Charlotte Gainsbourg : Elle reste et chante… si peu :
— ¤ —
Julia Lezhneva : Elle chante… mais ne reste pas :
MANON
Allons !… il le faut ! Pour lui-même ! Mon pauvre chevalier ! Oh ! Oui, c’est lui que j’aime ! Et pourtant, j’hésite aujourd’hui ! Non ! Non, je ne suis plus digne de lui ! J’entends cette voix qui m’entraîne Contre ma volonté : « Manon, tu seras reine, « Reine par la beauté ! »
Je ne suis que faiblesse et que fragilité ! Ah ! malgré moi je sens couler mes larmes.
Devant ces rêves effacés ! L’avenir aura-t-il les charmes De ces beaux jours déjà passés ? Adieu, notre petite table Qui nous réunit si souvent ! Adieu, notre petite table Si grande pour nous cependant ! On tient, c’est inimaginable, Si peu de place… en se serrant… Adieu, notre petite table ! Un même verre était le nôtre, Chacun de nous, quand il buvait, Y cherchait les lèvres de l’autre… Ah ! Pauvre ami, comme il m’aimait ! Adieu, notre petite table ! Adieu !
La passion amène la souffrance… Quelle puissance calmera le cœur oppressé qui a tout perdu ? Où sont les heures si vite envolées ? Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau : ton âme est troublée, ta résolution confuse. Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !
Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ; elle entremêle des mélodies sans nombre, pour pénétrer le cœur de l’homme, pour le remplir de l’éternelle beauté : les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration, le mérite divin des chants comme des larmes.
Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore, qu’il bat, et voudrait battre, pour se donner lui-même, à son tour, avec joie, en pure reconnaissance de cette magnifique largesse. Alors se fit sentir – oh ! que ce fût pour jamais ! la double ivresse de la mélodie et de l’amour.
Goethe à l’âge de 78 ans – Aquarelle de Josef Karl Stieler
Johann Wolfgang Goethe (1749-1832)
In « Trilogie de la passion » – 1827
(Traduit de l’allemand par Jacques Porchiat)
C'est à Marienbad, en 1821, que Goethe, alors âgé de 72 ans, connaît sa dernière grande passion amoureuse. Il vient de faire la rencontre d'une jeune soprano de 17 ans, Ulrike von Levetzow, et en tombe éperdument amoureux.
Deux années plus tard, le refus des parents de la jeune fille de lui accorder sa main plonge le grand écrivain dans une profonde mélancolie qui lui inspirera de merveilleux poèmes, et en particulier l'un de ses plus beaux, l'"Élégie de Marienbad".
Pendant l'été 1823, alors qu'il se réfugie plus que jamais dans la musique, il est infiniment séduit par le jeu engagé et virtuose de la pianiste polonaise Maria Szymanowska (qui ne sera pas étrangère au style brillant de Chopin).
Quelques jours après le récital, il lui envoie ce poème, "Réconciliation", très empreint encore de ses ressentis amoureux, pour la remercier des vives émotions que sa musique a attisées en lui.
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Irina Lankova joue « Élégie » Opus 3 – N°1 de Sergueï Rachmaninov :
Sergueï Rachmaninov en 1892
Cette "Élégie" fait partie des cinq "Morceaux de fantaisie", opus 3, que Rachmaninov compose en 1892, à l'âge de 19 ans.Dès son ouverture, cette pièce exprime, une profonde et bouleversante mélancolie qui, en se développant, gagne en intensité et en beauté.
Chaleureuse, une réconfortante mélodie vient alors éclairer d'un bref trait d'espérance son ténébreux chemin.
Mais la musique retourne à la gravité de sa méditation et s'estompe jusqu'à s'éteindre presque, avant que ne réapparaisse, encore plus triste et plus émouvant, le premier thème.
Elle se cabre enfin dans une ultime convulsion puis se résigne à abandonner les harmonies des derniers accords aux ombres chères de la nuit qui marche.
Allez ! Il fait froid en cette fin d’après-midi d’automne à Carrickfergus.
N’attendez pas que les vieilles pierres usées du château qu’érigea John de Courcy en 1177, après les invasions normandes, vous protègent encore des embruns fouettés par le vent d’automne.
Laissez à leur victoire sur les troupes d’Elizabeth Ière en 1597, les clans gaéliques qui animèrent avec toute leur fougue la Guerre de Neuf Ans.
Carrickfergus castle – photo by John Tinneny
Oubliez aussi le vain exploit, deux siècles plus tard, de ce capitaine de haut bord, François Thurot, corsaire au service de Louis XV, qui après s’être emparé du château et l’avoir pillé ne tarda pas à être rattrapé par la Royal Navy sous le feu de laquelle il tomba en 1760.
Rejoignez-moi plutôt dans les chaleurs fauves de ce pub irlandais, derrière le port, à quelques pas d’ici. Nous viderons quelques pintes de Guinness ou de Smithwick’s à la gloire de la mélancolie.
Émus, nous écouterons, flottant entre guitare, flûte et violon, cette ancienne et célèbre complainte irlandaise dans laquelle un vieux vagabond nostalgique rêve, avant de mourir, de retrouver sa jeunesse à… Carrickfergus.
— Two more beers please ! We are so sad tonight.
Je voudrais être à Carrickfergus, Seulement pour les nuits à Ballygrant. Je nagerais à travers l’océan le plus profond, Pour retrouver mon amour. Mais la mer est immense et je ne peux la traverser ; Et je n’ai pas non plus d’ailes pour voler. J’aimerais rencontrer un gentil marin Qui m’amènerait mourir aux pieds de mon amour.
De mon enfance reviennent de tristes souvenirs, Et des moments heureux d’il y a si longtemps. Tous mes amis de jeunesse et mes proches Sont maintenant partis, fondus comme neige au soleil. Alors je vais passer mes journées à errer sans fin. L’herbe est douce, mon lit est vide. Ah, revenir maintenant à Carrickfergus, Sur cette longue route vers la mer.
On dit qu’à Kilkenny il est inscrit Sur des pierres de marbre noires comme l’encre, En lettres d’or et d’argent, que je l’ai défendue. Désormais je ne chanterai plus jusqu’à ce qu’on me donne un verre. Car je suis ivre aujourd’hui, mais je suis rarement sobre, Un beau vagabond errant de ville en ville. Ah, mais je suis malade maintenant, mes jours sont comptés, Venez tous, jeunes gens, et allongez-moi.
La Mélancolie
C’est revoir Garbo
Dans la Reine Christine
C’est Victor Hugo
Et Léopoldine
La Mélancolie
C’est une rue barrée C’est c’qu’on peut pas dire C’est dix ans d’purée Dans un souvenir C’est ce qu’on voudrait Sans devoir choisir
La Mélancolie C’est un chat perdu Qu’on croit retrouvé C’est un chien de plus Dans le mond’ qu’on sait C’est un nom de rue Où l’on va jamais
La Mélancolie C’est se r’trouver seul Place de l’Opéra Quand le flic t’engueule Et qu’il ne sait pas Que tu le dégueules En rentrant chez toi
C’est décontracté Ouvrir la télé Et r’garder distrait Un Zitron’ pressé T’parler du tiercé Que tu n’a pas joué La Mélancolie
La Mélancolie C’est voir un mendiant Chez l’conseil fiscal C’est voir deux amants Qui lisent le journal C’est voir sa maman Chaqu’ fois qu’on s’voit mal
La Mélancolie C’est revoir Garbo
Dans la Reine Christine C’est revoir Charlot A l’âge de Chaplin C’est Victor Hugo Et Léopoldine
La Mélancolie C’est sous la teinture Avoir les ch’veux blancs Et sous la parure Fair’ la part des ans C’est sous la blessure Voir passer le temps
C’est un chimpanzé Au zoo d’Anvers Qui meurt à moitié Qui meurt à l’envers Qui donn’rait ses pieds Pour un revolver La Mélancolie
La Mélancolie C’est les yeux des chiens Quand il pleut des os C’est les bras du Bien Quand le Mal est beau C’est quelquefois rien C’est quelquefois trop
La Mélancolie C’est voir dans la pluie Le sourir’ du vent Et dans l’éclaircie La gueul’ du printemps C’est dans les soucis Voir qu’la fleur des champs
La Mélancolie C’est regarder l’eau D’un dernier regard Et faire la peau Au divin hasard Et rentrer penaud Et rentrer peinard
C’est avoir le noir Sans savoir très bien Ce qu’il faudrait voir Entre loup et chien C’est un désespoir Qu’a pas les moyens La Mélancolie
Amour léger comme tu passes ! A peine avons-nous eu le temps de les croiser Que mutuellement nos mains se désenlacent. Je songe à la bonté que n’a plus le baiser.
Un jour partira donc ta main apprivoisée ! Tes yeux ne seront plus les yeux dont on s’approche. D’autres auront ton cœur et ta tête posée. Je ne serai plus là pour t’en faire un reproche.
Quoi ? sans moi, quelque part, ton front continuera ! Ton geste volera, ton rire aura sonné, Le mal et les chagrins renaîtront sous tes pas ; Je ne serai plus là pour te le pardonner.
Sera-t-il donc possible au jour qui nous éclaire, A la nuit qui nous berce, à l’aube qui nous rit, De me continuer leur aumône éphémère, Sans que tu sois du jour, de l’aube et de la nuit ?
Sera-t-il donc possible, hélas, qu’on te ravisse, Chaleur de mon repos qui ne me vient que d’elle ! Tandis que, loin de moi, son sang avec délice Continuera son bruit à sa tempe fidèle.
La voilà donc finie alors la course folle ? Et tu n’appuieras plus jamais, sur ma poitrine, Ton front inconsolé à mon cœur qui console, Rosine, ma Rosine, ah ! Rosine, Rosine !
Voici venir, rampant vers moi comme une mer, Le silence, le grand silence sans pardon. Il a gagné mon seuil, il va gagner ma chair. D’un cœur inanimé, hélas, que fera-t-on ?
Eh bien, respire ailleurs, visage évanoui ! J’accepte. A ce signal séparons-nous ensemble… Me voici seul ; l’hiver là… c’est bien… Nuit. Froid. Solitude… Amour léger comme tu trembles !
Si la poésie ne vous aide pas à vivre, faites autre chose. Je la tiens pour essentielle à l’homme autant que les battements de son cœur.
In « Le temps des merveilles » – 1978
Pierre Seghers (Paris, 1906 – 1987)
Si l’on me parle d’un homme du XXème siècle qui a profondément aimé la poésie au point de lui consacrer sa vie, qui l’a servie avec un dévouement total, et qui s’en est servie, aux temps sombres de la France, comme une arme habile et souple de résistance à l’ennemi, je sais, assurément, qu’on me parle de Pierre Seghers.
Plaque commémorative – 228 Boulevard Raspail à Paris
Poète engagé, parolier, « éditeur des poètes du monde entier », il aura nourri sa passion pour les poètes et la poésie en fortifiant sans cesse sa généreuse ambition de mettre leurs recueils entre les mains du plus grand nombre, et leurs poésies dans tous les cœurs de ces apprentis découvreurs.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy