Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !
Cioran – Le livre des leurres (1936)
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127
Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim Zimmermann – Direction
Die Seele ruht in Jesu Haenden, Wenn Erde diesen Leib bedeckt. Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken, Ich, bin zum Sterben unerschrocken, Weil mich mein Jesus wieder weckt.
Mon âme repose dans les mains de Jésus, Bien que la terre recouvre ce corps. Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres, Je ne suis pas terrifié de mourir Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.
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Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.
George Steiner – « Langage et silence » – 1969
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127 Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)
Oh ! vivre et vivre et vivre et se sentir meilleur
A mesure que bout plus fermement le cœur.
Émile Verhaeren Les visages de la vie – L’action
.
Vous m’avez dit, tel soir, des paroles si belles Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous, Soudain nous ont aimés et que l’une d’entre elles, Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux. Vous me parliez des temps prochains où nos années, Comme des fruits trop mûrs, se laisseraient cueillir ; Comment éclaterait le glas des destinées, Comment on s’aimerait, en se sentant vieillir. Votre voix m’enlaçait comme une chère étreinte, Et votre cœur brûlait si tranquillement beau Qu’en ce moment, j’aurais pu voir s’ouvrir sans crainte Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.
Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.
En vain, en vain je lutte pour m’emparer des jours qui bruyamment m’emportent.
Vincenzo Cardarelli : ‘A la dérive’
A la dérive
.
La vie, je l’ai châtiée en la vivant. Au plus loin où mon cœur m’a conduit, hardiment je suis allé. Maintenant ma journée n’est plus qu’une alternance stérile de désastreuses habitudes et je voudrais sortir du cercle noir. Quand je me retrouve à l’aube, un caprice me prend, un désir de ne pas dormir. Et je rêve de départs absurdes, d’impossibles délivrances. Hélas, tous mes remords enfouis et cuisants n’ont pas d’autre exutoire que le sommeil, s’il vient. En vain, en vain je lutte pour m’emparer des jours qui bruyamment m’emportent. Je me noie dans le temps.
∑
Version originale dite par Vittorio Gassman
et illustrée par des peintures de Edvard Munch
Alla deriva
La vita io l’ho castigata vivendola. Fin dove il cuore mi resse arditamente mi spinsi. Ora la mia giornata non è più che uno sterile avvicendarsi di rovinose abitudini e vorrei evadere dal nero cerchio. Quando all’alba mi riduco, un estro mi piglia, una smania di non dormire. E sogno partenze assurde, liberazioni impossibili. Oimè. Tutto il mio chiuso e cocente rimorso altro sfogo non ha fuor che il sonno, se viene. Invano, invano lotto per possedere i giorni che mi travolgono rumorosi. Io annego nel tempo.
Elle est retrouvée.
Quoi ? – Mon Éternité.
C’est la voix allée Avec le poème. *
Chanter Aragon après Léo Ferré et Catherine Sauvage : dangereuse aventure pour l’interprète d’aujourd’hui ! Quelques-uns, quelques-unes essayent encore, mais…
Rares, désormais, sont les tentatives. Plus rares encore les réussites. Mais le miracle n’est pas exclu :
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »
Cécile McLorin Salvant accompagnée au piano par Sullivan Fortner
Nantes – mai 2019
* Pardon cher Arthur !
∞
Tout est affaire de décor Changer de lit changer de corps À quoi bon puisque c’est encore Moi qui moi–même me trahis Moi qui me traîne et m’éparpille Et mon ombre se déshabille Dans les bras semblables des filles Où j’ai cru trouver un pays.
Cœur léger, cœur changeant, cœur lourd Le temps de rêver est bien court Que faut–il faire de mes nuits Que faut–il faire de mes jours Je n’avais amour ni demeure Nulle part où je vive ou meure Je passais comme la rumeur Je m’endormais comme le bruit.
Est–ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent
C’était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table On faisait des châteaux de sable On prenait les loups pour des chiens Tout changeait de pôle et d’épaule La pièce était–elle ou non drôle Moi si j’y tenais mal mon rôle C’était de n’y comprendre rien
Dans le quartier Hohenzollern Entre La Sarre et les casernes Comme les fleurs de la luzerne Fleurissaient les seins de Lola Elle avait un cœur d’hirondelle Sur le canapé du bordel Je venais m’allonger près d’elle Dans les hoquets du pianola.
Est–ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent
Le ciel était gris de nuages Il y volait des oies sauvages Qui criaient la mort au passage Au–dessus des maisons des quais Je les voyais par la fenêtre Leur chant triste entrait dans mon être Et je croyais y reconnaître Du Rainer Maria Rilke.
Elle était brune elle était blanche Ses cheveux tombaient sur ses hanches Et la semaine et le dimanche Elle ouvrait à tous ses bras nus Elle avait des yeux de faïence Elle travaillait avec vaillance Pour un artilleur de Mayence Qui n’en est jamais revenu.
Est–ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent.
Il est d’autres soldats en ville Et la nuit montent les civils Remets du rimmel à tes cils Lola qui t’en iras bientôt Encore un verre de liqueur Ce fut en avril à cinq heures Au petit jour que dans ton cœur Un dragon plongea son couteau
C’est ainsi que les hommes vivent Et leurs baisers au loin les suivent.
Pour savoir qui est Cécile McLorin Salvant : Wikipedia
Elle est retrouvée.
Quoi ? – Mon Éternité.
C’est la voix allée
Avec le poème. *
Chanter Barbara après Barbara : terrible gageure !
Nombreuses s’y sont brûlé les ailes…
Alors revisiter « Ma plus belle histoire d’amour » longtemps après que la dame brune a abandonné à jamais sur le tabouret de son piano le fourreau noir qui épousait sa longue silhouette d’amoureuse… Folie ?
C’est l’apanage du talent, me semble-t-il, de minimiser l’influence de la comparaison, jusqu’à la faire oublier… Peut-être.
« Ma plus belle histoire d’amour »
Cécile McLorin Salvant accompagnée au piano par Sullivan Fortner
Nantes – mai 2019
* Pardon cher Arthur !
∞
Du plus loin, que me revienne L’ombre de mes amours anciennes Du plus loin, du premier rendez-vous Du temps des premières peines Lors, j’avais quinze ans, à peine Cœur tout blanc, et griffes aux genoux Que ce fut, j’étais précoce De tendres amours de gosse Les morsures d’un amour fou Du plus loin qu’il m’en souvienne Si depuis, j’ai dit « je t’aime » Ma plus belle histoire d’amour C’est vous
.
C’est vrai, je ne fus pas sage Et j’ai tourné bien des pages Sans les lire, blanches, et puis rien dessus, C’est vrai, je ne fus pas sage Et mes guerriers de passage À peine vus, déjà disparus
Mais à travers leur visage C’était déjà votre image C’était vous déjà et le cœur nu Je refaisais mes bagages Et je poursuivais mon mirage Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
Sur la longue route
Qui menait vers vous Sur la longue route J’allais le cœur fou Le vent de décembre Me gelait au cou Qu’importait décembre Si c’était pour vous
Elle fut longue la route Mais je l’ai faite, la route Celle-là, qui menait jusqu’à vous Et je ne suis pas parjure Si ce soir, je vous jure Que, pour vous, je l’eus faite à genoux Il en eut fallu bien d’autres Que quelques mauvais apôtres Que l’hiver ou la neige à mon cou Pour que je perde patience Et j’ai calmé ma violence Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
Mais tant d’hivers et d’automnes De nuit, de jour, et puis personne Vous n’étiez jamais au rendez-vous Et de vous, perdant courage, soudain Me prenait la rage Mon Dieu, que j’avais besoin de vous Que le Diable vous emporte D’autres m’ont ouvert leur porte Heureuse, je m’en allais loin de vous Oui, je vous fus infidèle Mais vous revenais quand même Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
J’ai pleuré mes larmes Mais qu’il me fut doux Oh, qu’il me fut doux Ce premier sourire de vous Et pour une larme qui venait de vous J’ai pleuré d’amour Vous souvenez-vous ?
Ce fut, un soir, en septembre Vous étiez venus m’attendre Ici même, vous en souvenez-vous ?
À vous regarder sourire À vous aimer, sans rien dire C’est là que j’ai compris, tout à coup J’avais fini mon voyage Et j’ai posé mes bagages Vous étiez venus Au rendez-vous
. Qu’importe ce qu’on peut en dire Je tenais à vous le dire Ce soir je vous remercie de vous
. Qu’importe ce qu’on peut en dire Je suis venue pour vous dire Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
.
Pour savoir qui est Cécile McLorin Salvant : Wikipedia
On a dit avec raison que le but de la musique, c’était l’émotion. Aucun autre art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances.
George Sand – Consuelo
Mais de tous ces enchantements,
N’y a-t-il rien de plus charmant
Que le sourire de tendresse
D’une âme oubliant sa détresse.
Zdes’ khorosho… Vzgljani, vdali Ognjom gorit reka; Cvetnym kovrom luga legli, Belejut oblaka. Zdes’ net ljudej… Zdes’ tishina… Zdes’ tol’ko Bog da ja. Cvety, da staraja sosna, Da ty, mechta moja!
Ici il fait bon vivre… Regarde, au loin La rivière est en feu ; Les prairies sont des tapis de couleurs, Les nuages sont blancs. Ici il n’y a personne… Ici c’est le silence… Ici il n’y a que Dieu et moi, Les fleurs, le vieux pin, Et toi, mon rêve !
Ici, c’est bien ! Mais à chacune, à chacun, sa manière de l’exprimer !
Romantique… contemplation mélancolique : Ilona Domnich accompagnée au piano par Marc Verter
Romantique… langoureux mais non sans passion : Aida Garifullina · RSO – Wien · Direction : Cornelius Meister
Romantique… l’âme russe jusqu’au bout des doigts : Irina Lankova – Salle Gaveau – Paris (octobre 2021)
Romantique… l’archet pleure… mais en famille : Sheku Kanneh-Mason (violoncelle) et Isata Kanneh-Mason (piano)
Les contes de fées c’est comme ça. Un matin on se réveille. On dit : « ce n’était qu’un conte de fées ». On sourit de soi. Mais au fond on ne sourit guère. On sait bien que les contes de fées c’est la seule vérité de la vie.
Saint-Exupéry – Lettres à l’inconnue
CENDRILLON
– Ma chère Fée, tu pourrais tout changer. Tu pourrais faire que tout arrive.
FÉE
– Non, mais tu pourrais tout changer. Tu pourrais faire que tout arrive.
∞
« Possible » : mot étendard pour ma nouvelle année.
Et si les fées décident d’intervenir, je promets… d’accepter leur aide !
Pour commencer, je reçois bien volontiers celles qui en « boostent » le démarrage :
Marie Oppert et Nathalie Dessay : enregistrement d’ « Impossible / It’s possible », air célèbre extrait de la comédie musicale « Cinderella », de Rodgers and Hammerstein, qui enchanta les téléspectateurs américains en 1957, avant d’être reprise sur les scènes de théâtre.
GODMOTHER Impossible For a plain yellow pumpkin To become a golden carriage!
Impossible For a plain country bumpkin And a prince to join in marriage,
And four white mice Will never be four white horses Such fol-de-rol and fiddledy dee dee Of course is Impossible!
But the world is full of zanies and fools Who don’t believe in sensible rules And won’t believe what sensible people say,
And because these daft and dewy-eyed dopes Keep building up impossible hopes Impossible things are happenning every day!
Impossible!
CINDERELLA Impossible!
GODMOTHER Impossible!
CINDERELLA Impossible!
ELLA Impossible!
CINDERELLA Impossible!
CINDERELLA & GODMOTHER Impossible!
CINDERELLA But if you want now my fairy godmother, Then anything is possible, right?
GODMOTHER I suppose so…
CINDERELLA You could change it all. You could make it all happen.
GODMOTHER No, but you could change it. You could make it all happen.
CINDERELLA Never. I couldn’t.
GODMOTHER You’re right. It’s all so…
Impossible For a plain yellow pumpkin To become a golden carriage
Impossible For a plain country bumpkin And a prince to join in marriage,
And four white mice Will never be four white horses – Such fol-de-rol and fiddledy dee Of course is Impossible!
CINDERELLA But the world is full of zanies and fools Who don’t believe in sensible rules And won’t believe what sensible people say,
CINDERELLA & GODMOTHER And because these daft and dewy-eyed dopes Keep building up impossible hopes Impossible things are happ’ning every day!
Le crépuscule du soir, l’heure de tous les accomplissements.
Rainer Maria Rilke
Entre soyeux de la voix et moelleux du toucher, le lied dans sa plus belle expression harmonique.
Les palais ne sont pas seuls à avoir leurs grands crus…
L’oreille et l’âme ont aussi les leurs…
Elles ont également leurs « caves » de dégustation.
Richard Strauss – « Trois lieder op.29 » I / Traum durch die Dämmerung
Weite Wiesen im Dämmergrau; Die Sonne verglomm, die Sterne ziehn; Nun geh’ ich hin zu der schönsten Frau, Weit über Wiesen im Dämmergrau, Tief in den Busch von Jasmin.
Durch Dämmergrau in der Liebe Land; Ich gehe nicht schnell, ich eile nicht; Mich zieht ein weiches, sammtenes Band Durch Dämmergrau in der Liebe Land, In ein blaues, mildes Licht.
Otto Julius Bierbaum (1865-1910)
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De larges prairies dans le gris crépuscule ; Le soleil se consume, s’allument les étoiles, Alors je vais vers la plus belle des femmes Tout au bout des prairies et du gris crépuscule, Par-delà les buissons de jasmin.
Dans le gris crépuscule, au pays de l’amour ; J’avance lentement, je ne me presse pas ; Le velours d’un doux ruban me tire Dans le gris crépuscule, au pays de l’amour, A travers une douce lumière bleutée.
Ma journée avait été épuisante. Cavaler depuis le matin à travers New-York, la veille de Noël, sous la neige, au milieu d’une foule plus affairée que jamais se pressant en tous sens entre les flashs aguicheurs des enseignes, les explosions lumineuses des publicités, et les clignotements incessants des guirlandes enroulées autour des sapins, avait usé mon énergie jusqu’à la corde.
Quel bonheur, lorsque de retour dans le calme de ma luxueuse chambre d’hôtel, à deux pas du Whitney Museum, je me suis jeté dans les bras de la bien accueillante bergère en velours rouge qui n’attendait que mon corps éreinté.
Le temps d’un clic sur la télécommande et déjà d’autres bras m’emportaient…
Vers dix-neuf heures trente, comme je descendais du « yellow cab » qui, après une vingtaine de minutes de trajet, venait de me déposer à Madison, devant le « Shangaï Jazz Restaurant », je perçus les premiers échos de la voix de Nicki Parrot, bassiste de grand talent et chanteuse de jazz à la voix si enjôleuse. Rossano Sportiello l’accompagnait au piano. A l’évidence ma soirée new-yorkaise commençait sous les meilleurs auspices.
A peine avais-je passé la commande de mon dîner chinois que je sentis se poser sur moi un regard doux et gracieux. Nicki, embrassant sa contrebasse, venait d’entonner à mon intention, par quelques scats rythmés « East of the sun, West of the moon », une chanson composée dans les années 1930 par un jeune étudiant de l’Université de Princeton, et devenue depuis un standard du jazz vocal.
D’un coup, la salle s’était vidée. Nicki ne chantait que pour moi. Folle déclaration d’amour, invite au bonheur partagé, loin du monde.
Just you and I, forever and a day
Love will never die because we’ll keep it that way
Up among the stars we’ll find a harmony of life to a lovely tune
East of the sun and west of the moon *
M’étais-je jamais senti aussi léger ?
Incapable de choisir entre les expressions de son regard tant il se partageait entre charme et humour, amabilité et passion, je m’y noyais. Ses paroles coulaient en moi comme le miel le plus doux. Nous embarquions heureux, et en rythme, vers l’Est du soleil, vers l’Ouest de la lune, pour toujours et un jour…
Non sans passer prendre un dernier verre à l’hôtel, dans ma chambre…
* Juste toi et moi pour toujours et un jour.Notre amour ne mourra jamais car c'est ainsi que nous le construisons,cachés dans un chant harmonieux au milieu des étoiles,à l'est du soleil, à l'ouest de la lune.
À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir. Ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer.
Cioran – De l’inconvénient d’être né (1973)
En Italie, à l’époque baroque, on affirmait que la victime d’une morsure de tarentule devait danser, longtemps et avec frénésie, une « tarentelle » pour chasser le mal que l’araignée lui avait inoculé. Mais encore fallait-il, pour que la thérapie fût efficace, que la tarentelle choisie plût à l’araignée…
Aujourd’hui, et depuis La Danza du grand Rossini, la morsure n’est plus obligatoire et la danse se contente parfois de n’être que chantée.
Quant au choix du lieu… tout est désormais permis, du garage à la cuisine en passant par la scène.
Le choix du lieu n’affecte ni le plaisir, ni la bonne humeur… et encore moins la virtuosité.
Côté scène : Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini
Già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, si salterà!
L’ora è bella per danzare,
chi è in amor non mancherà.
Già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, si salterà!
Presto in danza a tondo, a tondo, donne mie venite qua, un garzon bello e giocondo a ciascuna toccherà, finchè in ciel brilla una stella e la luna splenderà. Il più bel con la più bella tutta notte danzerà.
Mamma mia, mamma mia, già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, mamma mia, mamma mia, si salterà.
Salta, salta, gira, gira,
ogni coppia a cerchio va,
già s’avanza, si ritira
e all’assalto tornerà.
Già s’avanza, si ritira e all’assalto tornerà!
Serra, serra, colla bionda, colla bruna và quà e là colla rossa và a seconda, colla smorta fermo sta. Viva il ballo a tondo a tondo, sono un Re, sono un Pascià, è il più bel piacer del mondo la più cara voluttà.
Mamma mia, mamma mia, già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, mamma mia, mamma mia, si salterà.
Frinche, frinche, frinche, frinche, frinche, frinche, mamma mia, si salterà.
La! la ra la ra la ra la la ra la
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Côté garage : Louis de Funès – Le Corniaud – Film de Gérard Oury – 1965
ƒƒƒ
Côté cuisine (avec ustensile) : Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini
Le réveil commence comme un autre rêve. – Paul Valéry
Quand, sur une mélodie de Gabriel Fauré, Marie-Claude Chappuis chante le sien, cet autre rêve qui commence c’est le nôtre.
Splendeurs divines entendues : la mélodie française au firmament !
Malcolm Martineau est au piano.
Après un rêve
Dans un sommeil que charmait ton image je rêvais le bonheur ardent mirage. Tes yeux étaient plus doux, ta voix pure et sonore, tu rayonnais comme un ciel éclairé par l’aurore ;
tu m’appelais et je quittais la terre pour m’enfuir avec toi vers la lumière, les cieux pour nous entr’ouvraient leurs nues splendeurs inconnues, lueurs divines entrevues ;
Hélas ! hélas, triste réveil des songes, je t’appelle, ô nuit, rends-moi tes mensonges, reviens, reviens radieuse, reviens, ô nuit mystérieuse !
Willie Nelson (88 ans) chante « Yesterday when I was young » – ‘Hier encore‘ – de Charles Aznavour
Yesterday when I was young The taste of life was sweet as rain upon my tongue, I teased at life as if it were a foolish game, The way the evening breeze may tease a candle flame.
The thousand dreams I dreamed, the splendid things I planned, I always built, alas, on weak and shifting sand. I lived by night and shunned the naked light of day And only now I see how the years ran away.
Yesterday when I was young So many drinking songs were waiting to be sung, So many wayward pleasures lay in store for me, And so much pain my dazzled eyes refused to see.
I ran so fast that time and youth at last ran out, I never stopped to think what life was all about, And every conversation I can now recall Concerned itself with me, and nothing else at all.
Yesterday the moon was blue And every crazy day brought something new to do. I used my magic age as if it were a wand And never saw the waste and emptiness beyond.
The game of love I played with arrogance and pride And every flame I lit too quickly, quickly died. The friends I made all seemed somehow to drift away And only I am left on stage to end the play.
There are so many songs in me that won’t be sung, I feel the bitter taste of tears upon my tongue The time has come for me to pay for yesterday when I was young.
Paroles de Charles Aznavour :
Hier encore, j’avais vingt ans, je caressais le temps J’ai joué de la vie Comme on joue de l’amour et je vivais la nuit Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps.
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J’ai fait tant de projets qui sont restés en l’air J’ai fondé tant d’espoirs qui se sont envolés Que je reste perdu, ne sachant où aller Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre.
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Hier encore, j’avais vingt ans, je gaspillais le temps En croyant l’arrêter Et pour le retenir, même le devancer Je n’ai fait que courir et me suis essoufflé.
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Ignorant le passé, conjuguant au futur Je précédais de moi toute conversation Et donnais mon avis que je voulais le bon Pour critiquer le monde avec désinvolture.
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Hier encore, j’avais vingt ans mais j’ai perdu mon temps À faire des folies Qui me laissent au fond rien de vraiment précis Que quelques rides au front et la peur de l’ennui.
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Car mes amours sont mortes avant que d’exister Mes amis sont partis et ne reviendront pas Par ma faute j’ai fait le vide autour de moi Et j’ai gâché ma vie et mes jeunes années.
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Du meilleur et du pire en jetant le meilleur J’ai figé mes sourires et j’ai glacé mes pleurs Où sont-ils à présent? À présent, mes vingt ans ?
Queen_Elizabeth I (‘The Ditchley portrait’) by Marcus Gheeraerts the Younger)
Pour moi, ce sera l’opéra de mes émotions.
Gaetano Donizetti
Avec « Roberto Devereux », un de ses derniers « opera-seria », Donizetti signe, en 1837, un nouveau joyau du « bel canto ». Cette année pourtant le plonge dans une période bien difficile de son existence : après avoir déploré quelques mois auparavant le décès de ses parents, le voici envahi par un nouveau et profond chagrin provoqué par la mort de sa femme qui venait d’accoucher, pour la troisième fois, d’un enfant mort-né. Il ne trouvera d’apaisement à sa dépression que dans son engagement à créer pour le Teatro San Carlo de Naples ce nouvel opéra consacré à une autre reine Tudor, Elizabeth I d’Angleterre.
Gaetano Donizetti 1797-1848
Ce n’est pas la première fois que Donizetti consacre un portrait lyrique à la grande Elisabetta, mais la troisième. On sait, certes, l’importance majeure qu’il a attribuée à ce puissant personnage dans l’opéra « Maria Stuarda » de 1834, mais déjà en 1829 dans « Elisabetta al castello di Kenilworth » – qui ne fait pas partie de ladite « trilogie » des reines Tudor – le compositeur avait mis au premier plan celle que l’Histoire a surnommée « La Reine vierge », eu égard aux soins extrêmes qu’elle déploya pour préserver son célibat.
§
"Roberto Devereux" : résumé
L'action se déroule en 1601. Et disons sans attendre que la rigueur historique n'est pas la préoccupation de Donizetti, ni de son librettiste, Salvadore Cammarano.
La reine Elisabetta est amoureuse de Roberto Devereux, Comte d'Essex. Le comte revient à peine d'une expédition militaire en Irlande et déjà pèse sur ses épaules une accusation de trahison pour crime d'intelligence avec les rebelles. Seule la reine peut lui éviter une condamnation.
Elisabetta, jalouse, le soupçonne d'un crime plus grave encore à ses yeux, celui d'entretenir une liaison avec une autre femme.
Demeurée longtemps partagée entre devoir et sentiments, la souveraine, dans un élan de colère et de rancune, signe l'arrêt de mort de Roberto.
Alors que l'inéluctable exécution se prépare, Sara, épouse du Duc de Nottingham, avoue à la reine qu'elle est sa rivale, et lui remet la bague que la reine elle-même avait jadis confiée à son favori comme gage de son royal soutien en toutes circonstances. Elisabetta demande aussitôt l'arrêt de l'exécution. Mais il est trop tard : sa grâce intervient juste après le coup de hache du bourreau.
Elisabetta s'emporte alors rageusement contre Nottingham et Sara, à qui elle reproche de ne pas avoir récupéré la bague plus tôt. Elle les fait tous deux emprisonner.
Au comble du désespoir Elisabetta émet le vœu de rejoindre Roberto dans la mort avant d'annoncer qu'elle abdique.
Sondra Radvanovsky in Elisabetta / Roberto Devereux (Met 2016)
C’est la soprano américano-canadienne Sondra Radvanovsky qui incarne le rôle au printemps 2016, sur la scène du mythique Metropolitan Opera de New-York, dans une mise en scène de Sir David McVicar et sous la direction musicale de Maurizio Benini. – Sondra Radvanovsky possède cette très rare particularité d’avoir mis à son répertoire les trois reines Tudor. Et la même saison de surcroît. C’est dire l’immense souplesse de sa voix et sa grande adaptabilité à des typologies vocales aussi diverses que celles qu’exigent les trois souveraines.
La voici, magnifique en Reine Elisabetta dans la cabalette finale au dernier acte de « Roberto Devereux ». La souveraine a perdu sa superbe. Sa colère n’a d’égale que sa tristesse : elle n’a pas pu sauver l’homme qu’elle aime de la mort à laquelle elle l’avait elle-même condamné. Elle admoneste et punit Sara, sa rivale, et son époux le duc de Nottingham qu’elle considère comme responsables de son impuissance. Elle aspire à rejoindre son aimé au tombeau et, au comble du désespoir, renonce au trône d’Angleterre.
C’est sans doute la seule cabalette de l’histoire de l’opéra qui soit presque entièrement maestoso ; et l’allegro conventionnel n’intervient qu’aux dernières mesures.
Comte de Harwood (1956-1999) – Membre de la Chambre des Lords et grand connaisseur de l’opéra
NOTTINGHAM (entre comme enivré par une joie féroce)
Il est mort.
LES AUTRES
Quelle terreur !...
(Silence)
ELISABETTA (convulsée de rage et de douleur, s’approchant de Sara)
C’est toi perverse…… toi seule qui l’a poussé dans la tombe…. Pourquoi avoir tant tardé à me remettre cet anneau ?
NOTTINGHAM
C’est moi, Reine, qui l’en ai empêchée, j’ai voulu ce sang, et j’ai obtenu ce sang.
ELISABETTA
(À Sara) Âme coupable !
(À Nottingham) Cœur sans pitié !…
LES COURTISANS
Quelle terreur !
ELISABETTA
Ce sang versé se dresse vers le ciel…. Il demande justice, il réclame vengeance… Maintenant l’ange de la mort violente plane sur vous Un supplice jamais vu vous attend tous deux Une si vile trahison, un crime si coupable ne mérite ni clémence ni pitié A l’heure dernière, tournez-vous vers Dieu, Lui seul pourra vous accorder le pardon.
CHŒUR
Calmez-vous… rappelez-vous les devoirs du trône : Celui qui règne, vous le savez, ne vit pas pour lui.
ELISABETTA
Taisez-vous Je ne règne pas… Je ne vis pas… Sortez… !
COURTISANS
Reine !
ELISABETTA
Taisez-vous ! Voyez ce billot…… rougi par le sang… Cette couronne baignant entièrement dans le sang… Un horrible spectre parcourt le palais… tenant dans sa main la tête tranchée. Le ciel retentit de gémissements et de pleurs… La lumière du jour se fait pâle…. Là où était mon trône s’est élevée une tombe dans laquelle je descends, elle a été ouverte pourmoi.
Partez…! Je le veux ! Que Jacques soit roi d’Angleterre !
LES COURTISANS
Hélas, calmez-vous Reine, celui qui règne, vous le savez, ne vit pas pour lui.
Mary – Queen of_Scots (1542-1587) par François Clouet
L'Histoire en quelques points :Rares sont les reines de nos livres d'Histoire qui pourraient se prévaloir d'un destin aussi romanesque que celui de Mary Stuart :- Fille de Jacques V Stuart, roi d’Écosse, Marie succède à son père en 1542 ; elle a à peine six jours. Elle est couronnée à neuf mois, – sa mère Marie de Guise pense ainsi mieux la protéger des pressions grandissantes d'une Angleterre anglicane en la plaçant dans le camp des fidèles au catholicisme romain, alliés de la couronne de France.- Éduquée en France, à la Cour de Valois, aux côtés des enfants de Henri II et Catherine de Médicis.- Muse de Ronsard et de du Bellay... pas moins.- Un temps Reine de France, en même temps que Reine d’Écosse.
- Fondatrice de la dynastie Stuart par le fils qu'elle a eu avec son deuxième époux, Henry Stuart, et qui deviendra Jacques VI, Souverain d'Angleterre à la mort d'Elizabeth Ière.- Dix-huit longues années détenue dans d'austères châteaux, par sa cousine Elizabeth Ière (Reine d'Angleterre et fille illégitime d'Henri VIII), qui l'accuse d'avoir comploté contre elle.- Décapitée au motif de trahison le 8 février 1587, âgée de 45 ans, sur ordre d'Elizabeth elle-même pour qui Mary devenait trop pesante. - Le bourreau dut s'y reprendre trois fois, l'excès d'alcool ayant été impuissant à dompter la maladresse naturelle de son bras...Le résumé est vraiment très succinct...
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L’opéra de Donizetti : Maria Stuarda
Gaetano Donizetti par Giuseppe Rillosi
C’est à partir du drame théâtral écrit par Schiller en 1800, que Donizetti entreprend en 1834 la composition de Maria Stuarda pour répondre à la commande que lui a adressée l’Opéra de Naples. Et comme Schiller, il centre l’argument de son opéra sur la rivalité des deux reines : Marie Stuart, reine d’Écosse et Elizabeth Ière, reine d’Angleterre, fille, non légitimée, de Anne Boleyn et Henri VIII… et donc sa cousine. Le fondement complexe de cette rivalité est à la fois politique (enjeu : le trône d’Angleterre), religieux (la présence de Mary, catholique, dans l’Angleterre protestante est un danger pour Elizabeth) et amoureux (les deux reines aiment le même homme). Cependant, l’exigence du théâtre lyrique oblige le compositeur et son jeune librettiste à resserrer le champ de cette opposition sur l’amour des deux souveraines pour Roberto, Robert Dudley, comte de Leicester, très épris de Maria et peu soucieux du désir qu’il inspire à Elisabetta. La jalousie ferment du drame !
Queen Elizabeth first (artiste inconnu)
Quand l’opéra commence Maria Stuarda, soupçonnée de complotisme, est prisonnière d’Elisabetta.
Dès le premier acte, au palais de Whitehall, à Londres, la tragédie se prépare. Alors que les conseillers d’Elisabetta se réjouissent de la demande en mariage qu’elle vient de recevoir du Duc d’Anjou, frère du roi de France, la reine hésite. Elle aurait tant préféré que se déclarât ainsi l’homme de ses vœux, Roberto (Robert Dudley, comte de Leicester). Mais il est très épris de Maria Stuarda ; le confirment autant son indifférence à imaginer Elisabetta dans les bras du duc, que sa détermination à plaider auprès d’elle la libération de Maria. Il en est d’ailleurs le messager, transmettant à la souveraine une lettre par laquelle Maria sollicite une audience. Méfiante et pourtant émue, Elisabetta, qui n’a toujours pas trouvé la force de condamner à mort sa prisonnière, accepte la rencontre. (Aucun historien n’a trouvé trace de la réalité d’un tel évènement, mais l’art prend ses libertés… souvent heureuses).
DiDonato – van den Heever – Maria Stuarda
C’est au château de Fotheringhay où est détenue Maria que la rencontre a lieu, à l’occasion d’une partie de chasse. Là, les deux reines, fières et hautaines, se livrent à une des plus belles confrontations que l’opéra italien peut offrir. Maria, suivant le conseil de Roberto, a fait le suprême effort de s’agenouiller humblement devant la reine Elisabetta pour implorer son pardon. Mais, celle-ci, ulcérée par la jalousie, invective sa rivale et l’accuse de libertinage, de meurtre et de trahison. Maria, blessée dans son orgueil, au comble de sa haine, sort de ses gonds, traitant Elisabetta de « vile bâtarde » d’une putain, dont la présence profane et déshonore le trône d’Angleterre.
Aura-t-on jamais entendu langage plus « châtié » sur une scène d’opéra…?
Maria Stuarda à Elisabetta I
Ah! no! Figlia impura di Bolena, Parli tu di disonore? Meretrice indegna e oscena, In te cada il mio rossore. Profanato è il soglio inglese, Vil bastarda, dal tuo piè!
— Un « crêpage de chignon » d’une telle qualité vocale ne vaut-il pas qu’on outrepasse un peu les limites que s’était fixées ce billet…?
Maria ne doute plus désormais de sa condamnation prochaine. « Sous la hache qui t’attend tu trouveras ma vengeance » lui a lancé dans sa colère la souveraine outragée. Pourtant, face à ses conseillers, Elisabetta, partagée entre miséricorde et considérations diplomatiques, retient encore sa décision fatale : « C’est décidé, elle mourra », affirme-t-elle péremptoire, avant d’implorer, dans un même souffle, l’aide du ciel pour son âme envahie par le doute.
L’entrée de Roberto (Leicester) suffit à elle seule à chasser ses scrupules. Sa plume s’anime soudain. Le jugement fatal est désormais signé. Roberto sera le témoin de cette exécution, elle l’ordonne.
Exécution de Marie Stuart – 8 février 1587 (gravure)
A l’annonce de son exécution prévue le lendemain, Maria qui a refusé l’assistance spirituelle d’un prêtre anglican, confesse à un de ses fidèles défenseurs les fautes qu’elle doit plus à sa maladresse qu’à une volonté néfaste, et nie toute implication dans le meurtre de son mari.
Aux aurores, la reine déchue arrive dans la salle où l’attend le bourreau. Elle exhorte ses partisans attristés à ne pas pleurer : sa mort est sa libération. Elle demande au conseiller de la reine Elisabetta de transmettre son pardon à sa royale cousine et de l’assurer de ses prières pour que son sang efface toute trace de la haine qui les a divisées.
La scène finale de l’opéra atteint au paroxysme de l’émotion. Roberto apparaît. Bouleversé. Le moment est venu. Marie le calme. Elle est heureuse de le sentir si proche en cet ultime instant. Elle prie pour que Dieu dans sa colère vengeresse épargne la perfide Angleterre. Revêtue d’une tunique rouge, couleur du martyre catholique, elle monte tremblante mais fière vers l’échafaud.
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Dans la production du Metropolitan Opera de 2013, Joyce DiDonato rayonne par sa justesse de jeu et son humanité. La pureté de son timbre et sa précision vocale confèrent à la vérité de son personnage une subtilité et une sincérité qui rejaillissent positivement sur l’ensemble de la troupe. Peut-on mieux servir le « beau chant » ?
Avec une infinie poésie, Antony Tommasini – critique musical principal au New-York Times – écrivait alors si justement :
Madame DiDonato est tout simplement magnifique, chantant avec une richesse somptueuse et une beauté douloureuse. A certains moments, traversant le collectif sonore retenu du chœur et de l’orchestre, une note aigüe pianissimo, presque inaudible, émerge de sa voix, s’épanouissant lentement en une envoûtante palpitation.
Roberto! Roberto! Ascolta! Ah! se un giorno da queste ritorte Il tuo braccio involarmi dovea, Or mi guidi a morire da forte Per estremo conforto d’amor. E il mio sangue innocente versato Plachi l’ira del cielo sdegnato, Non richiami sull’Anglia spergiura Il flagello d’un dio punitor.
Le roi Enrico (Henry VIII) n’est pas à une injustice près pour arriver à ses fins :
Après avoir répudié, au prix d’un schisme avec Rome, Catherine d’Aragon, sa première épouse, pour s’unir à Anna Bolena (Anne Boleyn), dont il était alors très épris, il n’a de cesse désormais de trouver un prétexte pour se défaire de ce lien qui, certes le prive d’une descendance mâle, mais surtout, qui lui interdit de vivre sa nouvelle passion pour Giovanna (Jane Seymour), dame d’honneur de la reine, qui se refuse à toute relation hors mariage.
Par un vil stratagème consistant d’abord à faire rentrer d’exil l’ancien amant d’Anna, Lord Percy, toujours épris d’elle, puis à les réunir à leur insu et enfin à les « surprendre » lors de cette rencontre, le roi se construit un injuste mais imparable argument : l’impardonnable adultère de la reine.
S’en suivent l’inévitable emprisonnement des deux innocents bernés, et leur condamnation à mort. Malgré ses suppliques auprès du roi Enrico, Giovanna n’en obtiendra aucune grâce. Elle aura au moins regagné la confiance de la reine Anna qui, ayant compris la supercherie du roi, aura pardonné à sa suivante submergée par l’émotion.
Exécution de Anne Boleyn
A la fin du deuxième et dernier acte de l’opéra, alors que les cloches et les canons annonçant l’union d’Enrico et de Giovanna retentissent jusque sous les voûtes de la Tour de Londres, l’ultime scène montre Anna, dominée par le délire, qui s’imagine revivre son mariage « inique » avec Enrico, alors qu’on se prépare à la conduire vers le bourreau.
Dans un élan lyrique des plus virtuoses, avant d’offrir crânement sa nuque à la lame fatale, la reine déchue Anna Bolena lance un appel à la miséricorde qui cache à peine la malédiction qu’elle adresse au nouveau couple royal.
Sur un rythme ternaire obstiné, cinglé de notes héroïques, l’appel à la miséricorde apparaît comme une malédiction proférée à l’encontre du couple illégitime.
La reine se dresse, menaçante devant ses assassins. Faut-il voir dans la dichotomie entre geste vocal et verbal un nouveau trouble du comportement ? Si oui, cet ultime coup de folie serait coup de génie.
Coppia iniqua, l'estrema vendettanon impreco in quest'ora tremenda;nel sepolcro che aperto m'aspettacol perdon sul labbro si scenda,ei m'acquisti clemenza e favoreal cospetto d'un Dio di pietà.Couple inique, je n’invoque pas en cette heure terrible,une vengeance extrême ;dans le tombeau qui, ouvert, m’attend,je veux descendre le pardon aux lèvresen présence d’un Dieu de miséricorde.
Anna Netrebko – Metropolitan Opera – 15 octobre 2011
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L’opéra romantique et le Bel Canto, par les performances vocales exceptionnelles qu’ils exigent des sopranos à qui ils confient les notes les plus haut perchées et les vocalises extrêmes, font naturellement la part belle à la prima donna. On ne s’étonnera donc pas du fait que le succès de ces opéras demeure indissociable de la qualité des sopranos qui en incarnent les grands rôles.
Ainsi a-t-on dit en 1830, lors de la création d’Anna Bolena, que Giuditta Pasta, la célèbre soprano de l’époque, comptait pour beaucoup dans le triomphe de cet opéra, grâce en particulier à la chaleur de son timbre et à ses qualités d’improvisation vocale.
Il fallut attendre 1957 et la magnifique interprétation de La Callas à la Scala de Milan pour que le rôle ressuscitât.
Anna Netrebko, au sommet de son art au début des années 2010, reprenait alors le flambeau, au Staatsoper de Vienne d’abord, puis au Met.*
* Ces affirmations largement partagées ne se veulent en aucune manière la marque d'un quelconque irrespect ou manque de considération envers toutes ces grandes cantatrices qui ont incarné le rôle dans l'intervalle, telles que Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Beverly Sills, ou Edita Gruberova.
Qu'elles soient toutes ici honorées pour leur immense talent !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard