Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Je suis pour la poésie dite, mais on ne sait plus la dire ! Il y a des écoles pour apprendre à lire, à écrire, à jouer du violon. Il n’y a pas d’école pour apprendre à dire des poèmes. Et les comédiens s’imaginent qu’un poème, c’est une comédie. Ah ! la poésie est traitée en parente pauvre partout. C’est une catastrophe. Les poètes sont faits pour être entendus. Et ils ont eu tort de quitter la terre nourricière de la parole. On aimerait écrire pour des gens qui ne savent pas lire. Je porte un vif intérêt aux illettrés.
Géo Norge
Cité par Claude-Henri Rocquet in « Lecture écrite – II » « Les Carnets d’Hermès » N°11 – 10/2017
ξ
Mais, les comédiens parfois… Ben oui !
Je voudrais pas crever Avant d’avoir connu Les chiens noirs du Mexique Qui dorment sans rêver Les singes à cul nu Dévoreurs de tropiques Les araignées d’argent Au nid truffé de bulles Je voudrais pas crever Sans savoir si la lune Sous son faux air de thune A un coté pointu Si le soleil est froid Si les quatre saisons Ne sont vraiment que quatre Sans avoir essayé De porter une robe Sur les grands boulevards Sans avoir regardé Dans un regard d’égout Sans avoir mis mon zobe Dans des coinstots bizarres Je voudrais pas finir Sans connaître la lèpre Ou les sept maladies Qu’on attrape là-bas Le bon ni le mauvais Ne me feraient de peine Si si si je savais Que j’en aurai l’étrenne Et il y a z aussi Tout ce que je connais Tout ce que j’apprécie Que je sais qui me plaît Le fond vert de la mer Où valsent les brins d’algues Sur le sable ondulé L’herbe grillée de juin La terre qui craquelle L’odeur des conifères Et les baisers de celle Que ceci que cela La belle que voilà Mon Ourson, l’Ursula Je voudrais pas crever Avant d’avoir usé Sa bouche avec ma bouche Son corps avec mes mains Le reste avec mes yeux J’en dis pas plus faut bien Rester révérencieux Je voudrais pas mourir Sans qu’on ait inventé Les roses éternelles La journée de deux heures La mer à la montagne La montagne à la mer La fin de la douleur Les journaux en couleur Tous les enfants contents Et tant de trucs encore Qui dorment dans les crânes Des géniaux ingénieurs Des jardiniers joviaux Des soucieux socialistes Des urbains urbanistes Et des pensifs penseurs Tant de choses à voir A voir et à z-entendre Tant de temps à attendre A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin Qui grouille et qui s’amène Avec sa gueule moche Et qui m’ouvre ses bras De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever Non monsieur non madame Avant d’avoir tâté Le gout qui me tourmente Le gout qu’est le plus fort Je voudrais pas crever Avant d’avoir gouté La saveur de la mort…
* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau. (Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats, conformément à son désir, et telle qu’il l’a lui-même composée.)
"John Keats fut le poète de l’effacement, l’amoureux de l’obscur. Celui d’une étrange alchimie entre une douce mélancolie et l’attrait de la douce mort. Il fut aussi un poète profondément épris d’éthique et de morale, d’affects romantiques et de visions transcendantes. [...]
Comme tout poète lyrique anglais romantique, il aura aimé célébrer la solitude, et la nuit, la nature immuable, le sommeil et le pays d’or à jamais perdu de la Grèce, ses dieux et ses titans ombrageux, ses amants de la Lune et ses légendes.Pourtant sa voix, longtemps méconnue de son vivant, est unique et singulière, admirée presque à l’égal de Shakespeare. Il reste celui que l’on aime tendrement, tant il semble fragile et évanescent, une sorte de frère cadet en poésie. [...]
Ses vers semblent s’évaporer et il nous parle souvent entre rêverie et effacement.D’une voix douce venant des bords de l’oubli il nous donne à boire une eau de mémoire puisée dans les ruisseaux de l’innocence. [...][Sa poésie] est gorgée d’images et de désirs, de formules magiques d’un autre temps et de deuils jamais cicatrisés. Comme brume monte de ses mots une profonde mélancolie.Elle est une alchimie des regrets et des espérances.Ses odes, partie centrale de son œuvre, sortent de la terre et flottent dans la fumée."
— Extraits de l'article "John Keats - Les rêveries de l'effacement" publié sur le site "Esprits Nomades."
Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.
Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.
TO AUTUMN
Ode à l’automne
Traduction : Robert Davreu
I
Saison de brumes et de moelleuse profusion, Tendre amie du soleil qui porte la maturité, Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruit Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ; A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au cœur ; A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes D’un succulent noyau ; à faire éclore plus Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles, Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront, Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.
II
Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ? Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve Assise nonchalante sur une aire de grange. Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ; Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné, Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ; Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ; Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.
III
Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ? N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique, Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ; Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons se lamentent Parmi les saules de la rivière, et montent Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos, Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.
In « John Keats – Seul dans la splendeur » 1990
Éditions Points 2009
John Keats (1795-1821) – portraitiste inconnu
Ode à l’automne
Traduction : Albert Laffay
I
Saison des brumes et de la moelleuse abondance, La plus tendre compagne du soleil qui fait mûrir, Toi qui complotes avec lui pour dispenser tes bienfaits Aux treilles qui courent au bord des toits de chaume, Pour faire ployer sous les pommes les arbres moussus des enclos, Et combler tous les fruits de maturité jusqu’au cœur, Pour gonfler la courge et arrondir la coque des noisettes D’une savoureuse amande ; pour prodiguer Et prodiguer encore les promesses de fleurs tardives aux abeilles, Au point qu’elles croient les tièdes journées éternelles, Car l’Été a gorgé leurs alvéoles sirupeux.
II
Qui ne t’a vue maintes fois parmi tes trésors ? Parfois celui qui va te chercher te découvre Nonchalamment assise sur l’aire d’une grange, Les cheveux soulevés en caresse par le souffle du vannage, Ou profondément endormie sur un sillon à demi moissonné, Assoupie aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille Épargne l’andin suivant et toutes les fleurs entrelacées ; Quelquefois, telle une glaneuse, tu portes droite Ta tête chargée de gerbes en passant un ruisseau, Ou encore, près d’un pressoir à cidre, tes yeux patients Regardent suinter les dernières gouttes pendant des heures et des heures.
III
Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ? N’y pense plus, tu as aussi tes harmonies : Pendant que de longues nuées fleurissent le jour qui mollement se meurt, Et nuancent d’une teinte vermeille les chaumes de la plaine, Alors, en un chœur plaintif, les frêles éphémères se lamentent Parmi les saules de la rivière, soulevés Ou retombant, selon que le vent léger s’anime ou meurt ; Et les agneaux déjà grands bêlent à pleine voix là-bas sur les collines ; Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en notes hautes et douces Le rouge-gorge siffle dans un jardin Et que les hirondelles qui s’assemblent trissent dans les cieux.
Face à la musique de Schubert, les larmes coulent sans questionner l’âme auparavant, puisqu’elle se précipite sur nous avec la force même de réalité, sans le détour de l’image. Nous pleurons, sans savoir pourquoi ; parce que nous ne sommes pas encore tels que cette musique nous promet d’être, mais seulement dans le bonheur innommé de sentir qu’il suffit qu’elle soit ce qu’elle est pour nous assurer qu’un jour nous serons comme elle. Nous ne pouvons la lire ; mais elle tend à nos yeux inondés et notre regard qui se brise les signes encore codés de la réconciliation finale.
L’hiver lance déjà ses premières sommations sur Vienne, en cette mi-septembre 1828.
C’est aussi ce triste automne qu’a choisi la mort pour lancer les siennes au jeune compositeur Franz Schubert, 31 ans. Certes, il ignore encore que c’est le typhus qui finira par l’emporter en novembre. Pour l’heure, la syphilis qu’il a contractée quelques années plus tôt ronge inéluctablement sa santé, tout autant que les vains traitements au mercure qu’on lui inflige grignotent inlassablement son équilibre mental et ses humeurs. La maladie ne fait plus secret de la menace fatale et avérée qu’elle constitue désormais pour sa vie.
Sa fin est proche. Il le sent. Il le sait.
Alors il faut composer, composer et composer encore. Le temps presse. De la frénésie tragique de ces ultimes semaines, si courtes, naîtront, entre autres, quelques pièces de musique sacrée, un projet d’opéra, « Le Comte de Gleichen », le Quintette en Ut majeurà deux violoncelles – la musique de chambre au faîte de sa splendeur, comme jamais elle n’aura été sublimée – et trois sonates d’anthologie pour le pianoforte, les « trois dernières », dont aucune n’aurait à rougir devant les plus fameuses du Maître, invisible et vénéré, Beethoven, à qui, d’ailleurs, elles veulent rendre hommage.
Ironie de l’histoire, comble de la modestie, l’ultime partition sur laquelle travaillait ce jeune prodige – qui avait déjà composé six-cents lieder, neuf symphonies, sept messes, une quinzaine de quatuors et vingt-et-une sonates pour piano, successeur incontestable de son immense aîné disparu quelques mois plus tôt, et précurseur incontesté des grands symphonistes, Mahler et Bruckner, que la fin du siècle ne manquerait pas de consacrer – cette ultime partition donc, n’était en vérité qu’un exercice d’école… Quelques mois plus tôt, Schubert avait annoncé très sérieusement à ses proches amis qu’il prendrait des leçons de composition musicale pour apprendre l’art du contrepoint… Confondant !
Faut-il ajouter à l’absurde du tableau que pour la première fois de sa courte vie, en 1828, année de sa mort, Schubert avait pu enfin « se payer » un piano…
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Jamais, dans l’œuvre de Schubert, sa musique n’aura entretenu une aussi étroite proximité avec la mort que dans l’Andantino de lasonate pour piano N° 20en La Majeur (D 959) et l’Adagio du Quintette avec deux violoncelles (D 956), tous deux composés dans les dernières semaines de sa courte existence.
Masque mortuaire de Schubert
« Berceuse de la douleur ».
C’est ainsi que Brahms avait surnommé le deuxième mouvement Andantino de la sonate N° 20 – D 959 en La majeur. Et l’on comprend pourquoi :
Les premières notes de l’Andantino entament un chant hypnotique, rythmé par le seul pas pesant, las et douloureux, du voyageur résigné. Poignant.
Rien ne semble bouger, pas même le temps. Alors, comme pour mettre en fuite les spectres obsédants qui bordent le chemin, le pas s’accélère en une fantaisie « improvisée », vive, ponctuée de trilles symbolisant la tension vitale. Mais la colère ne tarde pas, exprimée par quelques accords durs, stridents, jusqu’à ce que d’autres accords, forte, répétés nerveusement, laissent éclater une impossible rébellion contre la torture de ces hallucinations morbides : le drame atteint à son paroxysme.
Le calme revient enfin malgré quelques ultimes ruades, et avec lui le chant initial. Les sombres arpèges de la fin du mouvement emportent le Voyageur vers les ténèbres.
Avec le mouvement suivant, Scherzo, léger et enjoué entre les registres médium et aigu du clavier, la vie reprendra ses droits…
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A la fin de l’été 1828, peu de temps avant d’entreprendre la composition des « trois dernières sonates », Schubert terminait l’écriture du Quintette en Ut majeurà deux violoncelles. Ce pur chef-d’œuvre, trésor d’inventivité et de prémonition musicales, ne rencontrera le public qu’après la mort du compositeur.
En 2001, le grand pianiste viennois, Paul Badura-Skoda écrit , « … l’une des plus grandes œuvres de la musique occidentale. La perfection de sa forme, la profondeur de son message, la beauté de la sonorité des cordes et sa richesse mélodique en font un sommet de la création Schubertienne. » Et il ajoute : « Seul celui qui a entrevu l’autre rive du Styx, le fleuve qui enserre le royaume des morts, peut créer une œuvre d’une telle portée. »*
Seule la musique, parce qu’elle est l’art du silence, possède ce pouvoir merveilleux d’entrouvrir les portes du Mystère, et c’est assurément à Schubert qu’elle en aura confié les clés.
Si, pour témoignage, il fallait ne garder qu’un seul mouvement de l’intégralité de son œuvre, c’est, sans conteste, l’Adagio de ce quintette qui serait l’élu.
Paul Badura-Skoda le décrit ainsi :
« Le deuxième mouvement, un Adagio dans la tonalité « mystique » , de mi majeur, est le mouvement lent le plus vaste que Schubert n’ait jamais composé. La mélodie infinie (2 fois 14 mesures) est donnée au second violon, nimbée d’un jeu de formules et d’interjections, au premier violon et au deuxième violoncelle. Brusquement cette vision céleste d’une nuit étoilée est brisée par l’irruption de la partie centrale. C’est comme si une douleur épouvantable, cherchant à s’extérioriser et ne pouvant s’apaiser, ébranlait au plus profond de son âme celui qui se laissait aller à cette paisible vision. Une phrase poignante qui ne cesse de revenir semble crier : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Bien entendu un tel ébranlement ne peut rester sans effet : le motif éruptif de la partie centrale vibre en écho, comme un tressaillement souterrain, lors de la reprise de la partie en mi majeur, pour se décharger, tout à fait à la fin, encore une fois, dans un fortissimo qui, par une modulation magique, se dissout enfin : la paix est retrouvée. »*
*Livret du CD "François Schubert - Grand Quintuor en Ut" interprété par le Quatuor Festetics et Wieland Kuijken - (ARCANA)
Le quintette en Ut majeur à deux violoncelles est ici magnifiquement interprété dans son intégralité par un jeune quatuor canadien, le Quatuor AFIARA. Le second violoncelle et la direction de l’ensemble sont entre les très bonnes mains de Joel Krosnik, membre du légendaire Quatuor JULLIARD entre 1974 et 2016.
L’Adagio commence à 29:00. Mais rien n’interdit (tout le recommande) l’écoute de l’œuvre dans sa totalité : la performance est digne de rivaliser avec bien des nombreuses versions d’anthologie.
Pendant les 8 premières minutes de la vidéo Joel Krosnik affiche sa passion pour ce quintette (en anglais). Pour ceux qui ne parlent pas sa langue, l’expression de son regard fera office de traducteur.
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La musique n’exprime rien, mais après coup elle aura exprimé quelque chose sans l’avoir voulu , en toute innocence ; la musique chante « à côté » ; elle nous entraîne dans le vague, d’un ailleurs à un autre ailleurs, vers ce qui est toujours autre et autrement…
Vladimir Jankélévitch (cité, dans une interview, par Jean-Marc Geidel, auteur d’une biographie romancée de Schubert parue chez l’Harmattan en 2006 : « Le voyage inachevé »)
Franck Duveneck – Tomb effigy of Elizabeth Boott Duveneck – 1891
I Died for Beauty, but was Scarce
I died for beauty, but was scarce Adjusted in the tomb, When one who died for truth was lain In an adjoining room.
He questioned softly why I failed? « For beauty, » I replied. « And I for truth, -the two are one; We brethren are, » he said.
And so, as kinsmen met a night, We talked between the rooms, Until the moss had reached our lips, And covered up our names.
Emily Dickinson (« Time and Eternity »)
Emily Dickinson (1830-1886)
J’étais morte pour la beauté, mais à peine Étais-je installée dans la tombe Qu’un autre, mort pour la vérité, Fut mis dans une chambre à côté —
Doucement il demanda pourquoi j’étais «tombée» ; «Pour la beauté», répondis-je — «Et moi, pour la vérité, c’est tout un — Nous sommes frère et sœur», dit-il —
Et ainsi, comme des parents rencontrés la nuit, Nous parlions d’une chambre à l’autre — Jusqu’à ce que la mousse atteignît nos lèvres — Et recouvrît — nos noms —
Je veux que mon public ne puisse retenir ses larmes : l’opéra, c’est ça !
Giacomo Puccini (1858-1924)
Quand le Maestro Puccini écrit cette phrase, en 1912, les mouchoirs de son public sont déjà bien humides : dans les quelques années précédentes (entre 1893 et 1904), les passions et les drames des héroïnes de condition sociale modeste qu’il met en scène et en voix — merveilleusement —- ont profondément ému les spectateurs exigeants du Teatro Regio de Turin et de la Scala de Milan :
Le public a déjà versé ses larmes devant le triste sort de Manon Lescaut, jeune femme sensuelle du XVIIIème siècle, trop attachée aux plaisirs de la vie, qui, « sola, perduta, abandonnata », lui déchire l’âme de son cri désespéré, « No, non voglio morir ! ».
Les salles ont beaucoup pleuré pour Mimi, tendre et charmante petite cousette du Paris romantique de « La Bohème », revenue, après sa triste séparation d’avec son amoureux, le poète Rodolfo, rendre entre ses bras le dernier soupir que lui permet encore la tuberculose qui la condamne.
Avec Tosca, pièce de théâtre devenue sous la plume musicale du Maestro symbole de l’art lyrique, le public de Puccini a déjà exprimé toute son empathie pour cette sensuelle cantatrice romaine, en 1800, dont la jalousie met en péril la vie de son amant, le peintre Caravadossi. Larmes de colère face à l’impuissance de cette femme aimante à lutter contre les trahisons du machiavélique Scarpia, chef de la police ; larmes de tristesse lorsque après avoir poignardé Scarpia, Tosca échappe aux policiers qui la poursuivent en se jetant dans le vide du haut des murs du château, lançant cette invective vengeresse inoubliable : « Scarpia, rendez-vous devant Dieu ! »
Flots de larmes encore, et désormais intarissables, malgré l’échec retentissant de la première représentation de l’œuvre, devant le sort tragique de la belle et naïve petite japonaise de quinze ans, Cio-Cio-San, alias Madame Butterfly, mariée contre l’avis de tous à cet officier américain qui repart dans son pays sans donner la moindre nouvelle. Après avoir tant espéré son retour et tant nourri le désir de partager avec lui l’amour qu’elle voue à l’enfant dont il est le père (« Un bel di vedremmo… »), Cio-Cio-San ne peut accepter que Pinkerton, revenu au Japon avec sa nouvelle épouse américaine, veuille emmener son fils. Elle décide de se donner la mort par hara-kiri. Sur le wakisashi de son père qu’elle s’enfonce dans le ventre est gravée cette phrase : « Pour mourir avec honneur quand on ne peut plus vivre avec honneur ».
Puccini lui-même — qui ne faisait pas mystère de sa préférence pour cette œuvre-là — aurait sans doute versé sa larme en regardant mourir sa Butterfly, désespérée mais digne, sur la scène du Festival d’Avignon, il y a quelques années, dans la mise en scène délicatement poétique de Mireille Laroche, et sous les traits et la voix de la sublime Ermonela Jaho — exemple rare d’une symbiose parfaite entre la juste sensibilité de la comédienne et la puissance charnelle toute en nuances de la cantatrice.
La beauté d’une voix lyrique peut nous émouvoir aux larmes mais lorsqu’elle est doublée d’une interprétation juste et habitée, c’est l’âme qui est atteinte.
Si, comme on veut le lire en raccourci dans une sourate du Coran, tuer un homme c’est tuer l’humanité tout entière, alors, tuer un enfant, crime ultime, ne serait-ce pas, de surcroît, aller jusqu’à vouloir priver cette humanité de la possibilité même de sa renaissance ?
Nice – Promenade des Anglais (vers 1965)
∞
Puisse ce lied de Schubert, interprété dans l’intimité de leur salon, par deux des plus merveilleux artistes lyriques du XXème siècle, à l’automne de leurs vies, m’aider à exprimer toute ma compassion envers les habitants d’une ville, Nice, qui abrite à chaque coin de ses rues un de mes souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse ou de maturité. Il n’est pas rare, encore aujourd’hui, à chacune de mes visites, que d’une fenêtre ou d’une autre un ami me salue…
Que ce chant sensible nous aide à ne pas attendre les dernières lucidités de la vieillesse pour nous apercevoir que le plus juste et le plus beau symbole de la vie c’est sans conteste l’enfance ! Quel trésor est-il plus digne de nos égards et de notre protection ?
La jeune fille
Va-t’en ! Ah ! va-t’en ! Disparais, odieux squelette ! Je suis encore jeune, va-t-en ! Ne me touche pas !
La Mort
Donne-moi la main, douce et belle créature ! Je suis ton amie, tu n’as rien à craindre. Laisse-toi faire ! N’aie pas peur, Viens doucement dormir dans mes bras !
Lied de Schubert : « Der Tod und das Mädchen » (La jeune fille et la Mort)
Júlia Várady & Dietrich Fischer-Dieskau
Das Mädchen
Vorüber! Ach, vorüber!
Geh, wilder Knochenmann!
Ich bin noch jung, geh Lieber!
Und rühre mich nicht an.
Der Tod
Gib deine Hand, du schön und zart Gebild !
Bin Freund, und komme nicht, zu strafen.
Sei gutes Muts! ich bin nicht wild,
Sollst sanft in meinen Armen schlafen !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard