Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Le temps passe par le trou de l’aiguille des heures.
Jules Renard – Journal
Le rêve est la vraie victoire sur le temps.
Jean-Claude Carrière – Entretiens sur la fin des temps
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Géo Norge – Du temps
Dans l’eau du temps qui coule à petit bruit, Dans l’air du temps qui souffle à petit vent, Dans l’eau du temps qui parle à petits mots Et sourdement touche l’herbe et le sable ; Dans l’eau du temps qui traverse les marbres, Usant au front le rêve des statues, Dans l’eau du temps qui muse au lourd jardin, Le vent du temps qui fuse au lourd feuillage Dans l’air du temps qui ruse aux quatre vents, Et qui jamais ne pose son envol, Dans l’air du temps qui pousse un hurlement Puis va baiser les flores de la vague, Dans l’eau du temps qui retourne à la mer, Dans l’air du temps qui n’a point de maison, Dans l’eau, dans l’air, dans la changeante humeur Du temps, du temps sans heure et sans visage, J’aurai vécu à profonde saveur, Cherchant un peu de terre sous mes pieds, J’aurai vécu à profondes gorgées, Buvant le temps, buvant tout l’air du temps Et tout le vin qui coule dans le temps.
Ce matin d’octobre 1779, le soleil s’est enfin décidé à sortir de sa bouderie des jours précédents. Il arbore son plus radieux sourire pour réchauffer le vent des sommets, qui caresse les flancs d’émeraude de l’Oberland bernois baigné d’azur et d’or.
Un jeune homme, la trentaine élégante, fraichement arrivé à Lauterbrunnen pour échapper un moment au poids des responsabilités officielles qu’il exerce à Weimar, s’apprête, comme chaque jour, à quitter pour quelques heures la maison paroissiale où il séjourne. La promenade promet d’être un bonheur. Ne l’est-elle pas toujours, quelles que soient les humeurs du temps ? C’est une inégalable et divine volupté pour Johann Wolfgang von Goethe que de se laisser envahir par l’infinie vibration de la nature qui l’entoure. « La vivante parure de Dieu » comme il aime à la surnommer, énergie éternellement créatrice qui inspire si profondément déjà sa philosophie.
Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)
Fidèle à son habitude, il ne rentrera pas de sa promenade sans s’être un long moment attardé près des impressionnantes chutes de Staubbach. Là où, dans un sourd et incessant grondement, depuis 300 mètres de hauteur, l’eau se précipite dans le vide de la gorge vers l’abîme, le long de la roche brune que dédaigne d’effleurer la poudre blanche qu’elle est un instant devenue.
Le soir, un peu fatigué par sa journée de marche, mais enivré des évocations infinies du spectacle sans égal dont il s’est abreuvé, Goethe, prend sa plume, comme il le fait toujours. Il lui faut livrer sa perception intime des « esprits chantant au-dessus de l’eau ». Ils lui ont révélé le prodige des correspondances entre l’onde et l’âme humaine, entre le vent et la destinée de l’homme. Vision allégorique de la gageure de notre espèce de vouloir saisir en une seule brassée l’éternel et le contingent.
Seele des Menschen, Wie gleichst du dem Wasser ! Schicksal des Menschen, Wie gleichst du dem Wind
Âme de l’homme, Comme tu ressembles à l’eau ! Destin de l’homme, Comme tu ressembles au vent !
Ce soir il écrit ce poème :
« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)
Des Menschen Seele Gleicht dem Wasser: Vom Himmel kommt es, Zum Himmel steigt es, Und wieder nieder Zur Erde muß es, Ewig wechselnd.
Strömt von der hohen, Steilen Felswand Der reine Strahl, Dann stäubt er lieblich In Wolkenwellen Zum glatten Fels, Und leicht empfangen Wallt er verschleiernd, Leisrauschend Zur Tiefe nieder.
Ragen Klippen Dem Sturz entgegen, Schäumt er unmutig Stufenweise Zum Abgrund.
Im flachen Bette Schleicht er das Wiesental hin, Und in dem glatten See Weiden ihr Antlitz Alle Gestirne.
Wind ist der Welle Lieblicher Buhler; Wind mischt vom Grund aus Schäumende Wogen.
Seele des Menschen, Wie gleichst du dem Wasser! Schicksal des Menschen, Wie gleichst du dem Wind!
Quarante années plus tard (entre 1820 et 1821), un jeune musicien viennois au génie affirmé, Franz Schubert, après plusieurs ébauches, donne sa forme définitive au lied qu’il a composé sur les paroles du Maître du romantisme allemand qu’il admirait tant :
« Gesang der Geister über den Wassern »
(Chant des esprits au-dessus des eaux)
L’âme des hommes Est comme l’eau : Elle vient du ciel, Et vers le ciel s’élève, Pour à nouveau Vers la terre redescendre, Éternellement changeante.
Depuis les hautes et abruptes Parois elle s’élance Pure lumière Qui gracieusement se pulvérise En nuages humides Sur les rochers lustrés. Onde légèrement posée Elle fuit, furtive Dans un léger murmure Vers la faille profonde.
Quand les rochers rebelles S’opposent à sa chute, Elle écume, grincheuse, Et par niveaux subtils S’enfonce dans l’abîme.
Dans son lit apaisé, Elle paresse aux abords du vallon, Et c’est dans l’onde unie d’un lac Que tous les astres Baignent leur face.
Le vent pour la vague Est amant caressant ; Il brasse profondément Et le flot et l’écume.
Âme de l’homme, Comme tu ressembles à l’eau ! Destin de l’homme, Comme tu ressembles au vent.
&
Franz Schubert – 1797-1828
Personne autant que Franz Schubert n’aura aussi généreusement flatté les poètes de son temps : plus de six cents lieder – dont 71 sur des poésies de Goethe – en quinze ans d’une courte vie, sans qu’aucun d’entre eux n’autorise encore aujourd’hui qu’on le qualifie de banal ou de superflu.
Avec « Gesang der Geister über den Wassern » D 714, Schubert atteint, une fois encore, au sublime, prenant ici – ainsi qu’il le fera souvent à cette période – le parti de traiter les voix de groupe comme la voix soliste du lied accompagnée au piano.
Confronté à la consistance du texte, et pour doter le chant d’une gamme plus étendue d’expression des affects, le compositeur a choisi de faire servir l’œuvre par un chœur d’hommes à 8 voix. accompagné d’une formation instrumentale constituée de 2 violons, 2 violoncelles et une contrebasse.
Caspar_David_Friedrich – Voyageur au dessus de la mer de nuages (1817)
Dès le début, fidèle à la symbolique du poème, et en écho au parallèle qu’établit d’emblée Goethe entre l’eau et l’âme humaine, Schubert, par la très lente montée des premiers accords graves des cordes, souligne la réflexion thématique des premiers vers. Le tempo retenu et les basses sonorités qui introduisent les voix suggèrent déjà la spiritualité du propos. Le chœur conservera tout au long de cette strophe introductive le ton tranquille de l’évidence affirmée.
Puis le poème devient descriptif, suit les pérégrinations de l’eau dont la chute métamorphose les apparences, et la musique s’anime au rythme de ses mutations ; elle glisse avec l’onde ; la variation des contrastes et les changements d’intensité font miroir aux images. Et quand, à la fin de cette deuxième strophe, l’eau « murmure dans les profondeurs d’en bas », les violoncelles et la contrebasse accompagnent doucement, de façon mimétique, ce moment d’apaisement.
Pareille à l’âme humaine qui rage, aux prises avec ses passions, l’eau, précipitée du surplomb des falaises, colère contre la roche qu’elle martèle ; le tempo devient plus alerte, les cordes vibrent au rythme effréné de la chute. Et le repos survient qui offre à l’étoile de contempler son propre reflet ; la mélodie s’étire en douces harmonies qu’elle prolonge pour chanter l’union de la vague et du vent qui l’emportent.
Enfin, soutenu par les basses profondes des cordes, le chant retrouve son recueillement du début pour confirmer sereinement la pensée métaphorique du poète.
Seele des Menschen, Wie gleichst du dem Wasser ! Schicksal des Menschen, Wie gleichst du dem Wind
Âme de l’homme, Comme tu ressembles à l’eau ! Destin de l’homme, Comme tu ressembles au vent !
&
Chœur des solistes norvégiens & Oslo Camerata
Direction : Grete Pedersen
Concert d’ouverture
Oslo International Church Music Festival 2011
Peux-tu me vendre l’air qui passe entre tes doigts et fouette ton visage et mêle tes cheveux ? Peut-être pourrais-tu me vendre cinq pesos de vent, ou mieux encore me vendre une tempête ? Tu me vendrais peut-être la brise légère, la brise (oh, non, pas toute !) qui parcourt dans ton jardin tant de corolles, dans ton jardin pour les oiseaux, dix pesos de brise légère ?
Le vent tournoie et passe
dans un papillon.
Il n’est à personne, à personne.
Et le ciel, peux-tu me le vendre, le ciel qui est bleu par moments ou bien gris en d’autres instants, une parcelle de ton ciel que tu as achetée, crois-tu, avec les arbres de ton jardin, comme on achète le toit avec la maison ? Oui, peux-tu me vendre un dollar de ciel, deux kilomètres de ciel, un bout – celui que tu pourras – de ton ciel ?
Le ciel est dans les nuages.
Les nuages qui passent là-haut
ne sont à personne, à personne.
Peux-tu me vendre la pluie, l’eau qui t’a donné tes pleurs et te mouille la langue ? Peux-tu me vendre un dollar d’eau de source, un nuage au ventre rond, laineux et doux comme un agneau, ou l’eau tombée dans la montagne, ou l’eau des flaques abandonnées aux chiens, ou une lieue de mer, un lac peut-être, cent dollars de lac ?
L’eau tombe et roule.
L’eau roule et passe.
Elle n’est à personne, non.
Peux-tu me vendre la terre, la nuit profonde des racines ; les dents des dinosaures, la chaux éparse des squelettes lointains ? Peux-tu me vendre des forêts enfouies, des oiseaux morts, des poissons de pierre, le soufre des volcans, un milliard d’années montant en spirale ? Peux-tu me vendre la terre, peux-tu me vendre la terre, peux-tu ?
Ta terre est aussi bien ma terre
Tous passent, passent sur son sol.
Il n’est à personne, à personne.
Nicolas Guillen (1902-1989)
Nicolas Guillen ou l’incarnation poétique du métissage cubain
Boris Courret
¿Puedes?
¿Puedes venderme el aire que pasa entre tus dedos y te golpea la cara y te despeina? ¿Tal vez podrías venderme cinco pesos de viento, o más, quizás venderme una tormenta? ¿Acaso el aire fino me venderías, el aire (no todo) que recorre en tu jardín corolas y corolas, en tu jardín para los pájaros, diez pesos de aire fino?
El aire gira y pasa en una mariposa. Nadie lo tiene, nadie.
¿Puedes venderme cielo, el cielo azul a veces, o gris también a veces, una parcela de tu cielo, el que compraste, piensas tú, con los árboles de tu huerto, como quien compra el techo con la casa? ¿Puedes venderme un dólar de cielo, dos kilómetros de cielo, un trozo, el que tú puedas, de tu cielo?
El cielo está en las nubes. Altas las nubes pasan. Nadie las tiene, nadie.
¿Puedes venderme lluvia, el agua que te ha dado tus lágrimas y te moja la lengua? ¿Puedes venderme un dólar de agua de manantial, una nube preñada, crespa y suave como una cordera, o bien agua llovida en la montaña, o el agua de los charcos abandonados a los perros, o una legua de mar, tal vez un lago, cien dólares de lago?
El agua cae, rueda. El agua rueda, pasa. Nadie la tiene, nadie.
¿Puedes venderme tierra, la profunda noche de las raíces; dientes de dinosaurios y la cal dispersa de lejanos esqueletos? ¿Puedes venderme selvas ya sepultadas, aves muertas, peces de piedra, azufre de los volcanes, mil millones de años en espiral subiendo? ¿Puedes venderme tierra, puedes venderme tierra, puedes?
La tierra tuya es mía. Todos los pies la pisan. Nadie la tiene, nadie.
Poésie cubaine du XXème siècle (Patiño, 1997) – Traduction de l’espagnol par Claude Couffon.
Initialement publié sur « Perles d’Orphée » le 8/09/2015 sous le titre « Depuis ‘la chambre des roses' »
Villa d’Este – Fontana Ovato
Et sangloter d’extase les jets d’eau, Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
Verlaine (« Clair de lune » in « Les fêtes galantes »)
Sed aqua quam ego dabo ei, fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam.
L’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine qui rejaillira jusque dans la vie éternelle.
Jésus à La Samaritaine (Évangile de Jean IV.14)
Monpiano,pour moi,est aussi important quele navirepour le marin, quele coursierpour l’arabe, peut-être mêmeplus encore ;disons que monpiano,jusqu’à présent, estma parole, ma vie [...]En lui se rassemblent tous mes désirs, mes souvenirs, mesjoies ettoutesmes peines.
Franz Liszt (1839 – Lettre à Adolphe Pictet)
Franz Liszt (1811-1886)
Il n’est pas très grand l’appartement que le cardinal Hoenlohe, protecteur des artistes et fervent admirateur de Franz Liszt a réservé au pianiste-compositeur, en cet été 1865, dans sa superbe demeure, à quelques galops de la ville éternelle – LaVilla d’Este – où il l’invite pour la première fois.
C’est un « colombier » sous les toits de ce majestueux édifice du XVème siècle, depuis lequel le regard survole la vaste plaine pour aller caresser les frontons des palais romains. Un « colombier » niché au-dessus de jardins parsemés d’une myriade de fontaines aux mille jets bavards.
Villa d’Este – Tivoli – Roma
Parmi les trois pièces modestes, mais luxueusement meublées, qui le composent – l’une pour dormir, une autre pour les repas, et une toute petite pour y faire de la musique –, Franz a jeté son dévolu sur ce simple salon qui héberge le piano, et sur les murs duquel s’est figée une douce farandole florale, qui explicite son surnom : « la chambre des roses ».
C’est là, inspiré par la paix ondoyante des lieux, en réponse à cette nature qui lui « parle », qu’il compose, au cours de ses nombreuses villégiatures estivales, quelques uns de ses plus précieux trésors musicaux comme « les variations sur un thème de Bach », les quatre « Méphisto valses », les deux « Légendes », entre autres, et, en 1877, le joyau souverain du cycle des « Années de pèlerinage », représentation sonore de la féérie liquide qui, chaque jour, égaye sa promenade : les « Jeux d’eau de la Villa d’Este » en Fa dièse majeur.
Un véritable poème symphonique pianistique comme Richard Strauss, des années plus tard, en composera pour l’orchestre, avec le bonheur que l’on sait. Ici, la virtuosité du pianiste, si elle est exigée pour insuffler vie à ce tableau sonore, n’est jamais l’objet de l’écriture musicale, et doit simplement ne demeurer qu’un moyen au service de la représentation picturale. « Le modèle de l’eau, ainsi que l’affirme le philosophe Michaël Lévinas, n’est-il pas déjà en soi une écriture de la virtuosité » ?
Légers comme les gouttes cristallines qui tantôt bondissent et clapotent, tantôt glissent et ruissellent, prestes jacasseuses en rangs serrés sur le reflet paresseux d’un bassin où se mire un soleil, les doigts coulent sur les aigus du clavier à la poursuite des perles d’eau frémissante. Ils nous plongent dans le chœur vibrant de ces polyphonies « éthérées » retranscrites par celui qui aura « entendu et contemplé la transparence de l’eau, ses bruissements troubles, multiples, modulés par les espaces acoustiques réverbérés par les loggias et les vasques ».
Comme pour nous asperger l’âme des embruns mystiques d’un printemps gonflé d’espérances, flânons ensemble sous ce soleil romain qui déjà, jadis, réchauffait les marbres d’Hadrien. Là, sous les verts treillis que les cyprès protègent, dans les jardins de Tivoli, recueillons-nous un instant sur le rebord d’un bassin. Après que les cascades tumultueuses auront éclaboussé de lumière nos prunelles ébahies, nous immergerons une fois encore nos regards dans l’ombre reposante de l’onde un temps calmée au pied d’un dieu de pierre. Puis nous lèverons les yeux vers un vieux « colombier » d’où s’écouleront vers nous, arpèges irisés et tierces jaillissantes, les harmonies subtiles d’un vieux piano.
De la « chambre des roses » descendue, nous entendrons la transparence.
Nous, nous avons nos matins blêmes Et l’âme grise de Verlaine Eux c’est la mélancolie même À Göttingen, à Göttingen
Barbara
Et au printemps de cette année, Göttingen avait une bonne raison – elle n’était pas la seule – de se perdre en mélancolie : d’un malheureux coup de queue un lointain pangolin faisait tomber à l’eau son 100ème Festival Haendel (Internationalen Händel-Festspiele Göttingen)
A l’eau ! Qu’à cela ne tienne ! Laurence Cummings et l’Orchestre du Festival, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, en profiteraient pour agrémenter à leur manière, circonstance aquatique et situation sanitaire obligent, l’Air de la première suite Water Music de Haendel…
C’est beau, c’est surprenant, un peu potache…
… et ça mouille, évidemment !
Bonnes vacances à tous !
Pendant l’été les braises resteront ardentes et l’ombre n’en sera que plus douce…
Whistler – Variations en violet et vert (Musée d’Orsay)
On cogne près de l’âtre, avec un tisonnier, on viole dans la nuit étoilée, on assassine les soirs de pleine lune, et l’aube complice éclaire la fuite du coupable de la nuit… Et pourtant !…
Au coin du feu, sous les étoiles, au clair de lune, dès potron-minet … Il y a des expressions circonstancielles, comme celles-ci, qui, me semble-t-il, se refusent à introduire toute évocation violente ou dramatique ; et qui, a contrario, appellent spontanément à leur suite les images douces et paisibles des bonheurs simples.
Ainsi, qui, après au bord de l’eau, attend-il l’image de ce poisson mort rejeté par les flots ? la plainte désespérée du pêcheur devant son lac devenu infécond ? ou le rappel de la terrible noyade de cette innocente enfant ?
Au bord de l’eau demande au temps une courte pause, un instant de paix loin des tracas du monde, pour, comme dit le poète, « sentir l’amour, devant tout ce qui passe, ne point passer ».
Au bord de l’eau
S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser ;
À l’horizon, s’il fume un toit de chaume,
Le voir fumer ;
Aux alentours si quelque fleur embaume,
S’en embaumer ;
[…]
Entendre au pied du saule où l’eau murmure
L’eau murmurer ;
Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,
Le temps durer ;
Mais n’apportant de passion profonde
Qu’à s’adorer,
Sans nul souci des querelles du monde,
Les ignorer ;
Et seuls, tous deux devant tout ce qui lasse,
Sans se lasser,
Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,
Ne point passer !
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Sully Prudhomme
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Au bord de l’eau !Cette expression, pour ma part, ne peut pas ne pas évoquer, tel un réflexe pavlovien, le souvenir heureux de cette chanson heureuse que chante Jean Gabin dans le célèbre film de Julien Duvivier, « La belle équipe » (1936).
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Une bande de copains au chômage gagne à la loterie nationale et décide d’ouvrir une guinguette en banlieue parisienne, à Nogent, au bord de l’eau. L’équilibre de leur amitié ne résistera pas aux coups du destin et la rivalité amoureuse qui oppose les deux derniers compagnons de l’équipe donnera le coup de grâce à la joyeuse aventure.
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Mais, seuls les bons souvenirs résistent à l’usure du temps. Et mon plaisir est toujours à son comble chaque fois que le hasard m’invite à l’inauguration de cette guinguette populaire pour partager la franche joie collective qui irradie ce beau dimanche ensoleillé… au bord de l’eau.
Dans l’une de ses conférences qu’il avait intitulée « Water Musics :Musiques sur l’eau, Musiques de l’eau », l’éminent professeur Pierre Brunel tenait avec juste raison à marquer d’emblée la différence entre ces deux qualifications. Les musiques jouées sur l’eau n’ont pas nécessairement de rapport intime avec l’élément liquide — Water Music de Haendel par exemple —, alors que les musiques de l’eau — ainsi Jeux d’eau de Ravel — imprègnent le ou les instrument(s) d’une totale empathie avec l’élément liquide au point que le rendu mimétique du chant de l’onde dans ses rythmes et ses sonorités en vienne à impressionner parfois l’auditeur.
La musique de l’eau, est captée à la source même, si je puis dire au plus eau de l’eau, assurant le passage de l’onde liquide à l’onde sonore. Dans le premier cas, le temps d’un concert, d’une sérénade, on joue sur l’eau ; dans le second cas, se déroule le mouvement, qui pourrait être perpétuel, des jeux d’eau.
Xèmes Entretiens de La Garenne Lemot en 2006
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Ravel compose les Jeux d’eau en 1901 et les dédie à son illustre professeur Gabriel Fauré.
Il annote jovialement sa partition de cette épigraphe empruntée à Henri de Régnier :
Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille.
Un programme !
Et, depuis les hauteurs du clavier, l’eau perle, glisse, dégouline. Elle ruisselle au rythme facétieux de ses humeurs, s’amusant de sa propre fantaisie, simulant parfois gravité ou profondeur pour encore mieux surprendre. Heureux Dieu du fleuve…!
Une version d’anthologie par Martha Argerich en 1977.
Claude Monet – Le bateau atelier – 1876
Dans la tranquillité du soir, asservie aux extravagantes caresses des risées, la voici qui clapote et se trémousse dans les reflets polychromes de la moire dont Debussy la vêt. Les cieux frissonnent dans les scintillations d’un capricieux miroir.
Reflets dans l’eau – Claude Debussy par Marc-André Hamelin
Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine…
Saint-Exupéry – « Le Petit Prince » XXIII
Fontaine ovale – Villa d’Este
Toujours suivre un bon conseil ! C’est donc au bord d’une fontaine que commence ce voyage sensuel dans les eaux des artistes. Les fontaines après tout sont aussi musiciennes !
Quel plus judicieux instrument que la harpe pour traduire la fluidité mélodique de l’eau qui boucle inlassablement son tourbillon extatique sur elle-même, jusqu’à l’hypnose ?
Imaginerait-on plus providentielle ambassadrice de la pureté que cette fraîche et fière dompteuse de gouttes, ravissante virtuose aux boucles blondes, dans sa robe d’ange ?
La belle enfant s’appelle Alisa Sadikova…
… Et il faut bien moins de cinquante-trois minutes pour que son bonheur nous éclabousse sur la margelle de sa fontaine !
* * *
Dans la cour le jet d’eau qui jase,
Et ne se tait ni nuit ni jour,
Entretient doucement l’extase
Où ce soir m’a plongé l’amour.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy