‘Le mot’

Première publication sur « Perles d’Orphée » le 7/01/2013

Victor Hugo1

Le mot

Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites !
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes ;
TOUT, la haine et le deuil !
Et ne m’objectez pas que vos amis sont sûrs
Et que vous parlez bas.
Écoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille du plus mystérieux
De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce MOT — que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre —
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ;
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle !
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ;
Il suit le quai, franchit la place, et cætera
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive et railleur, regardant l’homme en face
Dit : « Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel. »
Et c’est fait ! Vous avez un ennemi mortel.

Au pied d’un seul arbre XLVII

Au pied d’un seul arbre XLVII

avec l’âge nous éloignant

de l’emphase

de la vanité des printemps

on ose un buisson d’abandon

repu de trop de guerres

des bousculades simples de la vie

des moins simples aussi

qui laissent des échardes

dans le bois tendre de l’enfance

enduit de soleils

que ne survolent plus que des avions

dorés

et dans la part restante du souffle tournée

en aile

on a soudain la vision du port

de l’eau vive et celle de l’embarcadère

l’horizon s’étend géographie évolutive

quand les pensées se resserrent

on tempère ses ravissements

on couve ses merveilles

dans le nid d’un nouveau discernement

posé sur un grand reposoir en plein ciel

tu m’aimes là où tu ne m’attendais pas

je n’attendais pas davantage le poème

toujours plus nu de nos jours ensemble

Barbara Auzou
Publié le 29/11/2021 sur  LIRE DIT-ELLE

La poésie de Barbara Auzou est toute imprégnée de nature et de bonheur d'être, de fragrances de vie que chaque souffle de vent, d'où qu'il vienne, pousse vers le cœur. La générosité de ses mots souvent trouve sa source dans l’œuvre d'autres artistes, peintres ou sculpteurs qui ont su toucher son âme. René Char et quelques autres de ses illustres prédécesseurs en poésie ont pris soin d'éclairer son chemin... Chaque entrée dans l'un de ses poèmes est le commencement d'un heureux voyage dans l'univers du sensible et du subtil. 
Barbara possède le don ultime que seuls les vrais poètes reçoivent, celui de nous aider à devenir voyants.

Oiseaux prophètes

Les oiseaux sont nos maîtres. (Olivier Messiaen)

Un maître spirituel d’un autre temps avait coutume de réunir tôt chaque matin pendant une heure quelques-uns de ses plus fidèles disciples pour évoquer avec eux les grandes valeurs universelles, comme la beauté, la bonté, l’amour et quelques autres vertus encore.

Ce matin-là, alors qu’il s’apprêtait à annoncer le thème choisi pour son entretien, le maître fut soudainement interrompu par le chant d’un chardonneret venu se poser effrontément sur le rebord de la fenêtre voisine. Le ramage de l’oiseau, un long moment durant, captiva cet auditoire inattendu. La dernière note se perdit dans le subtil bruissement d’une aile…

Alors, à travers un imperceptible sourire, le maître annonça :
La causerie du jour est terminée !

Si je lisais aujourd’hui pour la première fois cette délicate et juste parabole dans le texte de Krishnamurti qui me la fit découvrir jadis, je ne pourrais pas m’empêcher de noter spontanément en marge avec trois points d’exclamation – comme je le fais toujours pour exprimer dans mes annotations mon enthousiasme du moment – :
« l’Oiseau prophète » / Robert Schumann / « Scènes de la forêt » !!!

A l’époque, cependant, bien que séduit par le récit et son évocation, je ne m’étais contenté que d’un soulignement appuyé.
Étrange jeu des associations que l’esprit manœuvre à sa guise. Schumann m’avait pourtant mille fois déjà ouvert les sentiers de la forêt jusqu’à son oiseau prophète lorsque je fis la découverte du maître chanteur de Krishnamurti… Paradoxalement, ce n’est qu’aujourd’hui, bien des années plus tard, que se révèle à mes sens, telle une puissante évidence, l’étonnante gémellité de ces deux virtuoses qui trouvent leur éloquence et leur justesse par delà le verbe.

Et après tout tant mieux ! Avec le temps, les plaisirs ne s’ajoutent pas les uns aux autres… en se combinant autour du souvenir ils se multiplient ! Quelle chance !

Martin Helmchen interprète au piano « Vogel als Prophet » (L’Oiseau prophète) extrait des « Waldszenen » (Scènes de la forêt) – composées par Robert Schumann en 1849

Ξ

Oiseau prophète romantique parmi les siens, inspirateur assurément d’une mythique descendance qui ne saurait trouver sa vérité – puissions-nous nous en inspirer ! – nulle part ailleurs que dans le chant.

En entendez-vous l’écho ?

Depuis les ombres de la forêt wagnérienne, à travers les prophéties qu’adressent à Siegfried les mésanges, les merles, les alouettes et les geais, avertissant le héros du dénouement de sa quête et de la tragédie de sa propre mort ?

Depuis le salut exalté que lance Zarathoustra, en clôture de la troisième partie de son discours, à l’éternelle sagesse du chant de cet oiseau nietzschéen…

Mais la sagesse de l’oiseau, c’est celle qui dit : « Voici, il n’y a ni haut ni bas ! Élance-toi en tout sens, en avant, en arrière, créature légère ! Chante, et ne parle pas !

Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Les paroles ne mentent-elles pas toutes à ceux qui sont légers ? Chante ! Ne parle plus !

Ainsi parlait Zarathoustra (1885), Friedrich Nietzsche (trad. Geneviève Bianquis), éd. Flammarion – Partie 3 / « Le Septième Sceau »

« Patience dans l’azur ! »

J’étais seul, j’attendais, tout mon cœur attendait.
Un jour j’ai lu Valéry. J’ai su que mon attente était finie.

Rainer Maria Rilke
– Extrait d’une lettre à l’une de ses amies (1921)
cité par Benoît Peeters in « Paul Valéry – Une vie » (Ed. Champs 2016)

Jean Dupas (1882-1964) – La palme

Palme

À Jeannie

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat ;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision :
— Calme, calme, reste calme !
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion !

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament !

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux…
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre !
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux !

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité :
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité !

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais,
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
Viendra l’heureuse surprise :
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux !

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme !… irrésistiblement !
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament !
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons ;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons !

Paul Valéry 1871-1945

 

in « Charmes » – 1922
(dernier poème du recueil)

Monologue aux masques

Eripitur persona manet res.
(Il ôte son masque, il demeure ce qu’il est.)

Lucrèce – « De rerum natura  »

C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité.

Oscar Wilde

 

Élague aujourd’hui
l’épaisse futaie de tes souvenirs
avant que demain ne s’y perde !

Masque double Baulé- Côte d’Ivoire

Ôte de ton manteau
la boue aigre de tes colères,
demain, peut-être, il te sera linceul !

Masque guerrier Salampasu – Congo

Mêle à l’écume du rocher
les larmes lourdes de ta détresse
avant que demain tes yeux ne s’y noient !

Masque funéraire Okuyi – Gabon

Offre à la majesté des sommets
ton chant le plus suave,
l’écho, demain, ne lui répondra plus !

Masque Lega – Congo

Aphorismes par Lélius

« Si vous voulez que j’aime encore… »

Représentez-vous une femme grande et sèche, le teint échauffé, le visage aigu, le nez pointu, voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente qu’elle n’épargne rien pour la faire valoir, frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion, mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de sa fortune, elle est obligée pour se donner le superflu de se passer du nécessaire, comme chemises et autres bagatelles. Madame travaille avec tant de soin à paraître ce qu’elle n’est pas qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet ; ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions.

Madame du Deffand à propos de Madame du Châtelet citée par Jean Haechler in « Le Règne des Femmes – 1715-1793 » – Éditions Bernard Grasset P.130-131

Et, dans sa grande amabilité, Madame du Deffand de rajouter :

Elle est née avec assez d’esprit ; le désir d’en paraître davantage lui a fait préférer l’étude des sciences les plus abstraites aux connaissances les plus agréables : elle croit par cette singularité parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes.

Émilie le Tonnelier de Breteuil, Marquise Du Châtelet-Lomont (1706-1749) – par Marianne Loir (Musée des B.A. Bordeaux)

Ses contemporains, et surtout ses contemporaines, ne l’ont pas ménagée. Leurs plumes, trempées dans le même acide que celui qui servit à la perfide Madame du Deffand pour rédiger les lignes qui précèdent, ont écharpé à l’envi cette pauvre Madame du Châtelet.

La jalousie à son égard trouvait aisément son socle : femme d’esprit, brillante en bien des domaines, issue d’une famille aisée, Émilie avait coutume de choisir les nombreux amants de sa jeunesse — avant sa rencontre avec Voltaire — parmi les personnalités les plus notables de l’époque. On ne prétendra pas, sur ce dernier point, qu’elle faisait véritablement figure d’exception. En revanche — et ses concurrentes ici se raréfiaient jusqu’à n’exister point — ses incontestables talents de physicienne et mathématicienne qui lui permirent, entre autres, de faire connaître Leibnitz et de traduire Newton, la plaçaient au rang des personnalités remarquables du monde scientifique de son temps ; il n’est pas rare que nos savants d’aujourd’hui la citent encore.

Tolérée par la bienveillance d’un mari souvent absent, sa longue et intense liaison avec Voltaire dont elle était à la fois la compagne, la maîtresse, la complice, et plus encore, a fait dire de leur histoire d’amour qu’elle était « la plus folle romance des Lumières ».

Portrait de Voltaire (1694-1778) – Musée Carnavalet – Atelier de Nicolas de Largillière

Tout en elle est noblesse, son attitude, ses goûts, le style de ses lettres, sa manière de parler, sa politesse… Sa conversation est agréable et intéressante.

Je n’ai pas perdu une maîtresse, mais la moitié de moi-même. Un esprit pour lequel le mien semblait avoir été fait.

Ces phrases extraites des correspondances de Voltaire à ses amis, la première, en 1734, au début de sa liaison avec Émilie du Châtelet, la seconde, en 1749, au décès de celle-ci, résument, de manière très lapidaire certes, mais significative, la teneur des quinze années de la très étroite relation, « studieuse et tendre », bien que parfois agitée, qu’ont entretenue au château de Cirey ces deux beaux esprits. Sur tous les plans, amoureux évidemment, mais aussi intellectuel, scientifique, philosophique ou spirituel, leur proximité atteignait à son comble.

Émilie du Châtelet par Quentin de La Tour

Avec le temps les sentiments se transforment. Les infirmités avaient fait de Voltaire un vieillard avant l’âge, et l’ancienneté de sa liaison avec « sa divine Émilie » avait érodé les ardeurs de son désir. Pareil changement n’échappe pas à la perspicacité d’une femme amoureuse. Pour Madame du Châtelet ce fut aussi une occasion de consigner ses analyses pertinentes sur l’évolution des sentiments, très inspirées par sa propre histoire, dans un petit essai intitulé « Discours sur le bonheur ». Quand la passion se mue en tendre amitié…

Et c’est par ce poème désormais célèbre, à la fois tendre envers Émilie et ironique à son propre égard, que Voltaire, en réponse à ses pages, avoua sa faiblesse… À moins que, complice clin d’oeil au malicieux sourire dont Houdon l’affubla à jamais, notre habile philosophe — qui polissonnait encore… — n’ait voulu offrir à celle dont il se disait modestement le « scribe », un élégant prétexte au crépuscule de sa passion.

À Madame du Châtelet

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez, s’il se peut, l’aurore.

Des beaux lieux où le dieu du vin
Avec l’Amour tient son empire,
Le Temps, qui me prend par la main,
M’avertit que je me retire.

De son inflexible rigueur
Tirons au moins quelque avantage.
Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.

Laissons à la belle jeunesse
Ses folâtres emportements :
Nous ne vivons que deux moments ;
Qu’il en soit un pour la sagesse.

Quoi ! pour toujours vous me fuyez,
Tendresse, illusion, folie,
Dons du ciel, qui me consoliez
Des amertumes de la vie !

On meurt deux fois, je le vois bien :
Cesser d’aimer et d’être aimable,
C’est une mort insupportable ;
Cesser de vivre, ce n’est rien.

Ainsi je déplorais la perte
Des erreurs de mes premiers ans ;
Et mon âme, aux désirs ouverte,
Regrettait ses égarements.

Du ciel alors daignant descendre,
L’Amitié vint à mon secours ;
Elle était peut-être aussi tendre,
Mais moins vive que les Amours.

Touché de sa beauté nouvelle,
Et de sa lumière éclairé,
Je la suivis ; mais je pleurai
De ne pouvoir plus suivre qu’elle.

Voltaire – buste par Houdon

 

in Michel Delon, Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, Paris, Poésie/Gallimard

Passe-partout

Marcel Jean - trompe-l’œil - Armoire surrealiste-1941
Marcel Jean – trompe-l’œil – Armoire surréaliste-1941

Aujourd’hui encore, parfois,
tu peux avec la clef d’un simple trèfle
ouvrir le monde.

Yannis Ritsos (Poète grec 1909 - 1990)
Yannis Ritsos
(Poète grec 1909 – 1990)

 

Extrait de « Secondes » 

(Traduction Marie-Cécile Fauvi)