Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.
En vain, en vain je lutte pour m’emparer des jours qui bruyamment m’emportent.
Vincenzo Cardarelli : ‘A la dérive’
A la dérive
.
La vie, je l’ai châtiée en la vivant. Au plus loin où mon cœur m’a conduit, hardiment je suis allé. Maintenant ma journée n’est plus qu’une alternance stérile de désastreuses habitudes et je voudrais sortir du cercle noir. Quand je me retrouve à l’aube, un caprice me prend, un désir de ne pas dormir. Et je rêve de départs absurdes, d’impossibles délivrances. Hélas, tous mes remords enfouis et cuisants n’ont pas d’autre exutoire que le sommeil, s’il vient. En vain, en vain je lutte pour m’emparer des jours qui bruyamment m’emportent. Je me noie dans le temps.
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Version originale dite par Vittorio Gassman
et illustrée par des peintures de Edvard Munch
Alla deriva
La vita io l’ho castigata vivendola. Fin dove il cuore mi resse arditamente mi spinsi. Ora la mia giornata non è più che uno sterile avvicendarsi di rovinose abitudini e vorrei evadere dal nero cerchio. Quando all’alba mi riduco, un estro mi piglia, una smania di non dormire. E sogno partenze assurde, liberazioni impossibili. Oimè. Tutto il mio chiuso e cocente rimorso altro sfogo non ha fuor che il sonno, se viene. Invano, invano lotto per possedere i giorni che mi travolgono rumorosi. Io annego nel tempo.
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.
Pierre de Ronsard – Sonnets pour Hélène – 1578
§
William Butler Yeats (1865-1939)
When you are old
When you are old and grey and full of sleep,
And nodding by the fire, take down this book,
And slowly read, and dream of the soft look
Your eyes had once, and of their shadows deep;
.
How many loved your moments of glad grace,
And loved your beauty with love false or true,
But one man loved the pilgrim soul in you,
And loved the sorrows of your changing face;
.
And bending down beside the glowing bars,
Murmur, a little sadly, how Love fled
And paced upon the mountains overhead
And hid his face amid a crowd of stars
.
Quand vous serez vieille et grise et pleine de sommeil, Et dodelinerez près du feu, prenez ce livre, Et lisez lentement, et rêvez au regard doux Qu’avaient jadis vos yeux, et à leur ombre profonde ;
Combien ont aimé vos moments de grâce bienheureuse, Et aimèrent votre beauté, d’un amour vrai ou feint, Mais un seul homme a aimé en vous l’âme voyageuse, Et aimé la tristesse sur votre visage changeant ;
Et inclinée vers la grille rougeoyante, Murmurez, un peu triste, comment l’amour a fui Et a enjambé les montagnes au-dessus de nos têtes Et caché son visage parmi une multitude d’étoiles.
Traduction Pierre Mahé
§
Gretchen Peters, auteure et compositrice américaine de musique « country » et « folk« , est reconnue aux États-Unis comme une référence dans ce style de musique. Les récompenses et les nominations pleuvent depuis son premier album en 1996. Ce n’est évidemment pas sans raison qu’elle a écrit pour Ann Murray, Etta James ou Neil Diamond, entre autres.
C’est justement à l’occasion de son premier disque qu’elle compose et chante une superbe mélodie très inspirée du célèbre poème de Yeats.
En hommage au grand poète irlandais, elle en conserve le titre :
Je suis né un 23 août historique. J’ai désormais le recul suffisant pour affirmer que ma naissance n’aura pas eu plus d’influence sur l’Histoire tout court que sur l‘histoire du jour.
Philippe Geluck
Avez-vous remarqué que ce n’est qu’à partir d’un certain âge – un âge certain, qu’il appartient à chacun de définir ou de ressentir – que l’on ose employer le verbe « vieillir » pour évoquer à son propre égard les effets du temps qui passe ?
Les plus jeunes générations, avec cynisme et parfois compassion, mais non toutefois sans une certaine pudeur, semblent choisir, pour évoquer les atteintes des années, un tout autre vocabulaire, puisé au rayon des synonymes. Comme si dans leurs bouches « vieux », à l’instar de quelques infamies qui se font trop souvent entendre, devait prendre la forme d’une insolence, d’une insulte, d’une offense. Comme si, peut-être, le mot faisait résonner dans leur inconscient l’alerte d’un inquiétant futur.
James Bond lui-même… Sean Connery 1930-2020
Les « anciens », pour leur part, n’ont généralement ni scrupules ni tabous à conjuguer en toutes occasions le verbe « vieillir ». Le plus souvent au présent, ou mieux, au passé composé, et pour cause… Témoignage, en tout cas pour la plupart d’entre eux, de leur degré de lucidité, et pour certains autres, bienheureux – Alléluia ! –, de leur esprit et de leur humour. – Comment vieillir longtemps privé de ces vitamines essentielles ?
Jane Fonda
C’est donc muni de mon « passe-vieux », et partant, sans tabous et sans scrupules, que j’ai choisi d’ouvrir, aujourd’hui précisément, cette série de billets sur la « vieillesse », en demandant, selon mon habitude, au talent des artistes que j’aime et qui m’émeuvent, jeunes ou moins jeunes, vivants ou disparus, de traduire, en musique, en poésie, en chanson, en images ou, tout simplement, en mots bien sentis, mon regard sur cette envahissante compagne qui, depuis son entrée dans ma vie, il y a un certain temps déjà, a décidé de ne plus me quitter. Il en fallait bien une…!
Puissent mes choix faire honneur à ceux-là de mes congénères dont je vantais plus haut l’humour et l’esprit !
Merci à tous mes généreux prêteurs de leur contribution (dont le plus souvent ils ne savent rien) ! J’exhorte ma mémoire à ne pas m’abandonner trop vite, je voudrais tant préserver la fidélité que je leur voue.
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Mourir, cela n’est rien ; Mourir, la belle affaire. Mais vieillir… O vieillir !
Mourir en rougissant Suivant la guerre qu’il fait, Du fait des Allemands A cause des Anglais.
Mourir baiseur intègre Entre les seins d’une grosse, Contre les os d’une maigre, Dans un cul-de-basse-fosse.
Mourir de frissonner, Mourir de se dissoudre, De se racrapoter, Mourir de se découdre,
Ou terminer sa course La nuit de ses cent ans, Vieillard tonitruant Soulevé par quelques femmes, Cloué à la Grande Ourse, Cracher sa dernière dent En chantant « Amsterdam ».
Mourir cela n’est rien ; Mourir la belle affaire. Mais vieillir… ô vieillir !
Mourir, mourir de rire C’est possiblement vrai, D’ailleurs la preuve en est Qu’ils n’osent plus trop rire.
Mourir de faire le pitre Pour dérider l’ désert, Mourir face au cancer Par arrêt de l’arbitre.
Mourir sous le manteau, Tellement anonyme, Tellement incognito, Que meurt un synonyme.
Ou terminer sa course La nuit de ses cent ans, Vieillard tonitruant Soulevé par quelques femmes, Cloué à la Grande Ourse, Cracher sa dernière dent En chantant « Amsterdam ».
Mourir cela n’est rien ; Mourir la belle affaire. Mais vieillir… ô vieillir !
Mourir couvert d’honneur Et ruisselant d’argent, Asphyxié sous les fleurs Mourir en monument.
Mourir au bout d’une blonde, Là où rien ne se passe, Où le temps nous dépasse, Où le lit tombe en tombe.
Mourir insignifiant Au fond d’une tisane Entre un médicament Et un fruit qui se fane.
Ou terminer sa course La nuit de ses mille ans Vieillard tonitruant Soulevé par quelques femmes Cloué à la Grande Ourse, Cracher sa dernière dent En chantant « Amsterdam ».
Mourir cela n’est rien ; Mourir la belle affaire. Mais vieillir… ô vieillir !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy