Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus.
Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant.
Emil Cioran Le livre des leurres – 1936 / Extase musicale – Gallimard – Quarto P.115)
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« Ruhe sanft, mein holdes Leben »
Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I
Soprano : Mojca Erdmann
Repose calmement, mon tendre amour, dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille. Tiens, je te donne mon portrait. Vois comme il te sourit avec bienveillance !
Doux rêves, bercez son sommeil et que ce qu’il imagine dans ses rêves d’amour devienne enfin réalité.
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Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons…
Emil Cioran Le livre des leurres / Mozart ou la mélancolie des anges – Gallimard – Quarto P.177
La paix est un chant, la guerre est un long hurlement parmi des cris.
Robert Sabatier – Le livre de la déraison souriante (1991)
… Au milieu desquels, s’élevant des ruines encore fumantes, entre corps déchirés et âmes dévastées, la triste prière – qui se rêverait hymne – d’une humanité cherchant désespérément le chemin du ciel.
Léa Grundig – « Mères, la guerre est imminente ! » 1936
Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l’homme triste n’a jamais la force de monter jusqu’à Dieu »… Comme on ne prie que dans l’abattement, on en déduira qu’aucune prière jamais n’est parvenue à destination.
Cioran – De l’inconvénient d’être né (Gallimard)
Mais, aussi vaine soit-elle, quand la prière est portée par l’ineffable beauté de la musique, on pourrait bien se surprendre à croire…
Claude Vignon – Les larmes de Saint-Pierre
L’univers sonore : onomatopée de l’indicible, énigme déployée, infini perçu, et insaisissable… Lorsqu’on vient d’en éprouver la séduction, on ne forme plus que le projet de se faire embaumer dans un soupir.
Cioran – Syllogismes de l’amertume (Gallimard)
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Johannes Kammler (baryton) sur la scène du Dutch National Opera & Ballet
« Qui tollis peccata mundi » « Missa in tempore belli » en Ut majeur de Joseph Haydn
Qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Qui tollis peccata mundi, suscipe deprecationem nostram. Qui sedes ad dexteram Patris, miserere nobis. Quoniam tu solus sanctus, tu solus Dominus, Tu solus Altissimus, Jesu Christe. Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei Patris,
Toi qui effaces les péchés du monde, aie pitié de nous. Toi qui effaces les péchés du monde, entends notre prière. Toi qui sièges à la droite du Père, aie pitié de nous. Car Toi seul es sacré, Toi seul es le Seigneur, Toi seul es le Très-Haut Jésus-Christ. Avec le Saint-Esprit, dans la gloire de Dieu le Père.
§
Joseph Haydn, en cette fin d'année 1796, voit approcher à la fois son soixante-cinquième anniversaire et une possible invasion de l'Autriche par les troupes d'un impétueux général français, un certain Bonaparte. Aussi, exerçant sa mission de Maître de Chapelle des Esterhazy, va-t-il multiplier ses efforts pour exprimer dans la messe annuelle qui lui est commandée les tensions dominantes du moment.
Dans cette messe "latine" qu'il nommera lui-même "Missa in tempore belli", il évoque tout autant le fracas des batailles - avec une puissance et une ardeur que seul Beethoven atteindra, vingt-cinq ans plus tard, dans sa "Missa solemnis" - , que la profondeur de sa foi chrétienne.
Et si les premiers mouvements de cette "Messe en temps de guerre" affichent sobrement le classicisme de l'époque dans le respect de la tradition de musique sacrée autrichienne, Haydn, en maître de la composition, façonne avec simplicité la matière sonore de chacun d'eux afin que solistes et chœur nous ouvrent les chemins de l'extase.
Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !
Cioran – Le livre des leurres (1936)
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127
Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim Zimmermann – Direction
Die Seele ruht in Jesu Haenden, Wenn Erde diesen Leib bedeckt. Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken, Ich, bin zum Sterben unerschrocken, Weil mich mein Jesus wieder weckt.
Mon âme repose dans les mains de Jésus, Bien que la terre recouvre ce corps. Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres, Je ne suis pas terrifié de mourir Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.
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Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.
George Steiner – « Langage et silence » – 1969
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127 Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)
Dieu serait-il autre chose que la tentative de combler mon infini besoin de Musique ?
Cioran – « Le crépuscule des pensées » VII
Quand vous écoutez Bach, vous voyez germer Dieu. Son œuvre est génératrice de divinité.
Après un oratorio, une cantate ou une « Passion », il faut qu’Il existe. Autrement toute l’œuvre du Cantor serait une illusion déchirante.
… Penser que tant de théologiens et de philosophes ont perdu des nuits et des jours à chercher des preuves de l’existence de Dieu, oubliant la seule…
Cioran – « Des larmes et des Saints »
Même si l’on sait pertinemment qu’il ne paiera pas sa dette, il est bon parfois de rappeler à celui qui doit tant, fût-il Dieu lui-même, de combien il est redevable… Peut-être alors…?
Amis croyants, parce que vous savez, chacun, que « tout chez [lui] commence par les entrailles et finit par la formule », vous me pardonnerez, j’en suis sûr, mon inaltérable proximité avec Cioran.
J’ai l’outrecuidance de ne pas croire que Dieu rembourse ses dettes. Mais, à supposer qu’il y soit soudain enclin, comment s’acquitterait-il de celle qui l’engage, depuis et pour longtemps, vis à vis de Jean-Sébastien Bach, tant elle est immense, à la hauteur de l’incommensurable pouvoir qu’il exerça sur cet humble et zélé serviteur ?
Dieu, si l’on rejoint, une fois encore, l’observation cynique du philosophe insomniaque et solitaire, ne doit-il pas au génie dévoué du lumineux musicien de l’avoir promu bien au-delà de l’indigne qualification de « type de troisième ordre » ?
Tenir chacun, jusqu’à la fin du temps, dans la sereine équanimité de la musique du Cantor, serait assurément, de sa part, manière de justice magnanime… et, pourquoi pas, preuve tangible d’existence ?
Quelle âme douterait-elle encore quand la fragile suspension d’un soupir prend valeur d’éternité ?
Cantate BWV 127 : « Herr Jesu Christ, wahr’ Mensch und Gott » (Seigneur Jésus-Christ, véritable homme et dieu) 3éme mouvement : Aria
Orchestra of the J. S. Bach Foundation Rudolf Lutz : directeur Andreas Helm : hautbois – Julia Doyle : soprano
Die Seele ruht in Jesu Händen,
Wenn Erde diesen Leib bedeckt.
Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken,
Ich bin zum Sterben unerschrocken,
Weil mich mein Jesus wieder weckt.
L’âme repose entre les mains de Jésus
Lorsque la terre recouvre ce corps.
O glas funèbre, ne tarde pas à sonner pour moi,
Impavide je ne crains pas de mourir
Puisque mon Jésus me réveillera.
« Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable »(Tchouang-Tseu). Maxime profonde autant qu’inopérante. L’apogée de l’indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité ?
Cioran – « La tentation d’exister »
Je ne peux pas plus me passer de la musique de Jean-Sébastien Bach que je ne peux cesser de fréquenter le théâtre de Shakespeare.
— Suis-je normal, Docteur ?
J’ai l’impression, en écrivant cela, que je recopie une phrase de Cioran – peut-être, d’ailleurs, m’est-elle dictée par le souvenir inconscient d’un de ses aphorismes qui sont depuis longtemps aussi indispensables à l’hygiène de mon esprit que le savon à celle de mon corps.
— Suis-je normal, Docteur ?
William Shakespeare (1564-1616)
Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Il n’empêche que là est ma vérité : le plus souvent, lorsque je reviens d’un numineux voyage dans la lumière céleste, à califourchon sur la trompette d’un ange, auquel m’a invité le Cantor, c’est un personnage de Shakespeare qui m’accueille, l’espace d’un instant, sur le quai du retour. Comme le traître Iago, l’intrigante Lady Macbeth ou Richard III parfois, la tunique couverte du sang de ses victimes, qui m’attendent au débarcadère pour me rappeler que les dieux bienfaisants ont fui la Terre depuis longtemps, si tant est qu’ils l’habitassent un jour.
— Suis-je normal, Docteur ?
Qui, mieux que Jean-Sébastien Bach, aurait-il aidé Dieu à remplir de braises ardentes le cœur des hommes ? Qui, autant que Shakespeare lui-même, aurait-il su déployer toute la pertinence et la perspicacité d’un observateur aguerri pour révéler avec si grande justesse, depuis l’ombre où elle se tapit, les arcanes de l’âme humaine ?
Et comme un écho personnel à ces certitudes j’ai choisi d’intituler ce journal intime ouvert à tout vent : « De Braises et d’Ombre ».
— Suis-je normal, Docteur ?Avant que vous ne prononciez votre diagnostic, très cher Docteur, et peut-être pour le peaufiner encore, prenez donc un billet pour l’éternité ! Le voyage est court… et sa pompe si joyeuse !
Cantate BWV 70 « Wachet ! Betet ! Betet ! Wachet ! » (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) – Mouvement 1 en Ut majeur (Chœur)
Veillez ! priez ! priez ! veillez ! Tenez-vous prêt À tout moment Jusqu’à ce que le souverain des souverains Mette une fin à ce monde !
Quand vous en reviendrez, pensez à entrouvrir la porte de ce vieux palais vénitien : Shylock, redoutable usurier pas très recommandable certes, répond au « Marchand de Venise », le Seigneur Antonio, qui, nonobstant le profond dédain qu’il porte à ce banquier parce qu’il est juif, vient de lui demander un nouveau prêt… Édifiant !
Shakespeare : Le Marchand de Venise – Acte I-Scène 3
SHYLOCK
Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m’avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances.
Je n’y ai jamais répondu qu’en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre peuple. Vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c’est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » Voilà ce que vous me dites, vous qui avez craché votre rhume sur ma barbe ; qui m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. C’est de l’argent que vous demandez ! Que devrais-je vous répondre ? Dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter beaucoup d’argent » ?
Enfin, cher Docteur, je dois à l’honnêteté de vous prévenir que même si vous me trouvez particulièrement dérangé, je ne suivrai aucune de vos prescriptions qui viseraient à me guérir.
Mais n’est-ce pas là une inutile précaution, car je gage que vous me déclarerez incurable ? Tant mieux !
— Je ne suis vraiment pas normal, Docteur !
Et, à s’en référer à Cioran lui-même, comment pourrait-on, à la fois, être normal et vivant ? (« La tentation d’exister »)
Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.
Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache.
« Dans le vrai rapport de la prière, ce n’est pas Dieu qui entend ce qu’on lui demande, mais celui qui prie, qui continue de prier jusqu’à être lui-même celui qui entend ce que Dieu veut. »
Émile Cioran (1911-1995)
« Il n’y a qu’un remède au désespoir : c’est la prière – la prière qui peut tout, qui peut même créer Dieu… »
in « Cahiers »
Albert-Marie Besnard* (1926-1978)
« Il y a des chants qui, lorsqu’ils se taisent, obligent à écouter un certain silence plus précieux qu’eux-mêmes. »
in « Propos intempestifs sur la prière »
*Directeur des Cahiers Saint-Dominique, prieur du couvent Saint-Dominique à Paris (1973)
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[Le tableau —« L’Occhio Occidentale » — illustrant la vidéo est du peintre italien né en 1977 – Nicola Samori]
Une goutte de musique pure est un point d’éternité.
Yves Nat (Pianiste – 1890-1956)
Emil Gilels joue le « Prélude en Si mineur » de Alexandre Siloti (arrangement du « Prélude en Mi mineur – BWV 855a » du « Clavier bien tempéré » de J.S. Bach)
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L’état musical associe dans l’individu l’égoïsme absolu à la plus haute générosité. On veut simplement être soi, non par orgueil mesquin, mais par volonté suprême d’unité, par un désir de rompre les barrières de l’individualité ; pour faire disparaître non l’individu, mais les conditions astreignantes imposées par l’existence de ce monde. […] Qui n’a pas eu la sensation d’absorber le monde dans ses élans musicaux, ses trépidations et ses vibrations, ne comprendra jamais cette expérience où tout se réduit à une universalité sonore, continue, ascensionnelle, tendant vers les hauteurs dans un agréable chaos. Et qu’est-ce que l’état musical sinon un doux chaos dont les vertiges sont des béatitudes et les ondulations des ravissements ?
Je veux vivre simplement pour ces instants, où je sens l’existence tout entière comme une mélodie, où toutes les plaies de mon être, tous mes saignements intérieurs, toutes mes larmes retenues… se sont rassemblés pour se fondre en une convergence de sons, en un élan mélodieux et une communion universelle, chaude et sonore.
[…] Je suis parvenu à une immatérialité douce et rythmée, où chercher le moi n’a aucun sens…
Cioran (Le livre des leurres / I – Extase musicale)
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Quelques mots sur le prélude de Bach arrangé par Siloti :
Alexandre Siloti – pianiste et compositeur russe (1863-1941)
Le goût prononcé d’Alexandre Siloti pour l’arrangement et la transcription – qu’il avait sans doute hérité de son maître Franz Liszt – l’a conduit à exercer abondamment ce talent particulier sur les œuvres des plus célèbres compositeurs tels que Vivaldi, Beethoven, Liszt lui-même, et Tchaïkovski. Mais son arrangement le plus connu, et pour cause, demeure celui qu’il a réalisé du prélude en Mi mineur – BWV 855 – du Livre I du « Clavier bien tempéré » de Jean-Sébastien Bach.
Cet arrangement consiste essentiellement en un changement de la tonalité (le Mi mineur de Bach devient Si mineur chez Siloti) d’une part, et d’autre part, en une inversion du rôle des mains, les seize notes de chaque mesure égrainées par la main gauche du Cantor étant désormais jouées par la main droite du transcripteur. Siloti ajoute également une reprise, que Bach n’avait pas envisagée, lui permettant par le jeu des accords de souligner la ligne mélodique.
Mais sachons cependant que dans sa superbe interprétation à Moscou en 1962, Emil Gilels a quelque peu aménagé de manière personnelle la partition de Siloti. Sans doute ce qui, combiné à l’incomparable talent du pianiste et à sa profonde sensibilité, confère à ce moment musical cette magie cosmique que la vidéo a heureusement conservée.
La version originale du Prélude en Mi mineur (et de la fugue associée) du « Clavier bien tempéré » de Jean-Sébastien Bach magnifiquement interprétée par Edna Stern :
Siloti, à l’évidence, ne partait pas de rien… N’est-ce pas ?
La clé de la musique de Bach : le désir d’évasion du temps. [….]
Les évolutions de sa musique donnent la sensation grandiose d’une ascension en spirale vers les cieux. Avec Bach, nous nous sentons aux portes du paradis ; jamais à l’intérieur. Le poids du temps et la souffrance de l’homme tombé dans le temps accroissent la nostalgie pour des mondes purs, mais ne suffisent pas à nous y transporter. Le regret du paradis est si essentiel à la musique de Bach qu’on se demande s’il y a eu d’autres souvenirs que paradisiaques. Un appel immense et irrésistible y résonne comme une prophétie ; et quel en est le sens sinon qu’il ne nous tirera pas de ce monde ? Avec Bach, nous montons douloureusement vers les hauteurs. Qui, en extase devant cette musique, n’a pas senti sa condition naturellement passagère ; qui n’a pas imaginé la succession des mondes possibles qui s’interposent entre nous et le paradis ne comprendra jamais pourquoi les sonorités de Bach sont autant de baisers séraphiques.
Emil Cioran (1911-1995)
(in « Le livre des leurres » – 1936)
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Toute prétention mise à part, évidemment, je dirais volontiers que fréquenter Cioran m’est une manière de dialogue avec moi-même au bout duquel le miroir finit toujours par l’emporter.
« Ruht wohl – Chœur final de la Passion selon Saint Jean ». Ainsi avais-je annoté, il y a bien longtemps, la marge de ce paragraphe du « Livre des leurres » d’où sont extraites les phrases citées en exergue de ce billet. Cette mention musicale pour illustrer ma découverte de ce texte, – je m’en souviens précisément – s’était spontanément imposée à la mine de mon crayon sans qu’à aucun instant, aucun autre des mille merveilleux « baisers séraphiques » que le Cantor de Leipzig aurait pu alors m’adresser ne tentât de contrarier mon commentaire pour moi-même.
Ni les années, ni les relectures et les écoutes ne m’ont convaincu de changer mon choix. Nulle part ailleurs dans l’œuvre de Bach, me semble-t il, on ne saurait percevoir avec autant d’intensité cette « construction en spirale qui indique par ce schéma même l’insatisfaction devant le monde et ce qu’il nous offre, ainsi qu’une soif de reconquérir une pureté perdue ». Et, partant, notre irrépressible désir d’Autre et d’Ailleurs. Ainsi, résigné à l’impermanence de notre condition, accédons-nous, à travers les accents sereins de ce chant, au chemin du Paradis dont Bach ne nous ouvre pas les portes. Car ce chœur, à l’instar de toute l’œuvre de Bach, est un chant du voyage.
Le plus beau peut-être, pour conduire notre évasion de ce monde et du temps, par le haut, en escaladant le Ciel – et quel que soit le commerce que l’on entretienne avec Dieu.
Se laisser aspirer par le souffle ascendant des anges !
Jean-Sébastien Bach
Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine / Passion selon Saint-Jean BWV 245 Netherlands Bach Society
Chœur
Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine, die ich nun weiter nicht beweine, ruht wohl, und bringt auch mich zur Ruh’.
Das Grab, so euch bestimmet ist, und ferner keine Not umschließt, macht mir den Himmel auf, und schließt die Hölle zu.
Ruht wohl…
Reposez en paix, saints ossements, que désormais je ne pleure plus ; reposez en paix, et emmenez-moi aussi vers le repos.
Le tombeau, tel qu’il vous est destiné,
et qui, de plus, ne recèle aucune détresse,
m’ouvre le ciel,
et ferme les enfers.
Reposez en paix…
Choral
Ach Herr, laß dein lieb’ Engelein Am letzten End’ die Seele mein Im Abrahams Schoß tragen ; Den Leib in sein’m Schlafkämmerlein Gar sanft, ohn’ ein’ge Qual und Pein, Ruhn bis am jüngsten Tage !
Alsdann vom Tod erwekke mich, Daß meine Augen sehen dich In aller Freud’, o Gottes Sohn, Mein Heiland und Genadenthron ! Herr Jesu Christ, erhöre mich, Ich will dich preisen ewiglich !
Ah, Seigneur, laisse tes chers angelots, à la dernière extrémité, mon âme porter (par eux) dans le sein d’Abraham ; mon corps, dans sa petite chambre de repos, bien doucement, sans aucun tourment ni peine, (laisse) reposer jusqu’au dernier jour !
Alors, de la mort éveille-moi, que mes yeux te voient en toute joie, ô fils de Dieu, mon Sauveur et Trône de grâce ! Seigneur Jésus Christ, exauce-moi ; je veux te louer éternellement !
Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger.
Cioran (Ébauches de vertige)
Cyril De la Patellière (Né en 1950) – La liseuse – Gap – place Alsace-Lorraine
Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.
Franz Kafka – Extrait d’une lettre à Oskar Pollak(Janvier 1904)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy