Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Un livre, qu’on le lise ou qu’on l’écrive, doit être soluble dans la vie. On doit pouvoir à chaque page lever les yeux sur le monde ou se pencher sur un souvenir pour vérifier le texte.
Jean Grosjean 1912-2006
(cité par Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 13/04/2006, à l’occasion de la mort du poète.)
La Liseuse, Charles von Steuben – Musée des Beaux Arts, Nantes
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Hier
Assis sur mes talons entre les murs je suis livré à la nuit anonyme et je me tais, mais je l’entends m’entendre. Il faut, dis-tu, marcher d’un mur à l’autre.
Rien, des essors d’oiseaux, l’herbe au soleil, l’odeur du sol, l’azur dans l’abreuvoir et l’envol des instants. Hier n’est plus, ne te retourne pas sur un abîme.
[…] Ne joue pas avec l’eau, ne l’enferme pas, ne la freine pas, c’est elle qui joue dans les gouttières, turbines, ponts, rizières, moulins et bassins de salines. C’est l’alliée du ciel et du sous-sol, elle a des catapultes, des machines d’assaut, elle a la patience et le temps : tu passeras toi aussi, espèce de vice-roi du monde, bipède sans ailes, épouvanté à mort par la mort jusqu’à la hâter.
Erri De Luca « Digue » in « Œuvre sur l’eau » (traduction Danièle Valin)
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Et nous avons fait de l’eau toute chose vivante.
Coran (21-30)
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Ah ! L’inégalable délice d’un verre d’eau fraîche quand l’herbe cuit sous le puissant soleil d’été ! L’exquise caresse d’une vague venue du bout de l’océan offrir à nos chevilles sa dernière seconde d’écume. La vivifiante grâce pour nos pommettes saumonées d’un nuage d’embruns né, dans le lit défait d’un torrent, des tumultes de l’impossible amour de l’onde et du rocher.
Ah l’incommensurable bonheur de l’eau !…
Peder Severin Krøyer – 1899 – « Soir d’été sur la plage de Skagen » (le peintre et son épouse)
Pour ma part, cet été, calfeutré derrière mes persiennes closes, ces douces sensations je les aurais ressenties au travers d’un incessant voyage entre le goulot d’une bouteille d’eau minérale et le pommeau de ma douche bienfaisante. Mais pas que…
Loin — autant que Gaston Bachelard me le permit — de la méditation philosophique sur la force et les formes du symbole, loin des considérations interminables sur le génie et le pouvoir de l’élément, loin des réflexions écologiques modernes sur les problématiques de la raréfaction programmée d’un aussi fondamental constituant de la vie, j’ai choisi, pendant la canicule, de faire le voyage sensuel de l’eau avec les rêveurs, les contemplatifs, j’ai nommé — la précision est-elle nécessaire ? — les artistes : peintres, musiciens, cinéastes, danseurs et autres poètes, si nombreux à avoir trempé leur sensibilité dans l’onde inspirante… Sans eux, mon âme, cet été, aurait vraiment souffert de sécheresse.
C’est le plaisir des moments d’intense et fraîche rêverie qu’ils m’ont offerts que j’ai souhaité ici partager, fidèle, comme toujours, à l’esprit de cet espace, recueil intime de mes émotions esthétiques.
Viendrez-vous vous baigner dans les eaux de mon été ?
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Une flaque contient un univers.
Un instant de rêve contient une âme entière.
Gaston Bachelard
« L’eau et les rêves – Essai sur l’imagination de la matière » (1942) – Partie 3 – Chap. 2
Image extraite du film « Le cercle des poètes disparus »
J’estime de l’essence de la Poésie qu’elle soit, selon les diverses natures des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie : ce qui l’assimile à Dieu même.
Paul Valéry
(« Questions de poésie » 1935 – Gallimard – 1975 – « Œuvres » tome I)
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δ
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Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes.
Pierre Reverdy
(« Le livre de mon bord » – 1948)
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Douce poésie ! Le plus beau des arts ! Toi qui, suscitant en nous le pouvoir créateur, nous met tout proches de la divinité.
La biographie d’un auteur cache plus son texte qu’elle ne l’éclaire. La clé de l’œuvre est dans l’œuvre. Chaque texte dit ce qu’il veut dire (tout et rien que) à condition, bien sûr, de ne pas réduire ce texte à la somme de ses analyses, celles-ci ne valent pas plus que les références ou les confidences. Qui connaît le moins mal un homme ? son médecin, son commissaire de police, son confesseur, ou bien son ami et sans doute son ennemi ? L’âme d’un livre (sans qui le livre n’est rien) ne se trouve ni en son corps ni hors de son corps. Elle est un particulier mouvement qui fait que ce corps ne se défait pas.
Jean Grosjean (1912-2006)
La Nouvelle Revue Française N° 90, juin 1960 (Texte reproduit in « Une voix, un regard – Textes retrouvés 1947-2004 » – « Promenade stylistique » NRF Gallimard page 259
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Rien ne fait moins de bruit que les livres subtils, savoureux et profonds de Jean Grosjean et rien ne nous emmène plus loin dans notre vie de lecteur. (Christian Bobin)
Ma mère, vous vous penchiez sur nous, sur ce départ d’anges et pour que le voyage soit paisible, pour que rien n’agitât nos rêves, vous effaciez du drap ce pli, cette ombre, cette houle…
Antoine de Saint-Exupéry – « Lettres à sa mère » – Éditions Gallimard
Amour de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s’agissait de son fils. Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l’aimé, le pauvre aimé si peu divin.
Albert Cohen – « Le livre de ma mère » – Éditions Gallimard
Aucun être au monde, exceptée celle qui des fils de sa chair a tissé notre chair, ne pourrait abriter en son sein telle incommensurable et imprescriptible vocation à nous aimer. Alors, qui, lorsque sur nous s’abat l’ombre de l’infortune ou le glaive du malheur, serait davantage que notre mère elle-même submergé par cette indomptable montée des larmes ?
Fallait-il que Maître Haendel, composant, en ces jours de 1723, son « Giulio Cesare in Egitto », eût été particulièrement inspiré par cette intemporelle image de l’amour maternel pour que naquît de sa plume sensible un aussi magnifique et poignant duettino pour contralto et soprano, « Son nata a lagrimar » (Je suis née pour pleurer).
Dialogue lyrique entre une mère et son fils accablés par un injuste sort et réunis pour un ultime instant d’affection partagée ; pathétique duo d’amour, véritable chant de séparation où se mêlent avec pudeur et dignité, à travers les subtiles palpitations des cordes psalmodiant un plaintif continuo en mi mineur, les lamentations désespérées d’une mère éplorée et l’infinie tendresse de son enfant.
Un des plus beaux duos qui se puissent entendre sur une scène d’opéra.
— Le superlatif n’est pas usurpé…
… l’hommage à toutes nos mères n’en sera que plus grand !
Ω
Sextus, fils de Cornélie, a défié le roi d’Égypte, Ptolémée, qui, croyant ainsi plaire à César, vient d’assassiner Pompée, leur père et époux. Le jeune homme est sur le point d’être emmené par la garde royale qui l’a interpelé. Avant que ne tombe le rideau sur l’incarcération de son enfant et sur le premier acte, Cornélie est autorisée à retrouver une dernière fois ce fils infortuné.
Son nata/o a lagrimar/sospirar,
e il dolce mio conforto,
ah, sempre piangerò.
Se il fato ci tradì,
sereno e lieto dì
mai più sperar potrò.
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Je suis né/e pour pleurer/soupirer,
et toujours je regretterai
mon doux réconfort.
Si le destin nous a trahis,
plus jamais je ne pourrai espérer
un jour serein ou gai.
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Ω
Cornélie : Randi Stene (contralto)
Sextus : Tuva Semmingsen (soprano)
Royal Danish Opera – 2005
Ω
Mais, quel que soit le sort qui t’attend dans la lutte,
La palme ou le cyprès, le triomphe ou la chute,
Souviens-toi qu’en ce monde il est du moins un cœur
Qui t’aimera vaincu tout autant que vainqueur,
Et, contre tous les coups d’une fortune amère,
Que toujours, mon enfant, il te reste ta mère !
Auguste Lacaussade – « Vocation » in « Poèmes et paysages » (1897)
Cette femme majestueuse et tranquille, dès que plus personne ne la tenait dans les bras, se sentait oppressée par le mépris de soi-même qu’engendraient les mensonges et les dégradations auxquels elle s’exposait pour être tenue dans des bras.
Robert Musil – « L’homme sans qualités » Tome 1
Que celui qui ne lui a jamais ouvert grand ses bras me jette la première pierre !
… Mais avant de la lancer, qu’il s’assure que ce n’est pas celle sur laquelle il a gravé, l’œil humide, ce cœur transpercé par une flèche…
Ferdinand Hodler (1853-1918) – Genève – Regard dans-l’infini III – 1903-1906
« Les mots, les vers, si libres ou tendus qu’ils soient, si héroïques qu’ils paraissent, ne font que reproduire, en poésie, l’inépuisable vocation de l’homme à outrepasser vainement ses propres limites, à se brûler les ailes en s’élançant vers l’absolu pour retomber toujours. Mais ce qui fait le prix d’une telle impatience est justement la répétition de son envolée, son absence de résignation, cette façon qu’a l’homme de se sentir exister plus vivement dans la déchirure, et de regarder la vie avec un regard infini faute de considérer l’infini avec le regard même de la vie »…
Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger.
Cioran (Ébauches de vertige)
Cyril De la Patellière (Né en 1950) – La liseuse – Gap – place Alsace-Lorraine
Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.
Franz Kafka – Extrait d’une lettre à Oskar Pollak(Janvier 1904)
Le grand malheur de cette société moderne, sa malédiction, c’est qu’elle s’organise visiblement pour se passer d’espérance comme d’amour ; elle s’imagine y suppléer par la technique, elle attend que ses économistes et ses législateurs lui apportent la double formule d’une justice sans amour et d’une sécurité sans espérance.
Georges Bernanos (1888-1948)
Conférence aux étudiants brésiliens – Rio – 1944 (in « Essais et écrits de combats » – La Pléiade)
L’actualité cinglante d’une pareille sentence, 70 ans après les déflagrations qui l’ont sans doute, pour partie, sinon inspirée, du moins renforcée, est plus accablante encore qu’il n’y paraît, car, outre le redoutable rappel de nos vices et de nos carences, elle constitue un terrible témoignage de notre tragique incapacité à apprendre de nos désespoirs vaincus, à grimper, pour grandir, sur les ruines de nos bassesses passées, à libérer du tréfonds de nos cœurs la part, aussi infime soit-elle, de l’enfant que pourtant nous ne pouvons cesser d’être.
Qu’est-ce qui m’intéresse ?
Ce qui provoque mon accroissement
Ce qui me renouvelle et m’augmente.
Paul Valéry (Cahiers)
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Ces photos – ainsi que d’autres de même qualité – circulent depuis un bon moment comme étant d’un certain Patrick Notley, mystérieux photographe allemand, autiste. Les spécialistes considèrent qu’il s’agirait plus vraisemblablement d’un attentionné collectionneur et diffuseur d’images prises par d’autres photographes très talentueux.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard