‘Cette lenteur…’

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Arthur Rimbaud – Le pont Mirabeau

C’est à pas lents et mesurés qu’il nous faut traverser les saisons de nos souvenirs pour ne surtout pas les déranger.
– Au rythme tendrement nostalgique du poème de Barbara Auzou :

Cette lenteur qu’on ne voit pas passer

parfois le souvenir s’étonne

d’avoir fait son temps

demain est arrivé avec cette lenteur

qu’on n’a pas vu passer

nous avons habité

cette géographie particulière

nous sentant blessés souvent en plein cœur

de ces envols dont nous n’étions pas

demeure dans la cour intérieure

la régulière scansion

de tout ce qui s’est blotti

demeure ce champ de luttes et de caresses

derrière les volets

le sel de la durée sur les pierres parentes

et l’amour n’était pas ce que nous en savions

vois comme il s’émerveille toujours

de la somme de nos résistances

vois comme il reste curieux de tous les voyages

épouse ensemble le vaste et le profond

l’artère qui remonte jusqu’à notre maison

laisse doucement se recomposer le rond

tremblant d’une totalité

s’y pose un jour un oiseau venu nous assurer

du parallèle de nos saisons

Barbara Auzou

 

 

 

Mais vieillir… ! – 20 – ‘Yesterday’

Oh, yesterday came suddenly

Oh, I believe in yesterday  

Paul McCartney

« Yesterday »

Madame Shirley Horn

Why he had to go I don’t know he wouldn’t say
I said something wrong, now I long for yesterday

Yesterday
All my troubles seemed so far away
Now it looks as though they’re here to stay
Oh, I believe in yesterday

Suddenly
I’m not half the girl I used to be
There’s a shadow hanging over me
Oh, yesterday came suddenly

Why he had to go I don’t know he wouldn’t say
I said something wrong, now I long for yesterday

Yesterday
Love was such an easy game to play
Now I need a place to hide away
Oh, I believe in yesterday

Why he had to go I don’t know he wouldn’t say
I said something wrong, now I long for yesterday

Yesterday
Love was such an easy game to play
Now I need a place to hide away
Oh, I believe in yesterday

Too many musicians rush through everything with too many notes. A ballad should be a ballad. It’s important to understand what the song is saying, and learn how to tell the story. It takes time. I can’t rush it. I really can’t rush it.

Shirley Horn

Trop de musiciens se précipitent à travers tout avec trop de notes. Une ballade doit être une ballade. Il est important de comprendre ce que dit la chanson et d'apprendre à raconter l'histoire. Ça prend du temps. Je ne peux pas me précipiter. Je ne peux vraiment pas me précipiter.

Mais vieillir… ! – 19 – ‘Un été 42’

Dieu, ton plaisir jaloux est de briser les cœurs !
Tu bats de tes autans le flot où tu te mires !
Oh ! pour faire, Seigneur, un seul de tes sourires,
Combien faut-il donc de nos pleurs ?

Stéphane Mallarmé – ‘Élégies‘ II-3

In everyone’s life there is a summer of ’42

Pour la musique de Michel Legrand

Pour le charme lumineux de Jennifer O’Neil

Pour le juste reflet de l’adolescent qu’incarne Gary Grimes

Pour le film de Robert Mulligan, « Summer of ’42 » (1971)

Pour sentir encore le parfum nostalgique du premier amour… et

Pour, une dernière fois, de ses larmes en goûter le sel

L’adolescence, comme le prétendait François Truffaut, ne laisse-t-elle un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire ?

‘Idylle pour Ida’

… Ida Presti, dont le legato sublime – jamais égalé – et le savoureux vibrato porté par un sens lyrique inné, pouvaient s’exprimer en toute plénitude.

Danielle Ribouillault
Musicologue, fondatrice et rédactrice en chef des ‘Cahiers de
la guitare‘ (2006)

§

— Oui, c’est ASTURIAS d’Isaac Albeniz, mille fois jouée par les plus grands guitaristes qui, mille fois, nous ont étourdis par leur talent, leur sonorité et leur virtuosité.

— Non, il n’existe pas d’interprétation enregistrée (malgré la piètre qualité technique de cet enregistrement-là) aussi pure, aussi virtuose et aussi belle – pardon Maître Segovia ! – que celle de la « Reine » Ida Presti.

§

Sensible, sensible, passionnée, d’un extrême sérieux, c’était un génie. Aucun guitariste de toute ma vie ne m’a jamais ému comme elle l’a fait. Elle était la musique in persona. Je crois qu’elle était le meilleur guitariste de notre siècle. Elle était quelque chose d’inexplicable.

Alexandre Lagoya (1929-1999)
Guitariste exceptionnel, son mari depuis1953

Pendant une courte période, nous avons eu un génie parmi nous et il est presque impossible d’en rencontrer un autre de ce genre au cours de notre vie.

John W. Duarte (1919-2004)
Guitariste, compositeur

§

Au décès soudain, en pleine fleur de l’âge, d’Ida Presti, en avril 1967, John Duarte, à travers sa tristesse, composa, en mémoire de son amie qu’il admirait tant, « Idylle pour Ida ».

C’est en reine, elle-même, de l’instrument que Berta Rojas donne à ce bel hommage musical en l’honneur de sa prodigieuse aînée, l’écho qu’il mérite.

Mais vieillir… ! – 17 – Ce soir, je bois

Cette nuit, je vais écrire mon livre.
Il est temps, depuis l’temps.
C’est mon roman, c’est mon histoire !
Il y a des choses qu’on n’écrit
Que lorsqu’il est très tard,
Que lorsqu’il fait bien nuit…

Serge Reggiani

‘La chanson de Paul’

Ce soir, je bois !
Tu peux toujours éteindre la lampe
Et ta main blanche glissant sur la rampe
Monter jusqu’à ta chambre
Pour y chercher ton sommeil noir…
Moi, je reste en bas ce soir
Et je bois !
Oui, j’ai promis !
Oui, mais je bois quand même !
Va, je t’aime.
Va dans ta nuit…

Je bois…
Aux femmes qui ne m’ont pas aimé
Aux enfants que je n’ai pas eus
Mais à toi qui m’a bien voulu…
Je bois…
A ces maisons que j’ai quittées
Aux amis qui m’ont fait tomber
Mais à toi qui m’as embrassé…
Mais à toi qui m’as embrassé…

Ce soir-là
On sortait d’un cinéma
Il faisait mauvais temps
Dans la rue Vivienne
J’étais très élégant
J’avais ma canadienne
Toi tu avais ton manteau rouge
Et je revois ta bouche
Comme un fruit sous la pluie…
Comme un fruit sous la pluie…

Ce soir, je bois !
Heureusement, je ne suis jamais ivre.
Dors… Cette nuit, je vais écrire mon livre.
Il est temps, depuis l’temps.
C’est mon roman, c’est mon histoire !
Il y a des choses qu’on n’écrit
Que lorsqu’il est très tard,
Que lorsqu’il fait bien nuit…
Dors, je t’aime.
Dors dans ma vie…

Je bois…
Aux lettres que je n’ai pas écrites,
A des salauds qui les méritent
Mais je n’sais plus où ils habitent…
Je bois…
A toutes les idées que j’ai eues.
Je bois aussi dès qu’ils m’ont eu
Mais à toi qui m’a défendu,
Mais à toi qui m’a défendu…

Ce jour-là,
Dans un café du quinzième,
Tu m’avais dit: «je t’aime»
Je n’écoutais pas.
Y avait toute une équipe.
On parlait politique.
Je m’suis battu avec un type
Et tu m’as emmené
Comme un enfant blessé,
Comme un enfant blessé…

Je bois…
Au combat que tu as mené
Pour m’emmener loin de la fête.
Ce soir, je bois à ta défaite.
Je bois…
Au temps passé à te maudire,
A te faire rire, à te chérir,
Au temps passé à te vieillir.
Je bois…
Aux femmes qui ne m’ont pas aimé,
Aux enfants que je n’ai pas eus
Mais à toi qui m’a bien voulu,
Mais à toi qui m’a bien voulu.

Producteur : Claude Dejacques
Compositeur : Alain Goraguer
Auteur : Jean-Loup Dabadie

Mais vieillir…! – 7 – ‘Yesterday when I was young’

There are so many songs in me that won’t be sung.

Willie Nelson (88 ans) chante « Yesterday when I was young »
– ‘Hier encore‘ – 
de Charles Aznavour

Yesterday when I was young
The taste of life was sweet as rain upon my tongue,
I teased at life as if it were a foolish game,
The way the evening breeze may tease a candle flame.

The thousand dreams I dreamed, the splendid things I planned,
I always built, alas, on weak and shifting sand.
I lived by night and shunned the naked light of day
And only now I see how the years ran away.

Yesterday when I was young
So many drinking songs were waiting to be sung,
So many wayward pleasures lay in store for me,
And so much pain my dazzled eyes refused to see.

I ran so fast that time and youth at last ran out,
I never stopped to think what life was all about,
And every conversation I can now recall
Concerned itself with me, and nothing else at all.

Yesterday the moon was blue
And every crazy day brought something new to do.
I used my magic age as if it were a wand
And never saw the waste and emptiness beyond.

The game of love I played with arrogance and pride
And every flame I lit too quickly, quickly died.
The friends I made all seemed somehow to drift away
And only I am left on stage to end the play.

There are so many songs in me that won’t be sung,
I feel the bitter taste of tears upon my tongue
The time has come for me to pay for yesterday when I was young.

Paroles de Charles Aznavour :

Hier encore, j’avais vingt ans, je caressais le temps
J’ai joué de la vie
Comme on joue de l’amour et je vivais la nuit
Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps.
.
J’ai fait tant de projets qui sont restés en l’air
J’ai fondé tant d’espoirs qui se sont envolés
Que je reste perdu, ne sachant où aller
Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre.
.
Hier encore, j’avais vingt ans, je gaspillais le temps
En croyant l’arrêter
Et pour le retenir, même le devancer
Je n’ai fait que courir et me suis essoufflé.
.
Ignorant le passé, conjuguant au futur
Je précédais de moi toute conversation
Et donnais mon avis que je voulais le bon
Pour critiquer le monde avec désinvolture.
.
Hier encore, j’avais vingt ans mais j’ai perdu mon temps
À faire des folies
Qui me laissent au fond rien de vraiment précis
Que quelques rides au front et la peur de l’ennui.
.
Car mes amours sont mortes avant que d’exister
Mes amis sont partis et ne reviendront pas
Par ma faute j’ai fait le vide autour de moi
Et j’ai gâché ma vie et mes jeunes années.
.
Du meilleur et du pire en jetant le meilleur
J’ai figé mes sourires et j’ai glacé mes pleurs
Où sont-ils à présent?
À présent, mes vingt ans ?
 
.

Mais vieillir…! – 6 – « Passé »

Quand on aime la vie, on aime le passé, parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine.

Marguerite Yourcenar – « Les yeux ouverts »

Un jour, sans prévenir, s’ébauchent au carrefour des souvenirs lointains quelques vers confidentiels d’un poète oublié…
Retrouvés entre les pages aujourd’hui fanées d’un carnet de notes où un trait d’instinct les avait jadis réservés, s’illuminant enfin du sens d’une réalité alors noyée dans un trop-plein de jeunesse et d’insouciance.

J’aime ces mots un jour rencontrés loin des graffitis émus ou révoltés de mes pupitres d’écoliers, et demeurés discrètement tapis dans l’ombre des années vives. Leur surgissement soudain me les impose, prêt à faire croire à ma naïveté prétentieuse qu’ils auraient pu un jour s’échapper de mon propre encrier dans un éclair poétique de lucidité prémonitoire.

Décidément, jusqu’au bout je continuerai d’être « poète par tous les vers que je n’ai jamais écrits »*. Comment mieux garantir pour soi-même le talent que l’on n’a pas eu ?

* Cioran

František Kupka (1871-1957) – Le temps qui passe – L’instant

 Passé

Les souvenirs, ces ombres trop longues
de notre corps limité,
ce sillage de mort
que nous laissons en vivant,
les lugubres et tenaces souvenirs,
les voici surgir, déjà :
mélancoliques et muets
fantômes qu’agite un vent funèbre.
Tu es venue vivre, désormais, dans ma mémoire.
Oui, c’est maintenant que je peux dire :
« tu m’appartiens. »
Et voici qu’entre nous est arrivé quelque chose
irrévocablement.
Tout s’est achevé si vite !
Hâtif et léger
Le temps nous a rejoints.
D’instants fugitifs il a tissé notre histoire
parfaitement close et triste.
Nous aurions dû le savoir : l’amour
brûle la vie et fait voler le temps.

Vincenzo Cardarelli (1887-1959)

Passato

I ricordi, queste ombre troppo lunghe
del nostro breve corpo,
questo strascico di morte
che noi lasciamo vivendo
i lugubri e durevoli ricordi,
eccoli già apparire:
melanconici e muti
fantasmi agitati da un vento funebre.
E tu non sei più che un ricordo.
Sei trapassata nella mia memoria.
Ora sì, posso dire che
che m’appartieni
e qualche cosa fra di noi è accaduto
irrevocabilmente.
Tutto finì, così rapido!
Precipitoso e lieve
il tempo ci raggiunse.
Di fuggevoli istanti ordì una storia
ben chiusa e triste.
Dovevamo saperlo che l’amore
brucia la vita e fa volare il tempo.

In « Poesie » – Mondadori 1942

Pas à pas

Manqua-t-elle jamais, jadis, de conclure chacune de nos longues conversations philosophiques par ce sourire amical et affectueux au travers duquel elle avait coutume de qualifier ma misanthropie de « pessimisme grincheux » ?
Je me demande encore aujourd’hui, bien humblement, si le ton qu’elle employait pour le dire ne contenait pas en filigrane la tentation d’un assentiment complice.

A la mémoire d’Éliane.

Pas à pas

Oui d’ici
…………..d’un seul pas
……………………………….nous rejoindrons tout

Le tout nous rejoindrons
…………..d’un seul pas
………………………………..ou de dix-mille

Pas à pas
……………par le plus bref trait
……………par le plus grand cercle
Nous rallierons tout

Depuis l’extrême lointain
…………….perçant le noir tourbillon
…………………………………..nous avait touchés jadis
La flamme

Nous n’aurons de cesse
…………….que nous n’ayons franchi la ténèbre
…………….nous n’aurons de fin
Que nous n’ayons gagné l’infini

Pas à pas
……………..par la voie obscure
……………..par la voie nocturne
Car c’est la nuit que circule incandescent
Le Souffle
Et que, par lui portés
Nous réveillerons
……………….toutes les âmes errantes
Voix de la mère appelant le fils perdu
Voix de l’amante appelant l’homme rompu
Filet de brume le long de blêmes ruelles
Filet de larmes le long des parois closes
Le crève-cœur d’une étoile filante
……………….crève l’enfance au rêve trop vaste
Le trompe-l’œil de la lampe éteinte
………………..trompe l’attente au regard trop tendre

Si jamais vers nous se tend une main
…………………serons-nous sauvés ?
Si jamais une paume s’ouvre à nous
…………………serons-nous réunis ?

Déjà les feuilles de sycomores ensanglantent la terre
Les sentiers aux gibiers se découvrent givre et cendre
Plus rien que plage noyée et marée montante
Plus rien sinon l’ici
…………………..sinon le rien d’ici

Quand les oies sauvages déchirent l’horizon
Soudain proche est l’éclair de l’abandon
Pour peu que nous lâchions prise
……………………l’extrême saison est à portée
Désormais à la racine  du Vide
Nous ne tenons plus
…………………….que par l’ardente houle
Chaque élan un éclatement
Chaque chute un retournement
Tournant et retournant
Le cercle se formera
……………………..au rythme de nos sangs
Un ultime bond
……………………..et nous serons au cœur
Où germe sera terme
……………………..et terme germe
En présence du Temps repris

Oui d’ici
……………………..d’un pas encore
…………………………………………nous rejoindrons tout

Au royaume de nul lieu
………………………la moindre lueur est diamant
D’un instant à l’autre
………………………nous sauverons alors
Ce qui est à sauver
Du Corps invisible
………………………rongé de peines
………………………rongé de joies
Nous sauverons l’insondable nostalgie
L’in-su
…………………………..l’in-vu
…………………………………………………………l’in-ouï

Chanson perpétuelle

La mélodie française va tout droit, sans convulsions et sans frénésie, au rare, à l’exquis, à l’inattendu.

Vladimir Jankélévitch

La mélodie française, sans doute la voie la plus suave et la plus raffinée pour accéder à la saveur des profondeurs de l’intime.
Voilà qui oblige l’interprète à posséder les talents du conteur, et son pianiste accompagnateur à se faire orchestre… à moins que le compositeur, dans son extrême élégance, n’ait déjà prévu d’y pourvoir.

Ernest Chausson 1855-1899

Ainsi en 1899, le grand mélodiste, Ernest Chausson, composant « La Chanson Perpétuelle » sur douze des seize tercets du poème « Nocturne » de son contemporain Charles Cros, choisit-il de faire accompagner par un piano et un quatuor à cordes les états d’âme d’une jeune femme abandonnée par son amant.

Au souvenir des brefs instants de bonheur, succèdent, dans une atmosphère où la douleur croît, l’attente, l’espoir, la mélancolie et, tel celui d’Ophélie, le désir de mort dans les eaux de « l’étang, parmi les fleurs sous le flot endormi ».

Connivence des mots et de la musique dans le désenchantement de l’heure crépusculaire où Éros rejoint Thanatos.

Le Quatuor Elmire, Sarah Ristorcelli (piano) et Victoire Bunel (mezzo-soprano)  interprètent Chanson perpétuelle op. 37

Bois frissonnants, ciel étoilé
Mon bien-aimé s’en est allé
Emportant mon cœur désolé.

Vents, que vos plaintives rumeurs,
Que vos chants, rossignols charmeurs,
Aillent lui dire que je meurs.

Le premier soir qu’il vint ici,
Mon âme fut à sa merci ;
De fierté je n’eus plus souci.

Mes regards étaient pleins d’aveux.
Il me prit dans ses bras nerveux
Et me baisa près des cheveux.

J’en eus un grand frémissement.
Et puis je ne sais plus comment
Il est devenu mon amant.

Je lui disais: « Tu m’aimeras
Aussi longtemps que tu pourras. »
Je ne dormais bien qu’en ses bras.

Mais lui, sentant son cœur éteint,
S’en est allé l’autre matin
Sans moi, dans un pays lointain.

Puisque je n’ai plus mon ami,
Je mourrai dans l’étang, parmi
Les fleurs sous le flot endormi.

Sur le bord arrivée, au vent
Je dirai son nom, en rêvant
Que là je l’attendis souvent.

Et comme en un linceul doré,
Dans mes cheveux défaits, au gré
Du vent je m’abandonnerai.

Les bonheurs passés verseront
Leur douce lueur sur mon front,
Et les joncs verts m’enlaceront.

Et mon sein croira, frémissant
Sous l’enlacement caressant,
Subir l’étreinte de l’absent.

Charles Cros (‘Nocturne‘)

Et, pour le plaisir de quelques amateurs inconditionnels, comme moi, de Dame Felicity Lott dans le répertoire français :

Here’s to life

I have learned that all you give is all you get
So give it all you’ve got

Shirley Horn (1934-2005) – Photo 1991

Pour la voix « pleine de force et de majesté » de Shirley Horn

Pour les paroles empreintes de sage nostalgie ébauchées par Artie Butler qui dit avoir composé cette ballade à travers le regard mélancolique d’un vieil homme penché sur son passé, et qui aurait conservé intact son optimisme envers le temps qui reste.

Pour l’arrangement musical de Johnny Mandel qui a sans doute réalisé là le dernier grand standard du jazz américain, et le titre signature de Shirley Horn dont l’interprétation profonde et suave représente un legs majeur à l’histoire du jazz vocal déjà si bien représenté par ailleurs.

Pour la qualité de l’enregistrement de 1992, avec orchestre, en studio.

POUR LE PLAISIR ! POUR LE PLAISIR ! POUR LE PLAISIR !

Aucune plainte et aucun regret
Je crois toujours à la poursuite des rêves et aux paris
Mais j’ai appris  que tout ce qu’on donne est tout ce qu’on obtient
Alors donne tout ce que tu as reçu

J’ai eu ma part, j’ai bu ma dose
Et même si je m’en satisfais
Je veux encore voir ce qu’il y a sur d’autres routes
Là-bas, au-delà de la colline
Et tout recommencer

Alors voilà, à la vie et à toutes les joies qu’elle procure
À la vie, pour les rêveurs et leurs rêves

C’est drôle comme le temps passe vite
Comment l’amour peut-il passer
De la chaleur de l’enfer à la tristesse des adieux
Et nous laisser avec nos souvenirs qu’on appelle
Pour réchauffer nos hivers

Car hier est passé et qui sait ce que demain apporte
Ou emporte
Tant que je suis encore dans le jeu je veux jouer
Pour rire, pour vivre, pour aimer

Alors à la vie et à toutes les joies qu’elle apporte
À la vie, aux rêveurs et à leurs rêves

Puisses-tu surmonter tes tempêtes
Et embellir tes bonheurs
À la vie, à l’amour, à toi (bis)

Traduction personnelle

La reconnaissance, pour Shirley Horn, a été tardive mais à la différence de bien des musiciens qui attendent longtemps que leur heure survienne, la raison de ce retard est liée dans son cas à des choix personnels. Aussi, son retour au devant de la scène à l’âge mûr a-t-il révélé au grand public une chanteuse d’une rare authenticité, chez qui l’émotion la plus pure se conjuguait à une musicalité sans pareille dont témoignait son aura auprès des musiciens. Comme les grandes chanteuses de jazz, Shirley Horn possédait non seulement un timbre de voix inimitable mais surtout un art d’interpréter les chansons avec un sens consommé de la mise en scène, chanteuse du clair-obscur et de la note feutrée.

Vincent Bessières - Directeur de la revue "Jazz & People"
(Introduction d'un portrait de Shirley Horn publié sur le site de la Philharmonie de Paris)

Un cœur en automne /5 : Back to Carrickfergus

Irlande du Nord

Allez ! Il fait froid en cette fin d’après-midi d’automne à Carrickfergus.
N’attendez pas que les vieilles pierres usées du château qu’érigea John de Courcy en 1177, après les invasions normandes, vous protègent encore des embruns fouettés par le vent d’automne.

Laissez à leur victoire sur les troupes d’Elizabeth Ière en 1597, les clans gaéliques qui animèrent avec toute leur fougue la Guerre de Neuf Ans.

Carrickfergus castle – photo by John Tinneny

Oubliez aussi le vain exploit, deux siècles plus tard, de ce capitaine de haut bord, François Thurot, corsaire au service de Louis XV, qui après s’être emparé du château et l’avoir pillé ne tarda pas à être rattrapé par la Royal Navy sous le feu de laquelle il tomba en 1760.

Rejoignez-moi plutôt dans les chaleurs fauves de ce pub irlandais, derrière le port, à quelques pas d’ici. Nous viderons quelques pintes de Guinness ou de Smithwick’s à la gloire de la mélancolie.

Émus, nous écouterons, flottant entre guitare, flûte et violon, cette ancienne et célèbre complainte irlandaise dans laquelle un vieux vagabond nostalgique rêve, avant de mourir, de retrouver sa jeunesse à… Carrickfergus.

—  Two more beers please ! We are so sad tonight.

Je voudrais être à Carrickfergus,
Seulement pour les nuits à Ballygrant.
Je nagerais à travers l’océan le plus profond,
Pour retrouver mon amour.
Mais la mer est immense et je ne peux la traverser ;
Et je n’ai pas non plus d’ailes pour voler.
J’aimerais rencontrer un gentil marin
Qui m’amènerait mourir aux pieds de mon amour.

De mon enfance reviennent de tristes souvenirs,
Et des moments heureux d’il y a si longtemps.
Tous mes amis de jeunesse et mes proches
Sont maintenant partis, fondus comme neige au soleil.
Alors je vais passer mes journées à errer sans fin.
L’herbe est douce, mon lit est vide.
Ah, revenir maintenant à Carrickfergus,
Sur cette longue route vers la mer.

On dit qu’à Kilkenny il est inscrit
Sur des pierres de marbre noires comme l’encre,
En lettres d’or et d’argent, que je l’ai défendue.
Désormais je ne chanterai plus jusqu’à ce qu’on me donne un verre.
Car je suis ivre aujourd’hui, mais je suis rarement sobre,
Un beau vagabond errant de ville en ville.
Ah, mais je suis malade maintenant, mes jours sont comptés,
Venez tous, jeunes gens, et allongez-moi.

Trois feuilles mortes… Immortelles !

Lieu commun, sans doute, mais qu’importe ! Au nom de quelle convention me priverais-je, chaque fois que les rousseurs d’octobre font craquer mes souvenirs sous le poids de mon pas, d’entendre cette chanson douce et mélancolique que mon père fredonnait sans cesse ? A croire qu’instillés par son chant dans mes biberons, couplets et refrain en ont irrémédiablement parfumé le lait.

automne

Ils sont innombrables ces artistes, chanteurs lyriques ou de variétés, musiciens classiques ou jazzmen de tout temps, à s’être épris de cette chanson française chargée d’autant d’éternité qu’un poème de Verlaine, ou un prélude de Bach. Tous, partout, ont donné leur version des « Feuilles mortes » de Prévert et Kosma. Aucun, bien sûr, n’aura su faire résonner cet air en moi tel que mon père le chantonne encore dans ma mémoire.

Toutefois, après avoir écouté avec plaisir, tant de fois, tant de versions et pendant tant d’années, je conserve précieusement dans mes archives intimes trois interprétations qui — je ne saurais expliquer pourquoi — ont le don de me faire voyager entre le lointain royaume des bonheurs de mon enfance et les ciels parfois brouillés de ma vie d’homme.

Comment ne trouveraient-elles pas leur juste place dans ces pages partagées du journal de mes émotions ?

Les voici donc ! En noir et blanc, couleur nostalgie, — et pourtant pas toujours dans ma langue que je chéris —, telles que retrouvées sur la toile.

Yves Montand : Interprète absolu de ce poème et de la mélodie qui lui colle aux vers depuis toujours… Concordance d’époques…!

&

Nat King Cole : Velours, charme…! Et premiers chagrins d’amour.

&

Eva Cassidy : Dès que je l’ai découverte à la fin des années 90, la superbe interprétation très personnelle d’Eva Cassidy, trop tôt disparue, m’a définitivement conforté, s’il en était besoin, dans cette affirmation du poète selon laquelle la mélancolie c’est le bonheur d’être triste. La guitare, peut-être ? La blondeur, qui sait ? L’artiste, assurément !

Mes « Feuilles mortes » sont immortelles !

Affair On Eighth Avenue

How long can a moment like this belong to someone ?

8th-avenue-chelsea-manhattan-new-york-city-bokeh-hd-wallpaperVielle histoire, intemporelle et si banale, que cette « aventure sur la 8ème Avenue » à Manhattan ! Celle de l’éternelle rencontre : un homme, une femme, des doigts qui s’entrelacent « comme rubans de lumière », l’intense émotion réciproque d’un amour partagé d’où s’échappent des rêves fous et audacieux que la réalité s’empresse de dissiper, la persistance troublante d’un parfum, la caresse d’une chevelure défaite, des « pourquoi » sans réponses, un souffle de mélancolie… Et puis, un brin de poésie, une guitare pour escorter la nostalgie, et la voix, de loin venue, qui toujours se souvient…

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L’arbre de l’oubli

Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t’a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?

Alfred de Musset (« Souvenir »)

Arbre étrangeComme il est bon, quand la vie, parfois, décide de faire la mauvaise tête,  voire, certains jours, de nous bousculer un peu fort du côté du cœur,  d’aller se réfugier sous « l’arbre de l’oubli ».

Là, au moment apaisé où nos paupières s’abandonnent, il n’est pas rare qu’une petite mélodie toute simple, mais si douce, vienne tournoyer autour de nos chagrins. Les branches, même dépouillées par les vents froids de l’hiver, la gringottent pour nous. Comme les cordes de mille guitares leurs brindilles desséchées donnent la sérénade à l’âme alanguie.

Une invite à l’oubli !

Alberto Ginastera (argentine 1916-1983) – transcription pour deux guitares d’une Milonga (Canción al árbol del olvido) composée initialement pour piano.

Mais, soyons vigilants, car il arrive quelquefois, sous cet arbre, que l’on oublie d’oublier.

Poésie de Fernán Silva Valdés (Argentine 1887-1975)

Sur ma terre il y a un arbre
Qui s’appelle l’arbre de l’oubli
Où vont se consoler,
Petite vie,
Les moribonds de l’âme.

Pour ne pas penser à toi,
Sous l’arbre de l’oubli
Je me suis couché une nuit,
Petite vie,
Et je m’y suis bien endormi.

Et au sortir de mon rêve,
Une fois encore je pensais à toi,
Car j’ai oublié de t’oublier,
Petite vie,
Quand je me suis couché…

En mi pago hay un árbol,
Que del olvido se llama,
Donde van a consolarse
Vidalita,
Los moribundos del alma.

Para no pensar en vos,
En el árbol del olvido,
Me acosté una nochecita,
Vidalita,
Y me quedé bien dormido.

Al despertar de aquel sueño
Pensaba en vos otra vez,
Pues me olvidé de olvidarte,
Vidalita,
En cuantito me acosté.

Un air de valse ancienne…

Ô que c’est long d’aimer sans voir ce que l’on aime…
De caresser une ombre et de sourire au mur
Et de s’interroger si l’Autre fait de même
Et se sent dans le cœur je ne sais quel fruit mûr
Qui crève de tristesse et d’espérance extrême.

Paul Valery

Paul Valéry
Corona & Coronilla (Editions de Fallois – P. 147)

Edward Munch (1863-1944) - Separation
Edward Munch (1863-1944) – Separation

En chaque homme résonne, toujours recommencée, la plainte d’Orphée. Cri d’amour, désespéré, désespérant, venu du gouffre de la solitude infligée, cri de détresse d’un cœur qu’on divise, qu’on arrache à lui-même.

Parfois, quand, l’espace d’un souffle, sa poitrine endigue son sanglot, une mélodie inattendue ouvre un chemin vers un vieux souvenir. Ô la tendre nostalgie des sourires perdus ! Le scintillement mouillé d’une lueur d’espérance !

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