Extase de l’instant

Cioran
Emil Cioran 1911-1995

Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus.
Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant.

Emil Cioran
Le livre des leurres – 1936 / Extase musicale – Gallimard – Quarto P.115)

« Ruhe sanft, mein holdes Leben »

Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I

Soprano : Mojca Erdmann

Repose calmement, mon tendre amour,
dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille.
Tiens, je te donne mon portrait.
Vois comme il te sourit avec bienveillance !

Doux rêves, bercez son sommeil
et que ce qu’il imagine
dans ses rêves d’amour
devienne enfin réalité.

Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons…

Emil Cioran
Le livre des leurres / Mozart ou la mélancolie des anges – Gallimard – Quarto P.177

Elle viendra – 3 – Diabolique

Reprise d’un billet du 24/03/2018 : ‘Le Diable est dans… la voix

A Satan reviennent toujours les chants les plus beaux. (Dicton)

§

D’Œdipe à Hamlet et à Don Quichotte, tous les grands mythes littéraires connurent certes des avatars musicaux. Mais Faust est un cas particulier. Pas simplement par le grand nombre des œuvres qu’il a suscitées. Il est l’une des rares figures, parmi les plus prisées des compositeurs, que rien ne prédestinait à priori à un devenir musical.

[…]

Et pourtant, il n’y eut qu’un Don Giovanni alors que les grands Faust furent pléthore.

Emmanuel Reibel
« Faust – La musique au défi du mythe » (Fayard 2008)

Sont-elles nombreuses, et polymorphes souvent, les silhouettes du Docteur Faust qui ont depuis le XVIème siècle, traversé la culture populaire, la littérature et, étonnamment, la musique, jusqu’à apparaître dans nos miroirs d’aujourd’hui comme notre propre reflet, peut-être le plus incontestable et le plus vrai.

Depuis qu’en 1593 le dramaturge élisabéthain, Christopher Marlowe,  — « The Tragical History of Doctor Faustus » — s’est emparé de la traduction anglaise d’un texte anonyme, — « Volksbuch » —  publié en 1587 à Francfort-sur-le-Main, inspiré, peu ou prou, de la vie de cet astrologue et alchimiste allemand de la Renaissance, Johann Georg Faust, dont on disait qu’il possédait d’étranges pouvoirs magiques, le mythe du quêteur de la connaissance universelle et du plaisir absolu, épris d’un inextinguible désir d’infini, prêt à tout pour atteindre ses buts, jusqu’à offrir son âme à Méphistophélès, l’envoyé du Diable, n’a cessé de nourrir les créations des plus illustres écrivains et des plus fameux compositeurs.

Si dans la deuxième moitié du XXème siècle le mythe de Faust s’évapore quelque peu au-dessus des encriers des écrivains, il continue d’enfiévrer sur les portées les plumes des compositeurs.

Faust et Mephistoimage extraite du film de F. W. Murnau – 1926

A l’instar de leurs illustres prédécesseurs du XIXème, tels que Berlioz, Schumann, Liszt, Gounod et tant d’autres, et dans le sillage de Busoni en 1925, les musiciens contemporains comme Georges Aperghis, John Adams ou Pascal Dusapin, pour ne citer qu’eux — trop proches de nous sans doute pour que leurs noms nous soient familiers — vont encore chercher leur inspiration dans la complexité des relations croisées du trio mythique, Faust – Méphistophélès – Marguerite.

Le catalyseur de ce regain d’intérêt moderne est assurément le passionnant et magistral roman que publie Thomas Mann en 1947, « Doktor Faustus ». D’une part en raison de la question philosophico-historique qu’il soulève à l’heure où plus personne au monde ne peut ignorer ou prétendre ignorer l’horreur des camps nazis, et d’autre part parce que le Faust qu’il décrit en son temps n’est autre qu’un musicien moderne hanté par le désir de devenir le génie de cette novation radicale du langage musical, le sérialisme, au point d’atteindre la folie et d’en mourir.

« Faust est le thème de toute ma vie, et j’en ai déjà peur. Je ne pense pas que je l’achèverai jamais. »

Alfred Schnittke (1934-1998)

Figure notable de la musique en cette fin de XXème siècle, par l’étendue et la multiplicité de son œuvre autant que par son « polystylisme », comme il définit lui-même son écriture musicale, le compositeur russe Alfred Schnittke, fasciné par le personnage de Faust, décide dès 1980 de lui consacrer un opéra, « Historia von D. Johan Fausten ».

L’opéra est donné à Hambourg en 1995, quelques années avant la disparition de Schnittke. Les soucis de santé du compositeur, aggravés par un accident vasculaire cérébral, ainsi que la complexité des voyages à l’époque entre la Russie et le reste de l’Europe ont pénalisé le projet d’une dizaine d’années. Mais déjà en 1983 Schnittke en avait esquissé les grandes lignes dans sa « Faust Cantata » (« Seid nüchtern und wachet » – Sois sobre et veille).

Rencontre entre le Diable et Docteur Faustus – 1825
Crédit : Wellcome Library, London. Wellcome Images

Bien que très imprégné, comme ses confrères, de l’œuvre de Thomas Mann, c’est dans le « Volksbuch » original de 1587 que Schnittke va puiser toute l’énergie dramatique qui anime cette pièce. Voilà, sans doute, ce qui en fait l’une des œuvres les plus palpitantes du compositeur laissant, plus qu’ailleurs peut-être, apparaître la face la plus noire de son inconditionnel pessimisme.

Point culminant de cette cantate, l’évocation de la mort épouvantable du Docteur Faust, son contrat avec Méphistophélès expiré. C’est par la voix d’un diable gouailleur, exprimant son cynisme depuis les profondeurs d’une tessiture de contralto sur les rythmes dédaigneux d’un tango ironique et arrogant que nous apprenons l’effroyable horreur de la tragédie, avec les mots mêmes, ou presque, du « Volksbuch ».

Quand il fut jour/ les étudiants/ qui n’avaient pas dormi de toute la nuit/ entrèrent dans la salle/ où avait été le docteur Faustus/ et ils ne virent pas Faustus/ rien que la pièce éclaboussée de sang/ la cervelle collée aux murs/ car le diable l’avait lancé d’un mur à l’autre. Ils trouvèrent des yeux et quelques dents/ spectacle affreux et épouvantable. Alors les étudiants se prirent à pleurer et lamenter/ et toujours ils le cherchaient/ Enfin ils trouvèrent son corps à l’extérieur près du fumier/ horrible à voir/ tête ballante et membres roués.

L’Histoire de Faustus suivie de La Tragédie de Faustus par Christopher Marlowe, édition de Jean-Louis Backès, Imprimerie Nationale Éditions - 2001 (Cité par Dominique Hoizey in "Petite histoire littéraire et musicale de Faust" - Le Chat Murr 2016)
Ψ
.
Deux interprétations diaboliquement fascinantes !
Et choisir n’est certes pas vertu du diable qui écoute en chacun de nous !
.

Iva Bittova (voix) – Hradec Kràlové Philharmonic
Peter Vrabel (direction)

 .

* * *

Inger Blom (mezzo-soprano) – Malmö Symph. Orch. –
James DePreist (Direction)

Ψ

« Seid nüchtern und wachet… »

Sois sobre et veille : ton adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer.

Résiste-lui avec la force de la foi, car tu sais que tous tes frères, de par le monde, sont en butte aux mêmes souffrances.

Première Épitre de Pierre – Chap. 5 (8 & 9)

Elle viendra – 2 – « Missa in tempore belli »

En hommage au peuple ukrainien

La paix est un chant, la guerre est un long hurlement parmi des cris.

Robert Sabatier – Le livre de la déraison souriante (1991)

… Au milieu desquels, s’élevant des ruines encore fumantes, entre corps déchirés et âmes dévastées, la triste prière – qui se rêverait hymne –  d’une humanité cherchant désespérément le chemin du ciel.

Léa Grundig – « Mères, la guerre est imminente ! » 1936

Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l’homme triste n’a jamais la force de monter jusqu’à Dieu »… Comme on ne prie que dans l’abattement, on en déduira qu’aucune prière jamais n’est parvenue à destination.

Cioran – De l’inconvénient d’être né (Gallimard)

Mais, aussi vaine soit-elle, quand la prière est portée par l’ineffable beauté de la musique, on pourrait bien se surprendre à croire…

Claude VignonLes larmes de Saint-Pierre

L’univers sonore : onomatopée de l’indicible, énigme déployée, infini perçu, et insaisissable… Lorsqu’on vient d’en éprouver la séduction, on ne forme plus que le projet de se faire embaumer dans un soupir.

Cioran – Syllogismes de l’amertume (Gallimard)

§

« Qui tollis peccata mundi »
 « Missa in tempore belli » en Ut majeur de Joseph Haydn

Qui tollis peccata mundi, miserere nobis.
Qui tollis peccata mundi, suscipe deprecationem nostram.
Qui sedes ad dexteram Patris, miserere nobis.
Quoniam tu solus sanctus, tu solus Dominus,
Tu solus Altissimus, Jesu Christe.
Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei Patris,

Toi qui effaces les péchés du monde, aie pitié de nous.
Toi qui effaces les péchés du monde, entends notre prière.
Toi qui sièges à la droite du Père, aie pitié de nous.
Car Toi seul es sacré, Toi seul es le Seigneur,
Toi seul es le Très-Haut Jésus-Christ.
Avec le Saint-Esprit, dans la gloire de Dieu le Père.

§

Joseph Haydn, en cette fin d'année 1796, voit approcher à la fois son soixante-cinquième anniversaire et une possible invasion de l'Autriche par les troupes d'un impétueux général français, un certain Bonaparte. Aussi, exerçant sa mission de Maître de Chapelle des Esterhazy, va-t-il multiplier ses efforts pour exprimer dans la messe annuelle qui lui est commandée les tensions dominantes du moment.

Dans cette messe "latine" qu'il nommera lui-même "Missa in tempore belli", il évoque tout autant le fracas des batailles - avec une puissance et une ardeur que seul Beethoven atteindra, vingt-cinq ans plus tard, dans sa "Missa solemnis" - , que la profondeur de sa foi chrétienne. 

Et si les premiers mouvements de cette "Messe en temps de guerre" affichent sobrement le classicisme de l'époque dans le respect de la tradition de musique sacrée autrichienne, Haydn, en maître de la composition, façonne avec simplicité la matière sonore de chacun d'eux afin que solistes et chœur nous ouvrent les chemins de l'extase.     

Mais vieillir… ! – 20 – ‘Yesterday’

Oh, yesterday came suddenly

Oh, I believe in yesterday  

Paul McCartney

« Yesterday »

Madame Shirley Horn

Why he had to go I don’t know he wouldn’t say
I said something wrong, now I long for yesterday

Yesterday
All my troubles seemed so far away
Now it looks as though they’re here to stay
Oh, I believe in yesterday

Suddenly
I’m not half the girl I used to be
There’s a shadow hanging over me
Oh, yesterday came suddenly

Why he had to go I don’t know he wouldn’t say
I said something wrong, now I long for yesterday

Yesterday
Love was such an easy game to play
Now I need a place to hide away
Oh, I believe in yesterday

Why he had to go I don’t know he wouldn’t say
I said something wrong, now I long for yesterday

Yesterday
Love was such an easy game to play
Now I need a place to hide away
Oh, I believe in yesterday

Too many musicians rush through everything with too many notes. A ballad should be a ballad. It’s important to understand what the song is saying, and learn how to tell the story. It takes time. I can’t rush it. I really can’t rush it.

Shirley Horn

Trop de musiciens se précipitent à travers tout avec trop de notes. Une ballade doit être une ballade. Il est important de comprendre ce que dit la chanson et d'apprendre à raconter l'histoire. Ça prend du temps. Je ne peux pas me précipiter. Je ne peux vraiment pas me précipiter.

‘Calling me home’

— It’s a good day to die !

Old Lodge Skins (Chef Cheyenne)
In « Little Big Man » (film de Arthur Penn – 1970)

Certaines personnes savent si bien puiser dans une tradition et une émotion, et si profondément, que leurs compositions qui en sont inspirées semblent avoir existé de toute éternité.

Rhiannon Giddens à propos d’Alice Gerrard, légende de la « folk music » et compositrice (en 2002) de « Calling me home » 

« … Mais toute âme a un chant », affirme le poète.

Qui en douterait frissonnant encore aux accents d’éternité de cette complainte du dernier voyage venue du folklore américain à travers la voix envoûtante de Rhiannon Giddens ?

Un vieil ami était allongé sur son lit de mort
J’ai posé ma main sur sa maigre poitrine
Et, pendant que je me penchais, dans un souffle il murmura :
Oh, ils m’appellent à la maison,
Ils m’appellent à la maison.

Mon temps est venu de partir.
Je sais que tu aimerais me voir rester,
Mais mes amis d’hier me manquent.
Oh, ils m’appellent à la maison,
Ils m’appellent à la maison.

Je sais que tu te souviendras de moi quand je serai parti.
Souviens-toi de mes histoires, chante encor mes chansons,
Je les laisserai sur Terre, douces empreintes d’or.
Oh, ils m’appellent à la maison,
Ils m’appellent à la maison.

Alors, amis, rassemblez-vous et dites-moi adieu.
Mon corps est enchainé mais mon âme peut voler.
Ma petite lumière brille déjà dans le ciel.
Oh, ils m’appellent à la maison,
Ils m’appellent à la maison.

Mon temps est venu d’embarquer.
Je sais que tu voudrais me voir rester.
Mais mes amis d’hier me manquent.
Oh, ils m’appellent à la maison,
Ils m’appellent à la maison.

Bis ! Pour faire durer le plaisir du voyage…
Pour rester encore un peu en vol !

Mais en « live » !

Hallelujah ! Joyeux Noël !

 Jean Baylor accompagnée au piano par Emmet Cohen :

‘Hallelujah !’

Et aussi sur ‘Perles d’Orphée

avec
Laurence Equilbey et l’ensemble Accentus :

Dietrich Buxtehude :

Alleluia ! Joyeux Noël

De l’amour le doux tourment

Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends.

Roland Barthes – ‘Fragments d’un discours amoureux’ (Seuil – 1977)

E benedetto il primo dolce affanno
Ch’i’ ebbi ad esser con Amor congiunto,
E l’arco e la saette ond’ i’ fui punto,
E le piaghe, ch’infino al cor mi vanno.

Et bénis soient aussi le premier doux tourment
Que je sentis à être avec Amour lié,
Et son arc et ses traits, dont je fus transpercé,
Et la plaie qui pénètre au-dedans de mon cœur.
Pétrarque, Canzoniere (1374), sonnet LXI – trad. A. Rochon
(Gallimard 1994)

Claudio Monteverdi
(Cremona 15 mai 1567 – Venezia 29 novembre 1643)

Ah ! le doux tourment de l’amour !

Témoignage irrécusable de la contradiction constitutive de notre psyché, cet oxymore, que le temps n’a affecté d’aucune ride, aura parcouru les âges, jusqu’à notre propre cœur, à travers les soupirs des amants, certes, entre les lignes des romanciers et les répliques des dramaturges, sur les vers des poètes, et, naturellement, à travers les refrains et les ritournelles d’amour aux accents métissés de rires et de larmes.

En est-il un plus séduisant exemple musical que ce madrigal désormais célèbre, ‘Si dolce è’l tormento’, que composa en 1624 le génial Claudio Monteverdi sur les vers de Carlo Milanuzzi, son contemporain ?

— Aussi nous réjouissons-nous toujours à son écoute dans la tradition ‘baroque’, surtout quand est aussi belle son interprétation :

Mariana Florès (soprano)

Ensemble ‘Cappella Mediterranea’
Direction Leonardo García Alarcón

— Mais n’adorerions-nous pas nous laisser emporter, par une adaptation inattendue, dans les profondeurs de la voix d’une formidable chanteuse de ‘folk’ & ‘blues’ qu’escorteraient, bienveillants et graves, les arpèges d’un banjo ténor ?

Rhiannon Giddens

Francesco Turrisi (banjo)

Si doux est le tourment
dans ma poitrine
que je vis heureusement
pour une beauté cruelle.
Au paradis de la beauté,
que la cruauté grandisse
et que la miséricorde manque :
car ma foi sera toujours
comme un roc,
face à l’orgueil.
.
Que l’espoir trompeur
se détourne de moi,
que ni la joie ni la paix
ne descendent sur moi.
Et que la méchante fille
que j’adore
me prive du réconfort
de la douce miséricorde :
au milieu d’une douleur infinie,
au milieu d’un espoir trahi,
ma foi survivra.
.
Le cœur dur
qui m’a volé le mien
n’a jamais ressenti la flamme de l’amour.
La beauté cruelle
qui a charmé mon âme
refuse la miséricorde,
qu’il souffre donc,
repentant et languissant, et
qu’il soupire un jour pour moi.

C’est le désir d’être aimé, quand on aime, qui fait les grands tourments. Une âme qui serait assez pure et assez dévouée pour ne rien demander, que d’aimer, serait heureuse ; car aimer, c’est déjà le bonheur.

Duchesse Permon Junot d’Abrantès (1784-1838)

Le voyageur à la lune

Arkhip KUINDZHILe reflet de la Lune sur le Dniepr. 1880,
 

Der Wanderer an den Mond

Ich auf der Erd’, am Himmel du,
Wir wandern beide rüstig zu:
Ich ernst und trüb, du mild und rein,
Was mag der Unterschied wohl sein?
 
Ich wandre fremd von Land zu Land,
So heimatlos, so unbekannt;
Bergauf, bergab, Wald ein, Wald aus,
Doch bin ich nirgend, ach! zu Haus.
 
Du aber wanderst auf und ab
Aus Ostens Wieg’ in Westens Grab,
Wallst Länder ein und Länder aus,
Und bist doch, wo du bist, zu Haus.
 
Der Himmel, endlos ausgespannt,
Ist dein geliebtes Heimatland:
O glücklich, wer, wohin er geht,
Doch auf der Heimat Boden steht!
 

Benjamin Appl (baryton) chante Schubert :

« Der Wanderer an den Mond » D.870

Au piano : James Baillieu

Le voyageur à la lune

Moi sur la terre, toi dans le ciel,
nous suivons notre route d’un pas vif ;
moi grave et troublé, toi douce et pure,
quelle peut donc être cette différence ?

Étranger, je vais de pays en pays,
sans patrie, inconnu de tous ;
par monts et par vaux, par forêts et prairies,
mais nulle part, hélas, je ne suis chez moi.

Toi, en revanche, tu sillonnes le monde
du berceau du couchant au tombeau du levant,
tu flottes au firmament d’innombrables pays,
et tu es pourtant chez toi là où tu es.

Le ciel, qui s’étend à l’infini,
est ton foyer chéri :
heureux celui qui, quel que soit son but,
foule toujours le sol de sa patrie !

Le chant des esprits au-dessus des eaux – 1/2 – Goethe

Les chutes de Staubbach

Ce matin d’octobre 1779, le soleil s’est enfin décidé à sortir de sa bouderie des jours précédents. Il arbore son plus radieux sourire pour réchauffer le vent des sommets, qui caresse les flancs d’émeraude de l’Oberland bernois baigné d’azur et d’or.

Un jeune homme, la trentaine élégante, fraichement arrivé à Lauterbrunnen pour échapper un moment au poids des responsabilités officielles qu’il exerce à Weimar, s’apprête, comme chaque jour, à quitter pour quelques heures la maison paroissiale où il séjourne. La promenade promet d’être un bonheur. Ne l’est-elle pas toujours, quelles que soient les humeurs du temps ? C’est une inégalable et divine volupté pour Johann Wolfgang von Goethe que de se laisser envahir par l’infinie vibration de la nature qui l’entoure. « La vivante parure de Dieu » comme il aime à la surnommer, énergie éternellement créatrice qui inspire si profondément déjà sa philosophie.

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)

Fidèle à son habitude, il ne rentrera pas de sa promenade sans s’être un long moment attardé près des impressionnantes chutes de Staubbach. Là où, dans un sourd et incessant grondement, depuis 300 mètres de hauteur, l’eau se précipite dans le vide de la gorge vers l’abîme, le long de la roche brune que dédaigne d’effleurer la poudre blanche qu’elle est un instant devenue.

Le soir, un peu fatigué par sa journée de marche, mais enivré des évocations infinies du spectacle sans égal dont il s’est abreuvé, Goethe, prend sa plume, comme il le fait toujours. Il lui faut livrer sa perception intime des « esprits chantant au-dessus de l’eau ». Ils lui ont révélé le prodige des correspondances entre l’onde et l’âme humaine, entre le vent et la destinée de l’homme. Vision allégorique de la gageure de notre espèce de vouloir saisir en une seule brassée l’éternel et le contingent.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !

Ce soir il écrit ce poème :

« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)

Des Menschen Seele
Gleicht dem Wasser:
Vom Himmel kommt es,
Zum Himmel steigt es,
Und wieder nieder
Zur Erde muß es,
Ewig wechselnd.

Strömt von der hohen,
Steilen Felswand
Der reine Strahl,
Dann stäubt er lieblich
In Wolkenwellen
Zum glatten Fels,
Und leicht empfangen
Wallt er verschleiernd,
Leisrauschend
Zur Tiefe nieder.

Ragen Klippen
Dem Sturz entgegen,
Schäumt er unmutig
Stufenweise
Zum Abgrund.

Im flachen Bette
Schleicht er das Wiesental hin,
Und in dem glatten See
Weiden ihr Antlitz
Alle Gestirne.

Wind ist der Welle
Lieblicher Buhler;
Wind mischt vom Grund aus
Schäumende Wogen.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser!
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind!

A suivre . . .

Le chant des esprits au-dessus des eaux – 2/2 – Schubert

Quarante années plus tard (entre 1820 et 1821), un jeune musicien viennois au génie affirmé, Franz Schubert, après plusieurs ébauches, donne sa forme définitive au lied qu’il a composé sur les paroles du Maître du romantisme allemand qu’il admirait tant :

« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)

L’âme des hommes
Est comme l’eau :
Elle vient du ciel,
Et vers le ciel s’élève,
Pour à nouveau
Vers la terre redescendre,
Éternellement changeante.

Depuis les hautes et abruptes
Parois elle s’élance
Pure lumière
Qui gracieusement se pulvérise
En nuages humides
Sur les rochers lustrés.
Onde légèrement posée
Elle fuit, furtive
Dans un léger murmure
Vers la faille profonde.

Quand les rochers rebelles
S’opposent à sa chute,
Elle écume, grincheuse,
Et par niveaux subtils
S’enfonce dans l’abîme.

Dans son lit apaisé,
Elle paresse aux abords du vallon,
Et c’est dans l’onde unie d’un lac
Que tous les astres
Baignent leur face.

Le vent pour la vague
Est amant caressant ;
Il brasse profondément
Et le flot et l’écume.

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent.

&

Franz Schubert  – 1797-1828

Personne autant que Franz Schubert n’aura aussi généreusement flatté les poètes de son temps : plus de six cents lieder – dont 71 sur des poésies de Goethe – en quinze ans d’une courte vie, sans qu’aucun d’entre eux n’autorise encore aujourd’hui qu’on le qualifie de banal ou de superflu.

Avec « Gesang der Geister über den Wassern » D 714, Schubert atteint, une fois encore, au sublime, prenant ici – ainsi qu’il le fera souvent à cette période – le parti de traiter les voix de groupe comme la voix soliste du lied accompagnée au piano.

Confronté à la consistance du texte, et pour doter le chant d’une gamme plus étendue d’expression des affects, le compositeur a choisi de faire servir l’œuvre par un chœur d’hommes à 8 voix. accompagné d’une formation instrumentale constituée de 2 violons, 2 violoncelles et une contrebasse.

Caspar_David_FriedrichVoyageur au dessus de la mer de nuages (1817)

Dès le début, fidèle à la symbolique du poème, et en écho au parallèle qu’établit d’emblée Goethe entre l’eau et l’âme humaine, Schubert, par la très lente montée des premiers accords graves des cordes, souligne la réflexion thématique des premiers vers. Le tempo retenu et les basses sonorités qui introduisent les voix suggèrent déjà la spiritualité du propos. Le chœur conservera tout au long de cette strophe introductive le ton tranquille de l’évidence affirmée.

Puis le poème devient descriptif, suit les pérégrinations de l’eau dont la chute métamorphose les apparences, et la musique s’anime au rythme de ses mutations ; elle glisse avec l’onde ; la variation des contrastes et les changements d’intensité font miroir aux images. Et quand, à la fin de cette deuxième strophe, l’eau « murmure dans les profondeurs d’en bas », les violoncelles et la contrebasse accompagnent doucement, de façon mimétique, ce moment d’apaisement.

Pareille à l’âme humaine qui rage, aux prises avec ses passions, l’eau, précipitée du surplomb des falaises, colère contre la roche qu’elle martèle ; le tempo devient plus alerte, les cordes vibrent au rythme effréné de la chute. Et le repos survient qui offre à l’étoile de contempler son propre reflet ; la mélodie s’étire en douces harmonies qu’elle prolonge pour chanter l’union de la vague et du vent qui l’emportent.

Enfin, soutenu par les basses profondes des cordes, le chant retrouve son recueillement du début pour confirmer sereinement la pensée métaphorique du poète.

Seele des Menschen,
Wie gleichst du dem Wasser !
Schicksal des Menschen,
Wie gleichst du dem Wind

Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !

&

Chœur des solistes norvégiens & Oslo Camerata

Direction : Grete Pedersen

Concert d’ouverture
Oslo International Church Music Festival 2011

&&&

‘L’alphabet de la mort’

Oui la fraternité au cœur.
Celui qui nous a quittés à trente-et-un ans est notre frère pour l’éternité. Sa poésie est une source pure ; elle est à la source de nos propres chants. C’est bien en nous abreuvant à ces vers inimitables qu’un jour nous avons osé faire entendre ce qui jaillissait de nos entrailles.

François Cheng
(En écho au livre de Jean Lavoué : « René Guy Cadou, La fraternité au cœur » – Éditions L’enfance des arbres, 2019)

L’alphabet de la mort

O mort parle plus bas on pourrait nous entendre
Approche-toi encore et parle avec les doigts
Le geste que tu fais dénoue les liens de cendres
Et ces larmes qui font la force de ma voix

Je te reconnais bien. C’est ton même langage
Les mains que tu croisais sur le front de mon père
Pour toi j’ai délaissé les riches équipages
Et les grands chemins bleus sur le versant des mers.

Nous allons enlacés dans les brumes d’automne
Au fond des rues éteintes où tourne le poignard
Et jusqu’aux étangs noirs où ne viendra personne
O mort pressons le pas le ciel est en retard

C’est à tous les amis que j’offre ma poitrine
A tous ceux qui font l’air et la bonne chaleur
Après ça laissez-moi rouler sous les collines
L’ombre des animaux ne m’a jamais fait peur.

Flamme qui me retiens je souffle ta lumière
Et ces joues colorées qui rallument ma faim
Je glisse lentement. c’est assez douces pierres
Soulevez mes poumons que je respire enfin.

René-Guy Cadou – 1920-1951

 

 

in « Bruits du cœur » (1941)

‘Lorsque tu me liras’

Le Bonheur c’est pas grand chose, c’est juste du chagrin qui se repose.    Léo Ferré

Lorsque tu me liras…

Lorsque tu me liras, je te regarderai dans le pare-brise,
Tu viendras à moi, tout entière, comme la route,
Lorsque tu me liras, la maison sera silencieuse,
Et mon silence à moi te remplira tout entière aussi.

Avec toi, dans toi, je ne suis jamais silencieux,
C’est une musique très douce que je t’apporte…
Quant à toi, tu verses au plus profond de ma solitude, cette joie triste d’être,
Cet amour que, jour après jour, nous bâtissons, en dépit des autres,
En dépit de cette prison où nous nous sommes mis,
En dépit des larmes que nous pleurons chacun dans notre coin,
Mais présents l’un à l’autre…

Je te voyais, ces jours ci, dans la lande, là-bas, où tu sais…
Je t’y voyais bouger, à peine te pencher vers cette terre que nous aimons bien tous les deux,
Et tu te prosternais à demi, comme une madone,
Et je n’étais pas là… ni toi…
Ce que je voyais c’était mon rêve…

Ne pas te voir plus que je ne te vois…
Je me demande la dette qu’on me fait ainsi payer.
Pourquoi ?

L’amour est triste, bien sûr, mais c’est difficile,
Au bout du compte, difficile…

Dans mes bras, quand tu t’en vas longtemps vers les étoiles et que tu me demandes de t’y laisser encore… encore…
Je suis bien ; c’est le printemps, tout recommence, tout fleurit,
Et tu fleuriras aussi de moi, je te le promets.

La patience, c’est notre grande vertu, c’est notre drame aussi.
Un jour nous ne serons plus patients.
Alors, tout s’éclairera, et nous dormirons longtemps,
Et nous jouirons comme  des enfants.

Tu m’as refait enfant ; j’ai devant moi des tas de projets de bonheur…
Mais maintenant, tout est arrêté dans ma prison.
J’attends que l’heure sonne…
Je me perds dans toi, tout à fait.

Je t’aime, Christie,
Je t’aime

Léo Ferré (1986)

Méditer dans la lumière

Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !

Cioran – Le livre des leurres (1936)

Jean Sébastien Bach 
« Die Seele ruht in Jesu Händen
 » – Cantate BWV 127 

Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim ZimmermannDirection

Die Seele ruht in Jesu Haenden,
Wenn Erde diesen Leib bedeckt.
Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken,
Ich, bin zum Sterben unerschrocken,
Weil mich mein Jesus wieder weckt.

Mon âme repose dans les mains de Jésus,
Bien que la terre recouvre ce corps.
Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres,
Je ne suis pas terrifié de mourir
Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.

Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.

George Steiner – « Langage et silence » – 1969

Jean Sébastien Bach 
« Die Seele ruht in Jesu Händen
 » – Cantate BWV 127 

Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)

Herbert Schuch – Piano

‘Vous m’avez dit…’

Oh ! vivre et vivre et vivre et se sentir meilleur
A mesure que bout plus fermement le cœur.

Émile Verhaeren
Les visages de la vie – L’action

.

Vous m’avez dit, tel soir, des paroles si belles
Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous,
Soudain nous ont aimés et que l’une d’entre elles,
Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux.
 
Vous me parliez des temps prochains où nos années,
Comme des fruits trop mûrs, se laisseraient cueillir ;
Comment éclaterait le glas des destinées,
Comment on s’aimerait, en se sentant vieillir.
 
Votre voix m’enlaçait comme une chère étreinte,
Et votre cœur brûlait si tranquillement beau
Qu’en ce moment, j’aurais pu voir s’ouvrir sans crainte
Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.

Émile Verhaeren (1855-1916)

Mais vieillir… ! – 12 – ‘A la dérive’

Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.

En vain, en vain je lutte
pour m’emparer des jours
qui bruyamment m’emportent.

Vincenzo Cardarelli : ‘A la dérive’

A la dérive
.

La vie, je l’ai châtiée en la vivant.
Au plus loin où mon cœur m’a conduit,
hardiment je suis allé.
Maintenant ma journée n’est plus
qu’une alternance stérile
de désastreuses habitudes
et je voudrais sortir du cercle noir.
Quand je me retrouve à l’aube,
un caprice me prend, un désir
de ne pas dormir.
Et je rêve de départs absurdes,
d’impossibles délivrances.
Hélas, tous mes remords 
enfouis et cuisants
n’ont pas d’autre exutoire
que le sommeil, s’il vient.
En vain, en vain je lutte
pour m’emparer des jours
qui bruyamment m’emportent.
Je me noie dans le temps.

Version originale dite par Vittorio Gassman

et illustrée par des peintures de Edvard Munch

Alla deriva

La vita io l’ho castigata vivendola.
Fin dove il cuore mi resse
arditamente mi spinsi.
Ora la mia giornata non è più
che uno sterile avvicendarsi
di rovinose abitudini
e vorrei evadere dal nero cerchio.
Quando all’alba mi riduco,
un estro mi piglia, una smania
di non dormire.
E sogno partenze assurde,
liberazioni impossibili.
Oimè. Tutto il mio chiuso
e cocente rimorso
altro sfogo non ha
fuor che il sonno, se viene.
Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.
Io annego nel tempo.