‘Les yeux’

Initialement publié sur « Perles d’Orphée » le 12/02/2013 sous le titre
« Miroirs de mort, les yeux »

Elle s’est réfugiée dans la mort en fourrant sa tête dans un nœud coulant, comme on la cache sous un oreiller.

Boris Pasternak – Prix Nobel de littérature 1958 (à propos de son amie Marina )

Munch - Baiser de la Mort
MunchBaiser de la Mort

Les yeux

Deux lueurs rouges — non, des miroirs !
Non, deux ennemis !
Deux cratères séraphins.
Deux cercles noirs

Carbonisés — fumant dans les miroirs
Glacés, sur les trottoirs,
Dans les salles infinies —
Deux cercles polaires.

Terrifiants ! Flammes et ténèbres !
Deux trous noirs.
C’est ainsi que les gamins insomniaques
Crient dans les hôpitaux : — Maman !

Peur et reproche, soupir et amen…
Le geste grandiose…
Sur les draps pétrifiés —
Deux gloires noires.

Alors sachez que les fleuves reviennent,
Que les pierres se souviennent !
Qu’encore encore ils se lèvent
Dans les rayons immenses —

Deux soleils, deux cratères
— Non, deux diamants !
Les miroirs du gouffre souterrain :
Deux yeux de mort.

                    30 juin 1921

Marina Tsvetaeva (1892-1941) Le ciel brûle

Gauguin - Madame la Mort
GauguinMadame la Mort

la plus belle victoire
sur le temps et la pesanteur
c’est peut-être de passer
sans laisser de trace
de passer sans laisser d’ombre.

Marina Tsvetaeva – Insomnies et autres poèmes – « Se faufiler »

Elle viendra – 4 – La chanter ?

Leben wir denn, wir Menschen, um den Tod abzuschaffen? Nein, wir leben, um ihn zu fürchten und dann wieder zu lieben, und gerade seinetwegen glüht das bißchen Leben manchmal eine Stunde lang so schön.

Hermann Hesse – Der Steppenwolf

Vivons-nous donc, nous autres, pour nous débarrasser de la mort ? Non, nous vivons pour la craindre et aussi pour l’aimer, et c’est grâce à elle que ce petit bout de vie, quelquefois, l’espace d’une heure, brûle d’une flamme si belle.

Hermann Hesse – Le loup des steppes

Θ

Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles
Il semble que la Mort est la sœur de l’amour

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Jean Roger Caussimon (paroles) & Léo Ferré (musique et voix)

« Ne chantez pas la mort ! » 

Ne chantez pas la Mort, c’est un sujet morbide
Le mot seul jette un froid, aussitôt qu’il est dit
Les gens du show-business vous prédiront le bide
C’est un sujet tabou pour poète maudit
La Mort… La Mort

Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles
Il semble que la Mort est la sœur de l’amour
La Mort qui nous attend et l’amour qu’on appelle
Et si lui ne vient pas, elle viendra toujours
La Mort… La Mort

La mienne n’aura pas, comme dans le Larousse
Un squelette, un linceul ; dans la main, une faux,
Mais fille de vingt ans à chevelure rousse
En voile de mariée, elle aura ce qu’il faut
La Mort… La Mort

De grands yeux d’océan, la voix d’une ingénue,
Un sourire d’enfant sur des lèvres carmin,
Douce, elle apaisera sur sa poitrine nue
Mes paupières brûlées, ma gueule en parchemin,
La Mort… La Mort

Requiem de Mozart et non Danse Macabre,
Pauvre valse musette au musée de Saint-Saëns,
La Mort c’est la beauté, c’est l’éclair vif du sabre,
C’est le doux penthotal, de l’esprit et des sens,
La Mort… La Mort

Et n’allez pas confondre et l’effet et la cause,
La Mort est délivrance, elle sait que le Temps
Quotidiennement nous vole quelque chose,
La poignée de cheveux et l’ivoire des dents
La Mort… La Mort

Elle est euthanasie, la suprême infirmière,
Elle survient à temps, pour arrêter ce jeu,
Près du soldat blessé dans la boue des rizières,
Chez le vieillard glacé dans la chambre sans feu
La Mort… La Mort

Le Temps c’est le tic-tac monstrueux de la montre,
La Mort, c’est l’infini dans son éternité.
Mais qu’advient-il de ceux qui vont à sa rencontre ?
Comme on gagne sa vie, nous faut-il mériter
La Mort… La Mort… La Mort ?

Charles Allan Gilbert All is vanity -1892

Elle viendra – 3 – Diabolique

Reprise d’un billet du 24/03/2018 : ‘Le Diable est dans… la voix

A Satan reviennent toujours les chants les plus beaux. (Dicton)

§

D’Œdipe à Hamlet et à Don Quichotte, tous les grands mythes littéraires connurent certes des avatars musicaux. Mais Faust est un cas particulier. Pas simplement par le grand nombre des œuvres qu’il a suscitées. Il est l’une des rares figures, parmi les plus prisées des compositeurs, que rien ne prédestinait à priori à un devenir musical.

[…]

Et pourtant, il n’y eut qu’un Don Giovanni alors que les grands Faust furent pléthore.

Emmanuel Reibel
« Faust – La musique au défi du mythe » (Fayard 2008)

Sont-elles nombreuses, et polymorphes souvent, les silhouettes du Docteur Faust qui ont depuis le XVIème siècle, traversé la culture populaire, la littérature et, étonnamment, la musique, jusqu’à apparaître dans nos miroirs d’aujourd’hui comme notre propre reflet, peut-être le plus incontestable et le plus vrai.

Depuis qu’en 1593 le dramaturge élisabéthain, Christopher Marlowe,  — « The Tragical History of Doctor Faustus » — s’est emparé de la traduction anglaise d’un texte anonyme, — « Volksbuch » —  publié en 1587 à Francfort-sur-le-Main, inspiré, peu ou prou, de la vie de cet astrologue et alchimiste allemand de la Renaissance, Johann Georg Faust, dont on disait qu’il possédait d’étranges pouvoirs magiques, le mythe du quêteur de la connaissance universelle et du plaisir absolu, épris d’un inextinguible désir d’infini, prêt à tout pour atteindre ses buts, jusqu’à offrir son âme à Méphistophélès, l’envoyé du Diable, n’a cessé de nourrir les créations des plus illustres écrivains et des plus fameux compositeurs.

Si dans la deuxième moitié du XXème siècle le mythe de Faust s’évapore quelque peu au-dessus des encriers des écrivains, il continue d’enfiévrer sur les portées les plumes des compositeurs.

Faust et Mephistoimage extraite du film de F. W. Murnau – 1926

A l’instar de leurs illustres prédécesseurs du XIXème, tels que Berlioz, Schumann, Liszt, Gounod et tant d’autres, et dans le sillage de Busoni en 1925, les musiciens contemporains comme Georges Aperghis, John Adams ou Pascal Dusapin, pour ne citer qu’eux — trop proches de nous sans doute pour que leurs noms nous soient familiers — vont encore chercher leur inspiration dans la complexité des relations croisées du trio mythique, Faust – Méphistophélès – Marguerite.

Le catalyseur de ce regain d’intérêt moderne est assurément le passionnant et magistral roman que publie Thomas Mann en 1947, « Doktor Faustus ». D’une part en raison de la question philosophico-historique qu’il soulève à l’heure où plus personne au monde ne peut ignorer ou prétendre ignorer l’horreur des camps nazis, et d’autre part parce que le Faust qu’il décrit en son temps n’est autre qu’un musicien moderne hanté par le désir de devenir le génie de cette novation radicale du langage musical, le sérialisme, au point d’atteindre la folie et d’en mourir.

« Faust est le thème de toute ma vie, et j’en ai déjà peur. Je ne pense pas que je l’achèverai jamais. »

Alfred Schnittke (1934-1998)

Figure notable de la musique en cette fin de XXème siècle, par l’étendue et la multiplicité de son œuvre autant que par son « polystylisme », comme il définit lui-même son écriture musicale, le compositeur russe Alfred Schnittke, fasciné par le personnage de Faust, décide dès 1980 de lui consacrer un opéra, « Historia von D. Johan Fausten ».

L’opéra est donné à Hambourg en 1995, quelques années avant la disparition de Schnittke. Les soucis de santé du compositeur, aggravés par un accident vasculaire cérébral, ainsi que la complexité des voyages à l’époque entre la Russie et le reste de l’Europe ont pénalisé le projet d’une dizaine d’années. Mais déjà en 1983 Schnittke en avait esquissé les grandes lignes dans sa « Faust Cantata » (« Seid nüchtern und wachet » – Sois sobre et veille).

Rencontre entre le Diable et Docteur Faustus – 1825
Crédit : Wellcome Library, London. Wellcome Images

Bien que très imprégné, comme ses confrères, de l’œuvre de Thomas Mann, c’est dans le « Volksbuch » original de 1587 que Schnittke va puiser toute l’énergie dramatique qui anime cette pièce. Voilà, sans doute, ce qui en fait l’une des œuvres les plus palpitantes du compositeur laissant, plus qu’ailleurs peut-être, apparaître la face la plus noire de son inconditionnel pessimisme.

Point culminant de cette cantate, l’évocation de la mort épouvantable du Docteur Faust, son contrat avec Méphistophélès expiré. C’est par la voix d’un diable gouailleur, exprimant son cynisme depuis les profondeurs d’une tessiture de contralto sur les rythmes dédaigneux d’un tango ironique et arrogant que nous apprenons l’effroyable horreur de la tragédie, avec les mots mêmes, ou presque, du « Volksbuch ».

Quand il fut jour/ les étudiants/ qui n’avaient pas dormi de toute la nuit/ entrèrent dans la salle/ où avait été le docteur Faustus/ et ils ne virent pas Faustus/ rien que la pièce éclaboussée de sang/ la cervelle collée aux murs/ car le diable l’avait lancé d’un mur à l’autre. Ils trouvèrent des yeux et quelques dents/ spectacle affreux et épouvantable. Alors les étudiants se prirent à pleurer et lamenter/ et toujours ils le cherchaient/ Enfin ils trouvèrent son corps à l’extérieur près du fumier/ horrible à voir/ tête ballante et membres roués.

L’Histoire de Faustus suivie de La Tragédie de Faustus par Christopher Marlowe, édition de Jean-Louis Backès, Imprimerie Nationale Éditions - 2001 (Cité par Dominique Hoizey in "Petite histoire littéraire et musicale de Faust" - Le Chat Murr 2016)
Ψ
.
Deux interprétations diaboliquement fascinantes !
Et choisir n’est certes pas vertu du diable qui écoute en chacun de nous !
.

Iva Bittova (voix) – Hradec Kràlové Philharmonic
Peter Vrabel (direction)

 .

* * *

Inger Blom (mezzo-soprano) – Malmö Symph. Orch. –
James DePreist (Direction)

Ψ

« Seid nüchtern und wachet… »

Sois sobre et veille : ton adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer.

Résiste-lui avec la force de la foi, car tu sais que tous tes frères, de par le monde, sont en butte aux mêmes souffrances.

Première Épitre de Pierre – Chap. 5 (8 & 9)

Elle viendra ! – 1 – ‘Qui est-elle ?’

Qui ne voit pas la mort en rose est affecté d’un daltonisme du cœur.

Émile Cioran

L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.

Spinoza – ‘Éthique’

Gustav Klimt Mort et Vie (vers 1910) – Leopold Museum, Vienne, Autriche 

Barbara chante

« La Mort »

La Mort

Qui est cette femme qui marche dans les rues,
Où va-t-elle ?
Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé,
Que fait-elle ?
Cachée par un grand foulard de soie,
A peine si l’on aperçoit la forme de son visage,
La ville est un désert blanc,
Qu’elle traverse comme une ombre,
Irréelle,

Qui est cette femme qui marche dans les rues,
Qui est-elle ?
A quel rendez-vous d’amour mystérieux,
Se rend-elle ?
Elle vient d’entrer dessous un porche,
Et lentement, prend l’escalier,
Où va-t-elle ?
Une porte s’est ouverte,
Elle est entrée sans frapper,
Devant elle,

Sur un grand lit, un homme est couché,
Il lui dit : « je t’attendais,
Ma cruelle »,
Dans la chambre où rien ne bouge,
Elle a tiré les rideaux,
Sur un coussin de soie rouge,
Elle a posé son manteau,
Et belle comme une épousée,
Dans sa longue robe blanche,
En dentelle,
Elle s’est penchée sur lui, qui semblait émerveillé,
Que dit-elle ?

Elle a reprit l’escalier, elle est ressortit dans les rues,
Où va cette femme, en dentelles ?
Qui est cette femme ?
Elle est belle,
C’est la dernière épousée,
Celle qui vient sans qu’on l’appelle,
La fidèle,
C’est l’épouse de la dernière heure,
Celle qui vient lorsque l’on pleure,
La cruelle,

C’est la mort, la mort qui marche dans les rues,
Méfie-toi,
Referme bien tes fenêtres,
Que jamais elle ne pénètre chez toi,
Cette femme, c’est la mort,
La mort, la mort…

Barbara 1930-1997

 

‘Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ?’

Publiée (version audio) sur "Perles d'Orphée" le 18/05/2013
sous le titre "Le rythme du silence"

Supervielle semble à jamais mal déplié dans son temps, hors d‘âge, hors des tumultes. Indifférent aux mouvements qui secouent la poésie contemporaine, surréalisme ou autre, il demeure classique, définitivement peu curieux de la modernité. Des échos de sa voix se retrouvent pourtant chez Philippe Jaccottet, et Yves Bonnefoy.

Son petit hublot de ciel donnait sur lui-même et ses fantômes intérieurs. Mais il avait choisi de vivre suivant sa devise :

« Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ? ».

Gil Pressnitzer

Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.

Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.

Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil… Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)

Jules Supervielle 1884-1960

 

 

(in Prose et proses Rythmes célestes)

‘L’alphabet de la mort’

Oui la fraternité au cœur.
Celui qui nous a quittés à trente-et-un ans est notre frère pour l’éternité. Sa poésie est une source pure ; elle est à la source de nos propres chants. C’est bien en nous abreuvant à ces vers inimitables qu’un jour nous avons osé faire entendre ce qui jaillissait de nos entrailles.

François Cheng
(En écho au livre de Jean Lavoué : « René Guy Cadou, La fraternité au cœur » – Éditions L’enfance des arbres, 2019)

L’alphabet de la mort

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec les doigts
Le geste que tu fais dénoue les liens de cendres
Et ces larmes qui font la force de ma voix

Je te reconnais bien. C’est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père
Pour toi j’ai délaissé les riches équipages
Et les grands chemins bleus sur le versant des mers.

Nous allons enlacés dans les brumes d’automne
Au fond des rues éteintes où tourne le poignard
Et jusqu’aux étangs noirs où ne viendra personne
O mort pressons le pas le ciel est en retard

C’est à tous les amis que j’offre ma poitrine
A tous ceux qui font l’air et la bonne chaleur
Après ça laissez-moi rouler sous les collines
L’ombre des animaux ne m’a jamais fait peur.

Flamme qui me retiens je souffle ta lumière
Et ces joues colorées qui rallument ma faim
Je glisse lentement. c’est assez douces pierres
Soulevez mes poumons que je respire enfin.

René-Guy Cadou – 1920-1951

 

 

in « Bruits du cœur » (1941)

« Un seul homme est né… »

Billet initialement publié sur « Perles d’Orphée » le 16/12/2012

La Historia Universal es la de un solo hombre.

Jorge Luis Borges (« Historia de la eternidad » – 1936)

Un seul homme est né, un seul homme est mort sur la terre.

Affirmer le contraire est pure statistique : l’addition est impossible.

Non moins impossible que celle d’ajouter l’odeur de la pluie au rêve que tu as rêvé l’autre nuit.

Cet homme est Ulysse, Caïn, Abel, le premier homme qui ordonna les constellations […] le forgeron qui grava des runes sur l’épée de Hengist […] Luis de Leon, le libraire qui engendra Samuel Johnson, le jardinier de Voltaire […]

Un seul homme est mort à Ilion, dans le Métaure. à Hastings, à Austerlitz, à Trafalgar, à Gettysburg.

Un seul homme est mort dans les hôpitaux, dans les navires, dans la difficile solitude, dans l’alcôve de l’habitude et de l’amour.

Un seul homme a regardé la vaste aurore.

Un seul homme a senti dans sa bouche la fraîcheur de l’eau, la saveur des fruits et de la chair.

Je parle de l’unique, de l’un, de celui qui est toujours seul.

TOI

Jorge Luis BORGES
(cité par Jean MAMBRINO in « Lire comme on se souvient » – Ed. Phébus)

Texte dit par Lelius

Illustration musicale : Max Bruch - "Kol Nidrei"
Violoncelle : Julius Berger
Orchester des Polnischen Rundfunks - Direction : Antoni Wit

Mais vieillir… ! – 10 – À la mort

A la mémoire de Jean H.

À la mort 

Mourir, oui,
mais ne pas être agressés par la mort.
Mourir persuadés
qu’il n’y a pas de plus beau voyage.
Et en cet ultime instant être joyeux
comme quand on compte les minutes
à l’horloge de la gare
et que chacune dure un siècle.
Puisque la mort est l’épouse fidèle
qui succède à l’amante perfide
nous ne la recevrons pas comme une intruse,
ni ne fuirons avec elle.
Trop de fois nous sommes partis
sans un salut !
Au moment de dépasser
en un instant les limites du temps,
tandis que même la mémoire
de ce que nous avons été s’effacera,
permets-nous, ô Mort, de dire adieu au monde,
accorde-nous encore un délai.
Que l’immense pas
ne soit pas précipité.
À la pensée d’une mort soudaine,
mon sang se glace.
Mort, ne viens pas me saisir
mais de loin, fais-moi signe
et telle une amie, emporte-moi
comme la dernière de mes habitudes.

Vincenzo Cardarelli – Poésies / 1942

En italien, dit, recueilli, par Luigi-Maria Corsanico :

Alla morte

Morire sì,
non essere aggrediti dalla morte.
Morire persuasi
che un siffatto viaggio sia il migliore.
E in quell’ultimo istante essere allegri
come quando si contano i minuti
dell’orologio della stazione
e ognuno vale un secolo.
Poi che la morte è la sposa fedele
che subentra all’amante traditrice,
non vogliamo riceverla da intrusa,
né fuggire con lei.
Troppo volte partimmo
senza commiato!
Sul punto di varcare
in un attimo il tempo,
quando pur la memoria
di noi s’involerà,
lasciaci, o Morte, dire al mondo addio,
concedici ancora un indugio.
L’immane passo non sia
precipitoso.
Al pensier della morte repentina
il sangue mi si gela.
Morte non mi ghermire
ma da lontano annùnciati
e da amica mi prendi
come l’estrema delle mie abitudini.

Vincenzo Cardarelli (1887-1959)

Mais vieillir…! – 8 – ‘Éloge de la vieillesse’

GiorgioneTrois âges de l’homme

Extrait de Éloge de la vieillesse – Hermann Hesse

Musique : Maurice Ravel – Quatuor à cordes en Fa majeur
2ème Mouvement
– « Assez vif & très rythmé »
Quatuor Hagen  –
Concert hall – Mozarteum, Salzburg (2000)

« Lorsque l’homme commence à décliner, après avoir atteint le faîte de son existence, il se débat ainsi contre la mort, les flétrissures de l’âge, contre le froid de l’univers qui s’insinue en lui, contre le froid qui pénètre son propre sang. Avec une ardeur renouvelée, il se laisse envahir par les petits jeux, par les sonorités de l’existence, par les mille beautés gracieuses qui ornent sa surface, par les douces ondées de couleur, les ombres fugitives des nuages. Il s’accroche, à la fois souriant et craintif, à ce qu’il y a de plus éphémère, tourne son regard vers la mort qui lui inspire angoisse, qui lui inspire réconfort, et apprend ainsi avec effroi l’art de savoir mourir. C’est là que réside la frontière entre la jeunesse et la vieillesse. Plus d’un l’a déjà franchie à quarante ans ou plus tôt encore, plus d’un ne la sent que plus tardivement, à la cinquantaine ou à la soixantaine. Mais c’est toujours la même chose : au lieu de nous consacrer à l’art de vivre, nous commençons à nous tourner vers cet autre art, au lieu de façonner et d’affiner notre personnalité, nous sommes de plus en plus occupés à la déconstruire, à la dissoudre et soudain, presque du jour au lendemain, nous avons le sentiment d’être devenus vieux. Les pensées, les centres d’intérêt et les sentiments de la jeunesse nous sont désormais étrangers. C’est dans ces instants où l’on passe d’un âge à un autre que le spectacle discret et délicat de l’été qui s’éteint et disparaît progressivement peut nous saisir et nous émouvoir, emplir notre cœur d’étonnement et d’horreur, nous faire trembler et sourire à la fois. »

Hermann Hesse (1877-1962)

      

   in Éloge de la vieillesse

 

‘Any man’s death diminishes me’ – 11/09/2001 –

Mémorial du 11/09/2001 – World Trade Center – New York

Oh, little child, see how the flower
You plucked bleeds on the iron ground;
Bend down, your ears may catch its voice,
A passionless low sobbing sound.

Oh, Man, put up your sword and see
The brother that you dig to death;
There is no hatred in his eye,
No curses crackle in his breath.

Henry Treece (poète anglais – 1911-1966)

Oh, petit enfant, vois comme la fleur
Que tu cueilles saigne sur la terre de fer
Penche-toi, tes oreilles peuvent capter sa voix
Un flot de sanglots bas et sans passion

Oh, homme, relève ton épée et vois
Le frère que tu as fait mourir
Il n’y a pas de haine dans ses yeux
Aucune malédiction n’exhale de son souffle

No man is an island, entire of itself; every man is a piece of the continent, a part of the main. If a clod be washed away by the sea, Europe is the less, as well as if a promontory were, as well as if a manor of thy friend’s or of thine own were: any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee.

John Donne – Meditation #17
Devotions upon Emergent Occasions’ (1623)

« Nul homme n’est une île, un tout en soi ; chaque homme est part du continent, part du large ; si une parcelle de terre est emportée par les flots, pour l’Europe c’est une perte égale à celle d’un promontoire, autant que pour toi celle d’un manoir de tes amis ou même du tien. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »

La mort de Don Quichotte

– Comment donc ! s’écria don Quichotte, envoie-t-on aussi les musiciens et les chanteurs aux galères ?
– Oui, seigneur, répondit le forçat ; il n’y a rien de pire au monde que de chanter dans le tourment.
– Mais, au contraire, reprit don Quichotte ; j’avais toujours entendu dire, avec le proverbe : « qui chante ses maux enchante ».

Miguel Cervantès – Don Quichotte – Tome I – Chapitre XXII

José Van Dam chante « La mort de Don Quichotte » de Jacques Ibert

Piano: Maciej Pikulski

Ne pleure pas Sancho, ne pleure pas, mon bon,
Ton maître n’est pas mort, il n’est pas loin de toi.
Il vit dans une île heureuse
Où tout est pur et sans mensonges.
Dans l’île enfin trouvée où tu viendras un jour,
Dans l’île désirée, O mon ami Sancho !
Les livres sont brûlés et font un tas de cendres.
Si tous les livres m’ont tué il suffit d’un pour que je vive.
Fantôme dans la vie, et réel dans la mort
Tel est l’étrange sort du pauvre Don Quichotte.

Texte : Alexandre Arnoux (1884-1973)

Ronde

Les rois peuvent voir tomber leurs palais, les fourmis auront toujours leur demeure.

Georges-Pierre Maurice de Guérin (1810-1939)

Fourmis argentées du Sahara (Cataglyphis bombycinus)
photo par Manuel García-Viñó Sánchez

Ronde

Quand, lune après lune,
la vague infertile aura bu
la fragile falaise,

quand, ignorants et cupides,
nous aurons tout brûlé jusqu’aux
béquilles de notre propre liberté,

là-bas, au pied de la dune éblouie,
dansant une inlassable ronde, les fourmis
continueront de graver leur laborieux sillon
sur l’or poudreux d’un vieux désert.

Lelius (18/05/2021)

Siegfried : la mort, la marche

J’ai composé un chœur grec, mais un chœur qui serait pour ainsi dire chanté par l’orchestre.

Richard Wagner 1813-1883

.

A propos de la Marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.

Henry de GrouxMort de Siegfried – 1899
Baumann, gendre du peintre, décrit ainsi la scène en 1936 : « les filles du Rhin, les bras tendus, désespérées, jaillissant des vagues, ces belles vagues vertes que de Groux modelait comme des chairs de femme, mais impuissantes à sauver le héros vaincu, renversé […] tandis que Wotan assène en son flanc la lance de mort. » (Extrait du catalogue ARCURIAL – Vente « Éloge du symbolisme » – 26/09/2017)

§

Götterdämmerung - Acte II : Le parjure
La manigance du traître Hagen est parvenue à son comble : non seulement Gunther, mais surtout Brünnhilde demandent vengeance et souhaitent la mort de Siegfried, mais encore, c'est de Brunnhilde elle-même que le manipulateur va apprendre que la seule manière d'atteindre Siegfried qui fait toujours face est de le frapper dans le dos.

Le rideau tombe pendant que les futurs époux, Siegfried et Gutrune, qui ne se doutent en rien de la supercherie, entrent en scène.

Götterdämmerung - Acte III : La mort 
Alors que Siegfried raconte sa jeunesse et ses aventures, Hagen l'interrompt, détourne son attention vers deux corbeaux passant au dessus d'eux et lui plante sa lance dans le dos.

Dans son agonie, Siegfried continue son récit plein des meilleurs sentiments pour sa bienaimée Brünnhilde qu'il a trahie sans le vouloir, ni le savoir. Le héros s'éteint souriant, heureux.

Moment musical paroxystique partagé entre la sidération provoquée par la mort du héros et la solennité recueillie de la marche qui accompagne sa dépouille au bûcher.
C’est par cet intermède symphonique poignant, une « marche au néant », appuyé sur les riches et puissantes sonorités des cuivres et des percussions, citant, comme autant d’allusions rétrospectives, divers leitmotive de l’œuvre, que Wagner introduit la tragédie finale du drame complexe du « Ring » : l’immolation volontaire de Brünnhilde et la disparition des dieux dans les flammes du bûcher qui s’empareront du Walhalla pendant que les filles du Rhin se réjouiront d’avoir reconquis l’anneau.

Évocation. Incantation. Un « chœur grec joué par l’orchestre ».

Klaus Tennstedt dirige le London Philharmonic
au Suntory Hall de Tokyo le 18/10/1988 :

« Siegfrieds Tod und Trauermarsch »

« Je voudrais pas crever… »

Je suis pour la poésie dite, mais on ne sait plus la dire ! Il y a des écoles pour apprendre à lire, à écrire, à jouer du violon. Il n’y a pas d’école pour apprendre à dire des poèmes. Et les comédiens s’imaginent qu’un poème, c’est une comédie. Ah ! la poésie est traitée en parente pauvre partout. C’est une catastrophe. Les poètes sont faits pour être entendus. Et ils ont eu tort de quitter la terre nourricière de la parole. On aimerait écrire pour des gens qui ne savent pas lire. Je porte un vif intérêt aux illettrés.

Géo Norge

Cité par Claude-Henri Rocquet
in « Lecture écrite – II »
« Les Carnets d’Hermès » N°11 – 10/2017

ξ

Mais, les comédiens parfois… Ben oui !

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j’apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d’algues
Sur le sable ondulé
L’herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L’odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l’Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu’on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le gout qui me tourmente
Le gout qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir gouté
La saveur de la mort…

1952

Boris Vian 1920-1959

Un cœur en automne /9 : Keats – « To Autumn »

* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau. (Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats, conformément à son désir, et telle qu’il l’a lui-même composée.)

 "John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. [...]

Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.

Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. [...]

Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.

D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence. [...]

[Sa poésie] est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.

Elle est une alchimie des regrets et des espérances.

Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée."

— Extraits de l'article "John Keats - Les rêveries de l'effacement" publié sur le site "Esprits Nomades." 

Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.

Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.

TO AUTUMN

Ode à l’automne

Traduction : Robert Davreu

I

Saison de brumes et de moelleuse profusion,
Tendre amie du soleil qui porte la maturité,
Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruit
Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ;
A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes
Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au cœur ;
A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes
D’un succulent noyau ; à faire éclore plus
Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles,
Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront,
Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.

II

Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ?
Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve
Assise nonchalante sur une aire de grange.
Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ;
Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné,
Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille
Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ;
Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite
Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ;
Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient
Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.

III

Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ?
N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique,
Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt
Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ;
Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons se lamentent
Parmi les saules de la rivière, et montent
Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ;
Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines ;
Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles
Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos,
Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.

In « John Keats – Seul dans la splendeur » 1990
Éditions Points 2009

John Keats (1795-1821) – portraitiste inconnu

Ode à l’automne

Traduction : Albert Laffay

I

Saison des brumes et de la moelleuse abondance,
La plus tendre compagne du soleil qui fait mûrir,
Toi qui complotes avec lui pour dispenser tes bienfaits
Aux treilles qui courent au bord des toits de chaume,
Pour faire ployer sous les pommes les arbres moussus des enclos,
Et combler tous les fruits de maturité jusqu’au cœur,
Pour gonfler la courge et arrondir la coque des noisettes
D’une savoureuse amande ; pour prodiguer
Et prodiguer encore les promesses de fleurs tardives aux abeilles,
Au point qu’elles croient les tièdes journées éternelles,
Car l’Été a gorgé leurs alvéoles sirupeux.

II

Qui ne t’a vue maintes fois parmi tes trésors ?
Parfois celui qui va te chercher te découvre
Nonchalamment assise sur l’aire d’une grange,
Les cheveux soulevés en caresse par le souffle du vannage,
Ou profondément endormie sur un sillon à demi moissonné,
Assoupie aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille
Épargne l’andin suivant et toutes les fleurs entrelacées ;
Quelquefois, telle une glaneuse, tu portes droite
Ta tête chargée de gerbes en passant un ruisseau,
Ou encore, près d’un pressoir à cidre, tes yeux patients
Regardent suinter les dernières gouttes pendant des heures et des heures.

III

Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ?
N’y pense plus, tu as aussi tes harmonies :
Pendant que de longues nuées fleurissent le jour qui mollement se meurt,
Et nuancent d’une teinte vermeille les chaumes de la plaine,
Alors, en un chœur plaintif, les frêles éphémères se lamentent
Parmi les saules de la rivière, soulevés
Ou retombant, selon que le vent léger s’anime ou meurt ;
Et les agneaux déjà grands bêlent à pleine voix là-bas sur les collines ;
Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en notes hautes et douces
Le rouge-gorge siffle dans un jardin
Et que les hirondelles qui s’assemblent trissent dans les cieux.

John Keats – « Les Odes »