Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
… Plus délicieux que mille baisers et plus doux que le vin des meilleurs muscats.
Balthasar Denner (1685-1749) – Jeune fille offrant le café
Le café a eu largement le temps de refroidir, me dira-t-on, depuis ce jour de septembre 2014 où « Perles d’Orphée » se proposait de le servir en billet musical à ses visiteurs
Il avait déjà pourtant quelques années de cafetière, ce café coulé depuis l’automne 1735, dans les instruments et les gorges de la plus célèbre phalange musicale de Leipzig, le Collegium Musicum, au temps où Jean-Sébastien Bach la dirigeait une fois par semaine, au Café Zimmermann.
C’est pour tous ces brillants musiciens et en hommage à ce breuvage qu’il appréciait tant que le Maître de chapelle s’était fait un instant Maître de café, composant – une fois n’est pas coutume – une cantate comique, la sémillante Cantate du Café (Kaffekantate – BWV 211).
Le temps, certes, a remplacé le personnel, sans pour autant en affecter la qualité…
Il n’aura rien altéré de la saveur enjouée du breuvage, ni de la tendre ironie de ses arômes.
Alors, encore une tasse ?
Holly Teague (Soprano)
accompagnée par l’Ensemble Échos
Gareth James (Flûte) Claire Horáček (Viole de Gambe) Róza Bene (Clavecin)
Ei! wie schmeckt der Coffee süße, Lieblicher als tausend Küsse, Milder als Muskatenwein.. Coffee, Coffee muss ich haben, Und wenn jemand mich will laben, Ach, so schenkt mir Coffee ein!
Ah ! comme le café a bon goût ! Plus agréable que mille baisers, Plus doux qu’un vin de muscat. Un café, il me faut un café, Et si quelqu’un veut me faire plaisir, Ah ! qu’il me donne juste un café !
Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus.
Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant.
Emil Cioran Le livre des leurres – 1936 / Extase musicale – Gallimard – Quarto P.115)
∞
« Ruhe sanft, mein holdes Leben »
Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I
Soprano : Mojca Erdmann
Repose calmement, mon tendre amour, dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille. Tiens, je te donne mon portrait. Vois comme il te sourit avec bienveillance !
Doux rêves, bercez son sommeil et que ce qu’il imagine dans ses rêves d’amour devienne enfin réalité.
∞
Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons…
Emil Cioran Le livre des leurres / Mozart ou la mélancolie des anges – Gallimard – Quarto P.177
Reprise d’un billet du 24/03/2018 : ‘Le Diable est dans… la voix‘
A Satan reviennent toujours les chants les plus beaux. (Dicton)
§
D’Œdipe à Hamlet et à Don Quichotte, tous les grands mythes littéraires connurent certes des avatars musicaux. Mais Faust est un cas particulier. Pas simplement par le grand nombre des œuvres qu’il a suscitées. Il est l’une des rares figures, parmi les plus prisées des compositeurs, que rien ne prédestinait à priori à un devenir musical.
[…]
Et pourtant, il n’y eut qu’un Don Giovanni alors que les grands Faust furent pléthore.
Emmanuel Reibel « Faust – La musique au défi du mythe » (Fayard 2008)
Sont-elles nombreuses, et polymorphes souvent, les silhouettes du Docteur Faust qui ont depuis le XVIème siècle, traversé la culture populaire, la littérature et, étonnamment, la musique, jusqu’à apparaître dans nos miroirs d’aujourd’hui comme notre propre reflet, peut-être le plus incontestable et le plus vrai.
Depuis qu’en 1593 le dramaturge élisabéthain, Christopher Marlowe, — « The Tragical History of Doctor Faustus » — s’est emparé de la traduction anglaise d’un texte anonyme, — « Volksbuch » — publié en 1587 à Francfort-sur-le-Main, inspiré, peu ou prou, de la vie de cet astrologue et alchimiste allemand de la Renaissance, Johann Georg Faust, dont on disait qu’il possédait d’étranges pouvoirs magiques, le mythe du quêteur de la connaissance universelle et du plaisir absolu, épris d’un inextinguible désir d’infini, prêt à tout pour atteindre ses buts, jusqu’à offrir son âme à Méphistophélès, l’envoyé du Diable, n’a cessé de nourrir les créations des plus illustres écrivains et des plus fameux compositeurs.
Si dans la deuxième moitié du XXème siècle le mythe de Faust s’évapore quelque peu au-dessus des encriers des écrivains, il continue d’enfiévrer sur les portées les plumes des compositeurs.
Faust et Mephisto – image extraite du film de F. W. Murnau – 1926
A l’instar de leurs illustres prédécesseurs du XIXème, tels que Berlioz, Schumann, Liszt, Gounod et tant d’autres, et dans le sillage de Busoni en 1925, les musiciens contemporains comme Georges Aperghis, John Adams ou Pascal Dusapin, pour ne citer qu’eux — trop proches de nous sans doute pour que leurs noms nous soient familiers — vont encore chercher leur inspiration dans la complexité des relations croisées du trio mythique, Faust – Méphistophélès – Marguerite.
Le catalyseur de ce regain d’intérêt moderne est assurément le passionnant et magistral roman que publie Thomas Mann en 1947, « Doktor Faustus ». D’une part en raison de la question philosophico-historique qu’il soulève à l’heure où plus personne au monde ne peut ignorer ou prétendre ignorer l’horreur des camps nazis, et d’autre part parce que le Faust qu’il décrit en son temps n’est autre qu’un musicien moderne hanté par le désir de devenir le génie de cette novation radicale du langage musical, le sérialisme, au point d’atteindre la folie et d’en mourir.
« Faust est le thème de toute ma vie, et j’en ai déjà peur. Je ne pense pas que je l’achèverai jamais. »
Alfred Schnittke (1934-1998)
Figure notable de la musique en cette fin de XXème siècle, par l’étendue et la multiplicité de son œuvre autant que par son « polystylisme », comme il définit lui-même son écriture musicale, le compositeur russe Alfred Schnittke, fasciné par le personnage de Faust, décide dès 1980 de lui consacrer un opéra, « Historia von D. Johan Fausten ».
L’opéra est donné à Hambourg en 1995, quelques années avant la disparition de Schnittke. Les soucis de santé du compositeur, aggravés par un accident vasculaire cérébral, ainsi que la complexité des voyages à l’époque entre la Russie et le reste de l’Europe ont pénalisé le projet d’une dizaine d’années. Mais déjà en 1983 Schnittke en avait esquissé les grandes lignes dans sa « Faust Cantata » (« Seid nüchtern und wachet » – Sois sobre et veille).
Rencontre entre le Diable et Docteur Faustus – 1825 Crédit : Wellcome Library, London. Wellcome Images
Bien que très imprégné, comme ses confrères, de l’œuvre de Thomas Mann, c’est dans le « Volksbuch » original de 1587 que Schnittke va puiser toute l’énergie dramatique qui anime cette pièce. Voilà, sans doute, ce qui en fait l’une des œuvres les plus palpitantes du compositeur laissant, plus qu’ailleurs peut-être, apparaître la face la plus noire de son inconditionnel pessimisme.
Point culminant de cette cantate, l’évocation de la mort épouvantable du Docteur Faust, son contrat avec Méphistophélès expiré. C’est par la voix d’un diable gouailleur, exprimant son cynisme depuis les profondeurs d’une tessiture de contralto sur les rythmes dédaigneux d’un tango ironique et arrogant que nous apprenons l’effroyable horreur de la tragédie, avec les mots mêmes, ou presque, du « Volksbuch ».
Quand il fut jour/ les étudiants/ qui n’avaient pas dormi de toute la nuit/ entrèrent dans la salle/ où avait été le docteur Faustus/ et ils ne virent pas Faustus/ rien que la pièce éclaboussée de sang/ la cervelle collée aux murs/ car le diable l’avait lancé d’un mur à l’autre. Ils trouvèrent des yeux et quelques dents/ spectacle affreux et épouvantable. Alors les étudiants se prirent à pleurer et lamenter/ et toujours ils le cherchaient/ Enfin ils trouvèrent son corps à l’extérieur près du fumier/ horrible à voir/ tête ballante et membres roués.
L’Histoire de Faustus suivie de La Tragédie de Faustus par Christopher Marlowe, édition de Jean-Louis Backès, Imprimerie Nationale Éditions - 2001 (Cité par Dominique Hoizey in "Petite histoire littéraire et musicale de Faust" - Le Chat Murr 2016)
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Deux interprétations diaboliquement fascinantes !
Et choisir n’est certes pas vertu du diable qui écoute en chacun de nous !
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Iva Bittova (voix) – Hradec Kràlové Philharmonic Peter Vrabel (direction)
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Inger Blom (mezzo-soprano) – Malmö Symph. Orch. – James DePreist (Direction)
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« Seid nüchtern und wachet… »
Sois sobre et veille : ton adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer.
Résiste-lui avec la force de la foi, car tu sais que tous tes frères, de par le monde, sont en butte aux mêmes souffrances.
Roland Barthes – ‘Fragments d’un discours amoureux’ (Seuil – 1977)
E benedetto il primo dolce affanno
Ch’i’ ebbi ad esser con Amor congiunto,
E l’arco e la saette ond’ i’ fui punto,
E le piaghe, ch’infino al cor mi vanno.
Claudio Monteverdi (Cremona 15 mai 1567 – Venezia 29 novembre 1643)
Ah ! le doux tourment de l’amour !
Témoignage irrécusable de la contradiction constitutive de notre psyché, cet oxymore, que le temps n’a affecté d’aucune ride, aura parcouru les âges, jusqu’à notre propre cœur, à travers les soupirs des amants, certes, entre les lignes des romanciers et les répliques des dramaturges, sur les vers des poètes, et, naturellement, à travers les refrains et les ritournelles d’amour aux accents métissés de rires et de larmes.
En est-il un plus séduisant exemple musical que ce madrigal désormais célèbre, ‘Si dolce è’l tormento’, que composa en 1624 le génial Claudio Monteverdi sur les vers de Carlo Milanuzzi, son contemporain ?
— Aussi nous réjouissons-nous toujours à son écoute dans la tradition ‘baroque’, surtout quand est aussi belle son interprétation :
Mariana Florès(soprano)
Ensemble ‘Cappella Mediterranea’
Direction Leonardo García Alarcón
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— Mais n’adorerions-nous pas nous laisser emporter, par une adaptation inattendue, dans les profondeurs de la voix d’une formidable chanteuse de ‘folk’ & ‘blues’ qu’escorteraient, bienveillants et graves, les arpèges d’un banjo ténor ?
Rhiannon Giddens
Francesco Turrisi (banjo)
Si doux est le tourment dans ma poitrine que je vis heureusement pour une beauté cruelle. Au paradis de la beauté, que la cruauté grandisse et que la miséricorde manque : car ma foi sera toujours comme un roc, face à l’orgueil. . Que l’espoir trompeur se détourne de moi, que ni la joie ni la paix ne descendent sur moi. Et que la méchante fille que j’adore me prive du réconfort de la douce miséricorde : au milieu d’une douleur infinie, au milieu d’un espoir trahi, ma foi survivra. . Le cœur dur qui m’a volé le mien n’a jamais ressenti la flamme de l’amour. La beauté cruelle qui a charmé mon âme refuse la miséricorde, qu’il souffre donc, repentant et languissant, et qu’il soupire un jour pour moi.
♥
C’est le désir d’être aimé, quand on aime, qui fait les grands tourments. Une âme qui serait assez pure et assez dévouée pour ne rien demander, que d’aimer, serait heureuse ; car aimer, c’est déjà le bonheur.
Tango où chaque note tombe lourdement, comme par dépit, sous la main qui se voue plutôt à saisir un manche de couteau,
Tango tragique dont la mélodie joue sur un thème de dispute,
[…]
Tango d’amour et de mort
Ricardo Güiraldes (Cencerro de cristal – 1915)
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"Maria de Buenos Aires" Opéra-tango ("Tango operita") en deux parties, sur un livret d’Horacio Ferrer et sur une musique d’Astor Piazzolla, créé en mai 1968 à Sala Planeta, Buenos Aires, comme un hommage au tango.
Une légende urbaine du début du XXème siècle inspire l'histoire de cet opéra qui retrace le parcours d'une jeune femme, Maria, ouvrière dans une usine des faubourgs de Buenos Aires.
La première partie relate son ascension vers le succès alors qu'elle est devenue chanteuse admirée dans les bordels et cabarets de la ville.
La seconde raconte son déclin et sa mort.
Le décor planté, Maria se présente sur un air de tango envoûtant : "Yo soy María".
Après une succession nocturne de péripéties oniriques, surréalistes, alors que son fantôme, comme un air de tango réincarné, traverse les rues de la ville, Maria recevra la révélation de sa fécondité.
A l'aube, certains auront cette vision surnaturelle de Maria accouchant.
Tout est-il fini ? Est-ce un recommencement ? La réponse restera cachée dans les plis énigmatiques du rideau qui emporte loin de la scène les dernières notes du tango réinventé.
Dans un clip vidéo récent, Fatma Saïd – trop angélique peut-être pour refléter l’arrogance et la morgue d’un tel personnage – n’en demeure pas moins une troublante Maria :
Yo soy María de Buenos Aires! De Buenos Aires María ¿no ven quién soy yo? María tango, María del arrabal! María noche, María pasión fatal! María del amor! De Buenos Aires soy yo!
Yo soy María de Buenos Aires si en este barrio la gente pregunta quién soy, pronto muy bien lo sabrán las hembras que me envidiarán, y cada macho a mis pies como un ratón en mi trampa ha de caer!
Yo soy María de Buenos Aires! Soy la más bruja cantando y amando también! Si el bandoneón me provoca… Tiará, tatá! Le muerdo fuerte la boca… Tiará, tatá! Con diez espasmos en flor que yo tengo en mi ser!
Siempre me digo « Dale María! » cuando un misterio me viene trepando en la voz! Y canto un tango que nadie jamás cantó y sueño un sueño que nadie jamás soñó, porque el mañana es hoy con el ayer después, che!
Yo soy María de Buenos Aires! De Buenos Aires María yo soy, mi ciudad! María tango, María del arrabal! María noche, María pasión fatal! María del amor! De Buenos Aires soy yo
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Je suis Maria de Buenos Aires ! De Buenos Aires Maria Ne voyez-vous pas qui je suis ? Maria tango, Maria de la banlieue ! Maria nuit, Maria passion fatale ! Maria de l’Amour ! De Buenos Aires je suis !
Je suis Maria de Buenos Aires si dans ce quartier les gens se demandent qui je suis, ils connaîtront bientôt la réponse les femelles m’envieront, et chaque mec à mes pieds tombera dons mon piège comme un rat.
Je suis Maria de Buenos Aires ! Je suis la plus salope quand je chante et quand je baise aussi ! Si le bandonéon me provoque… Tiará, tatá ! Je lui mords la bouche avec force… Tiará, tatá ! Avec les dix spasmes en fleur que je porte en moi !
Je me dis toujours : « Vas-y Maria ! » quand un mystère me saute à la gorge ! Et je chante un tango que personne n’a jamais chanté Et je rêve un rêve que personne n’a jamais rêvé Car demain c’est aujourd’hui et hier bien après, hein !
Je suis Maria de Buenos Aires ! De Buenos Aires, ma ville ! Maria tango, Maria de la banlieue ! Maria nuit, Maria passion fatale ! Maria de l’Amour ! Maria de Buenos Aires… C’est moi !
Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !
Cioran – Le livre des leurres (1936)
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127
Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim Zimmermann – Direction
Die Seele ruht in Jesu Haenden, Wenn Erde diesen Leib bedeckt. Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken, Ich, bin zum Sterben unerschrocken, Weil mich mein Jesus wieder weckt.
Mon âme repose dans les mains de Jésus, Bien que la terre recouvre ce corps. Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres, Je ne suis pas terrifié de mourir Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.
∑
Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.
George Steiner – « Langage et silence » – 1969
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127 Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)
On a dit avec raison que le but de la musique, c’était l’émotion. Aucun autre art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances.
George Sand – Consuelo
Mais de tous ces enchantements,
N’y a-t-il rien de plus charmant
Que le sourire de tendresse
D’une âme oubliant sa détresse.
Zdes’ khorosho… Vzgljani, vdali Ognjom gorit reka; Cvetnym kovrom luga legli, Belejut oblaka. Zdes’ net ljudej… Zdes’ tishina… Zdes’ tol’ko Bog da ja. Cvety, da staraja sosna, Da ty, mechta moja!
Ici il fait bon vivre… Regarde, au loin La rivière est en feu ; Les prairies sont des tapis de couleurs, Les nuages sont blancs. Ici il n’y a personne… Ici c’est le silence… Ici il n’y a que Dieu et moi, Les fleurs, le vieux pin, Et toi, mon rêve !
Ici, c’est bien ! Mais à chacune, à chacun, sa manière de l’exprimer !
Romantique… contemplation mélancolique : Ilona Domnich accompagnée au piano par Marc Verter
Romantique… langoureux mais non sans passion : Aida Garifullina · RSO – Wien · Direction : Cornelius Meister
Romantique… l’âme russe jusqu’au bout des doigts : Irina Lankova – Salle Gaveau – Paris (octobre 2021)
Romantique… l’archet pleure… mais en famille : Sheku Kanneh-Mason (violoncelle) et Isata Kanneh-Mason (piano)
À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir. Ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer.
Cioran – De l’inconvénient d’être né (1973)
En Italie, à l’époque baroque, on affirmait que la victime d’une morsure de tarentule devait danser, longtemps et avec frénésie, une « tarentelle » pour chasser le mal que l’araignée lui avait inoculé. Mais encore fallait-il, pour que la thérapie fût efficace, que la tarentelle choisie plût à l’araignée…
Aujourd’hui, et depuis La Danza du grand Rossini, la morsure n’est plus obligatoire et la danse se contente parfois de n’être que chantée.
Quant au choix du lieu… tout est désormais permis, du garage à la cuisine en passant par la scène.
Le choix du lieu n’affecte ni le plaisir, ni la bonne humeur… et encore moins la virtuosité.
Côté scène : Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini
Già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, si salterà!
L’ora è bella per danzare,
chi è in amor non mancherà.
Già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, si salterà!
Presto in danza a tondo, a tondo, donne mie venite qua, un garzon bello e giocondo a ciascuna toccherà, finchè in ciel brilla una stella e la luna splenderà. Il più bel con la più bella tutta notte danzerà.
Mamma mia, mamma mia, già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, mamma mia, mamma mia, si salterà.
Salta, salta, gira, gira,
ogni coppia a cerchio va,
già s’avanza, si ritira
e all’assalto tornerà.
Già s’avanza, si ritira e all’assalto tornerà!
Serra, serra, colla bionda, colla bruna và quà e là colla rossa và a seconda, colla smorta fermo sta. Viva il ballo a tondo a tondo, sono un Re, sono un Pascià, è il più bel piacer del mondo la più cara voluttà.
Mamma mia, mamma mia, già la luna è in mezzo al mare, mamma mia, mamma mia, mamma mia, si salterà.
Frinche, frinche, frinche, frinche, frinche, frinche, mamma mia, si salterà.
La! la ra la ra la ra la la ra la
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Côté garage : Louis de Funès – Le Corniaud – Film de Gérard Oury – 1965
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Côté cuisine (avec ustensile) : Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini
Queen_Elizabeth I (‘The Ditchley portrait’) by Marcus Gheeraerts the Younger)
Pour moi, ce sera l’opéra de mes émotions.
Gaetano Donizetti
Avec « Roberto Devereux », un de ses derniers « opera-seria », Donizetti signe, en 1837, un nouveau joyau du « bel canto ». Cette année pourtant le plonge dans une période bien difficile de son existence : après avoir déploré quelques mois auparavant le décès de ses parents, le voici envahi par un nouveau et profond chagrin provoqué par la mort de sa femme qui venait d’accoucher, pour la troisième fois, d’un enfant mort-né. Il ne trouvera d’apaisement à sa dépression que dans son engagement à créer pour le Teatro San Carlo de Naples ce nouvel opéra consacré à une autre reine Tudor, Elizabeth I d’Angleterre.
Gaetano Donizetti 1797-1848
Ce n’est pas la première fois que Donizetti consacre un portrait lyrique à la grande Elisabetta, mais la troisième. On sait, certes, l’importance majeure qu’il a attribuée à ce puissant personnage dans l’opéra « Maria Stuarda » de 1834, mais déjà en 1829 dans « Elisabetta al castello di Kenilworth » – qui ne fait pas partie de ladite « trilogie » des reines Tudor – le compositeur avait mis au premier plan celle que l’Histoire a surnommée « La Reine vierge », eu égard aux soins extrêmes qu’elle déploya pour préserver son célibat.
§
"Roberto Devereux" : résumé
L'action se déroule en 1601. Et disons sans attendre que la rigueur historique n'est pas la préoccupation de Donizetti, ni de son librettiste, Salvadore Cammarano.
La reine Elisabetta est amoureuse de Roberto Devereux, Comte d'Essex. Le comte revient à peine d'une expédition militaire en Irlande et déjà pèse sur ses épaules une accusation de trahison pour crime d'intelligence avec les rebelles. Seule la reine peut lui éviter une condamnation.
Elisabetta, jalouse, le soupçonne d'un crime plus grave encore à ses yeux, celui d'entretenir une liaison avec une autre femme.
Demeurée longtemps partagée entre devoir et sentiments, la souveraine, dans un élan de colère et de rancune, signe l'arrêt de mort de Roberto.
Alors que l'inéluctable exécution se prépare, Sara, épouse du Duc de Nottingham, avoue à la reine qu'elle est sa rivale, et lui remet la bague que la reine elle-même avait jadis confiée à son favori comme gage de son royal soutien en toutes circonstances. Elisabetta demande aussitôt l'arrêt de l'exécution. Mais il est trop tard : sa grâce intervient juste après le coup de hache du bourreau.
Elisabetta s'emporte alors rageusement contre Nottingham et Sara, à qui elle reproche de ne pas avoir récupéré la bague plus tôt. Elle les fait tous deux emprisonner.
Au comble du désespoir Elisabetta émet le vœu de rejoindre Roberto dans la mort avant d'annoncer qu'elle abdique.
Sondra Radvanovsky in Elisabetta / Roberto Devereux (Met 2016)
C’est la soprano américano-canadienne Sondra Radvanovsky qui incarne le rôle au printemps 2016, sur la scène du mythique Metropolitan Opera de New-York, dans une mise en scène de Sir David McVicar et sous la direction musicale de Maurizio Benini. – Sondra Radvanovsky possède cette très rare particularité d’avoir mis à son répertoire les trois reines Tudor. Et la même saison de surcroît. C’est dire l’immense souplesse de sa voix et sa grande adaptabilité à des typologies vocales aussi diverses que celles qu’exigent les trois souveraines.
La voici, magnifique en Reine Elisabetta dans la cabalette finale au dernier acte de « Roberto Devereux ». La souveraine a perdu sa superbe. Sa colère n’a d’égale que sa tristesse : elle n’a pas pu sauver l’homme qu’elle aime de la mort à laquelle elle l’avait elle-même condamné. Elle admoneste et punit Sara, sa rivale, et son époux le duc de Nottingham qu’elle considère comme responsables de son impuissance. Elle aspire à rejoindre son aimé au tombeau et, au comble du désespoir, renonce au trône d’Angleterre.
C’est sans doute la seule cabalette de l’histoire de l’opéra qui soit presque entièrement maestoso ; et l’allegro conventionnel n’intervient qu’aux dernières mesures.
Comte de Harwood (1956-1999) – Membre de la Chambre des Lords et grand connaisseur de l’opéra
NOTTINGHAM (entre comme enivré par une joie féroce)
Il est mort.
LES AUTRES
Quelle terreur !...
(Silence)
ELISABETTA (convulsée de rage et de douleur, s’approchant de Sara)
C’est toi perverse…… toi seule qui l’a poussé dans la tombe…. Pourquoi avoir tant tardé à me remettre cet anneau ?
NOTTINGHAM
C’est moi, Reine, qui l’en ai empêchée, j’ai voulu ce sang, et j’ai obtenu ce sang.
ELISABETTA
(À Sara) Âme coupable !
(À Nottingham) Cœur sans pitié !…
LES COURTISANS
Quelle terreur !
ELISABETTA
Ce sang versé se dresse vers le ciel…. Il demande justice, il réclame vengeance… Maintenant l’ange de la mort violente plane sur vous Un supplice jamais vu vous attend tous deux Une si vile trahison, un crime si coupable ne mérite ni clémence ni pitié A l’heure dernière, tournez-vous vers Dieu, Lui seul pourra vous accorder le pardon.
CHŒUR
Calmez-vous… rappelez-vous les devoirs du trône : Celui qui règne, vous le savez, ne vit pas pour lui.
ELISABETTA
Taisez-vous Je ne règne pas… Je ne vis pas… Sortez… !
COURTISANS
Reine !
ELISABETTA
Taisez-vous ! Voyez ce billot…… rougi par le sang… Cette couronne baignant entièrement dans le sang… Un horrible spectre parcourt le palais… tenant dans sa main la tête tranchée. Le ciel retentit de gémissements et de pleurs… La lumière du jour se fait pâle…. Là où était mon trône s’est élevée une tombe dans laquelle je descends, elle a été ouverte pourmoi.
Partez…! Je le veux ! Que Jacques soit roi d’Angleterre !
LES COURTISANS
Hélas, calmez-vous Reine, celui qui règne, vous le savez, ne vit pas pour lui.
Mary – Queen of_Scots (1542-1587) par François Clouet
L'Histoire en quelques points :Rares sont les reines de nos livres d'Histoire qui pourraient se prévaloir d'un destin aussi romanesque que celui de Mary Stuart :- Fille de Jacques V Stuart, roi d’Écosse, Marie succède à son père en 1542 ; elle a à peine six jours. Elle est couronnée à neuf mois, – sa mère Marie de Guise pense ainsi mieux la protéger des pressions grandissantes d'une Angleterre anglicane en la plaçant dans le camp des fidèles au catholicisme romain, alliés de la couronne de France.- Éduquée en France, à la Cour de Valois, aux côtés des enfants de Henri II et Catherine de Médicis.- Muse de Ronsard et de du Bellay... pas moins.- Un temps Reine de France, en même temps que Reine d’Écosse.
- Fondatrice de la dynastie Stuart par le fils qu'elle a eu avec son deuxième époux, Henry Stuart, et qui deviendra Jacques VI, Souverain d'Angleterre à la mort d'Elizabeth Ière.- Dix-huit longues années détenue dans d'austères châteaux, par sa cousine Elizabeth Ière (Reine d'Angleterre et fille illégitime d'Henri VIII), qui l'accuse d'avoir comploté contre elle.- Décapitée au motif de trahison le 8 février 1587, âgée de 45 ans, sur ordre d'Elizabeth elle-même pour qui Mary devenait trop pesante. - Le bourreau dut s'y reprendre trois fois, l'excès d'alcool ayant été impuissant à dompter la maladresse naturelle de son bras...Le résumé est vraiment très succinct...
§
L’opéra de Donizetti : Maria Stuarda
Gaetano Donizetti par Giuseppe Rillosi
C’est à partir du drame théâtral écrit par Schiller en 1800, que Donizetti entreprend en 1834 la composition de Maria Stuarda pour répondre à la commande que lui a adressée l’Opéra de Naples. Et comme Schiller, il centre l’argument de son opéra sur la rivalité des deux reines : Marie Stuart, reine d’Écosse et Elizabeth Ière, reine d’Angleterre, fille, non légitimée, de Anne Boleyn et Henri VIII… et donc sa cousine. Le fondement complexe de cette rivalité est à la fois politique (enjeu : le trône d’Angleterre), religieux (la présence de Mary, catholique, dans l’Angleterre protestante est un danger pour Elizabeth) et amoureux (les deux reines aiment le même homme). Cependant, l’exigence du théâtre lyrique oblige le compositeur et son jeune librettiste à resserrer le champ de cette opposition sur l’amour des deux souveraines pour Roberto, Robert Dudley, comte de Leicester, très épris de Maria et peu soucieux du désir qu’il inspire à Elisabetta. La jalousie ferment du drame !
Queen Elizabeth first (artiste inconnu)
Quand l’opéra commence Maria Stuarda, soupçonnée de complotisme, est prisonnière d’Elisabetta.
Dès le premier acte, au palais de Whitehall, à Londres, la tragédie se prépare. Alors que les conseillers d’Elisabetta se réjouissent de la demande en mariage qu’elle vient de recevoir du Duc d’Anjou, frère du roi de France, la reine hésite. Elle aurait tant préféré que se déclarât ainsi l’homme de ses vœux, Roberto (Robert Dudley, comte de Leicester). Mais il est très épris de Maria Stuarda ; le confirment autant son indifférence à imaginer Elisabetta dans les bras du duc, que sa détermination à plaider auprès d’elle la libération de Maria. Il en est d’ailleurs le messager, transmettant à la souveraine une lettre par laquelle Maria sollicite une audience. Méfiante et pourtant émue, Elisabetta, qui n’a toujours pas trouvé la force de condamner à mort sa prisonnière, accepte la rencontre. (Aucun historien n’a trouvé trace de la réalité d’un tel évènement, mais l’art prend ses libertés… souvent heureuses).
DiDonato – van den Heever – Maria Stuarda
C’est au château de Fotheringhay où est détenue Maria que la rencontre a lieu, à l’occasion d’une partie de chasse. Là, les deux reines, fières et hautaines, se livrent à une des plus belles confrontations que l’opéra italien peut offrir. Maria, suivant le conseil de Roberto, a fait le suprême effort de s’agenouiller humblement devant la reine Elisabetta pour implorer son pardon. Mais, celle-ci, ulcérée par la jalousie, invective sa rivale et l’accuse de libertinage, de meurtre et de trahison. Maria, blessée dans son orgueil, au comble de sa haine, sort de ses gonds, traitant Elisabetta de « vile bâtarde » d’une putain, dont la présence profane et déshonore le trône d’Angleterre.
Aura-t-on jamais entendu langage plus « châtié » sur une scène d’opéra…?
Maria Stuarda à Elisabetta I
Ah! no! Figlia impura di Bolena, Parli tu di disonore? Meretrice indegna e oscena, In te cada il mio rossore. Profanato è il soglio inglese, Vil bastarda, dal tuo piè!
— Un « crêpage de chignon » d’une telle qualité vocale ne vaut-il pas qu’on outrepasse un peu les limites que s’était fixées ce billet…?
Maria ne doute plus désormais de sa condamnation prochaine. « Sous la hache qui t’attend tu trouveras ma vengeance » lui a lancé dans sa colère la souveraine outragée. Pourtant, face à ses conseillers, Elisabetta, partagée entre miséricorde et considérations diplomatiques, retient encore sa décision fatale : « C’est décidé, elle mourra », affirme-t-elle péremptoire, avant d’implorer, dans un même souffle, l’aide du ciel pour son âme envahie par le doute.
L’entrée de Roberto (Leicester) suffit à elle seule à chasser ses scrupules. Sa plume s’anime soudain. Le jugement fatal est désormais signé. Roberto sera le témoin de cette exécution, elle l’ordonne.
Exécution de Marie Stuart – 8 février 1587 (gravure)
A l’annonce de son exécution prévue le lendemain, Maria qui a refusé l’assistance spirituelle d’un prêtre anglican, confesse à un de ses fidèles défenseurs les fautes qu’elle doit plus à sa maladresse qu’à une volonté néfaste, et nie toute implication dans le meurtre de son mari.
Aux aurores, la reine déchue arrive dans la salle où l’attend le bourreau. Elle exhorte ses partisans attristés à ne pas pleurer : sa mort est sa libération. Elle demande au conseiller de la reine Elisabetta de transmettre son pardon à sa royale cousine et de l’assurer de ses prières pour que son sang efface toute trace de la haine qui les a divisées.
La scène finale de l’opéra atteint au paroxysme de l’émotion. Roberto apparaît. Bouleversé. Le moment est venu. Marie le calme. Elle est heureuse de le sentir si proche en cet ultime instant. Elle prie pour que Dieu dans sa colère vengeresse épargne la perfide Angleterre. Revêtue d’une tunique rouge, couleur du martyre catholique, elle monte tremblante mais fière vers l’échafaud.
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Dans la production du Metropolitan Opera de 2013, Joyce DiDonato rayonne par sa justesse de jeu et son humanité. La pureté de son timbre et sa précision vocale confèrent à la vérité de son personnage une subtilité et une sincérité qui rejaillissent positivement sur l’ensemble de la troupe. Peut-on mieux servir le « beau chant » ?
Avec une infinie poésie, Antony Tommasini – critique musical principal au New-York Times – écrivait alors si justement :
Madame DiDonato est tout simplement magnifique, chantant avec une richesse somptueuse et une beauté douloureuse. A certains moments, traversant le collectif sonore retenu du chœur et de l’orchestre, une note aigüe pianissimo, presque inaudible, émerge de sa voix, s’épanouissant lentement en une envoûtante palpitation.
Roberto! Roberto! Ascolta! Ah! se un giorno da queste ritorte Il tuo braccio involarmi dovea, Or mi guidi a morire da forte Per estremo conforto d’amor. E il mio sangue innocente versato Plachi l’ira del cielo sdegnato, Non richiami sull’Anglia spergiura Il flagello d’un dio punitor.
Le roi Enrico (Henry VIII) n’est pas à une injustice près pour arriver à ses fins :
Après avoir répudié, au prix d’un schisme avec Rome, Catherine d’Aragon, sa première épouse, pour s’unir à Anna Bolena (Anne Boleyn), dont il était alors très épris, il n’a de cesse désormais de trouver un prétexte pour se défaire de ce lien qui, certes le prive d’une descendance mâle, mais surtout, qui lui interdit de vivre sa nouvelle passion pour Giovanna (Jane Seymour), dame d’honneur de la reine, qui se refuse à toute relation hors mariage.
Par un vil stratagème consistant d’abord à faire rentrer d’exil l’ancien amant d’Anna, Lord Percy, toujours épris d’elle, puis à les réunir à leur insu et enfin à les « surprendre » lors de cette rencontre, le roi se construit un injuste mais imparable argument : l’impardonnable adultère de la reine.
S’en suivent l’inévitable emprisonnement des deux innocents bernés, et leur condamnation à mort. Malgré ses suppliques auprès du roi Enrico, Giovanna n’en obtiendra aucune grâce. Elle aura au moins regagné la confiance de la reine Anna qui, ayant compris la supercherie du roi, aura pardonné à sa suivante submergée par l’émotion.
Exécution de Anne Boleyn
A la fin du deuxième et dernier acte de l’opéra, alors que les cloches et les canons annonçant l’union d’Enrico et de Giovanna retentissent jusque sous les voûtes de la Tour de Londres, l’ultime scène montre Anna, dominée par le délire, qui s’imagine revivre son mariage « inique » avec Enrico, alors qu’on se prépare à la conduire vers le bourreau.
Dans un élan lyrique des plus virtuoses, avant d’offrir crânement sa nuque à la lame fatale, la reine déchue Anna Bolena lance un appel à la miséricorde qui cache à peine la malédiction qu’elle adresse au nouveau couple royal.
Sur un rythme ternaire obstiné, cinglé de notes héroïques, l’appel à la miséricorde apparaît comme une malédiction proférée à l’encontre du couple illégitime.
La reine se dresse, menaçante devant ses assassins. Faut-il voir dans la dichotomie entre geste vocal et verbal un nouveau trouble du comportement ? Si oui, cet ultime coup de folie serait coup de génie.
Coppia iniqua, l'estrema vendettanon impreco in quest'ora tremenda;nel sepolcro che aperto m'aspettacol perdon sul labbro si scenda,ei m'acquisti clemenza e favoreal cospetto d'un Dio di pietà.Couple inique, je n’invoque pas en cette heure terrible,une vengeance extrême ;dans le tombeau qui, ouvert, m’attend,je veux descendre le pardon aux lèvresen présence d’un Dieu de miséricorde.
Anna Netrebko – Metropolitan Opera – 15 octobre 2011
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L’opéra romantique et le Bel Canto, par les performances vocales exceptionnelles qu’ils exigent des sopranos à qui ils confient les notes les plus haut perchées et les vocalises extrêmes, font naturellement la part belle à la prima donna. On ne s’étonnera donc pas du fait que le succès de ces opéras demeure indissociable de la qualité des sopranos qui en incarnent les grands rôles.
Ainsi a-t-on dit en 1830, lors de la création d’Anna Bolena, que Giuditta Pasta, la célèbre soprano de l’époque, comptait pour beaucoup dans le triomphe de cet opéra, grâce en particulier à la chaleur de son timbre et à ses qualités d’improvisation vocale.
Il fallut attendre 1957 et la magnifique interprétation de La Callas à la Scala de Milan pour que le rôle ressuscitât.
Anna Netrebko, au sommet de son art au début des années 2010, reprenait alors le flambeau, au Staatsoper de Vienne d’abord, puis au Met.*
* Ces affirmations largement partagées ne se veulent en aucune manière la marque d'un quelconque irrespect ou manque de considération envers toutes ces grandes cantatrices qui ont incarné le rôle dans l'intervalle, telles que Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Beverly Sills, ou Edita Gruberova.
Qu'elles soient toutes ici honorées pour leur immense talent !
De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –
L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?
Baudelaire – « Hymne à la beauté » (« Les Fleurs du Mal »)
La jeune et talentueuse soprano égyptienne Fatma Said, accompagnée au piano par l’excellent Roger Vignoles, chante une des « Canciones clásicas españolas » écrites par le compositeur catalan Fernando Obradors entre 1920 et 1940 :
Del cabello más sutil…
Del cabello más sutil Que tienes en tu trenzado He de hacer una cadena Para traerte a mi lado. . Una alcarraza en tu casa, Chiquilla, quisiera ser, Para besarte en la boca, Cuando fueras a beber.
Du cheveu le plus délicat…
Du cheveu le plus délicat Qui se glisse dans ta tresse, Je veux tramer une chaîne Pour te ramener près de moi. . Une cruche dans ta maison, Mon enfant, je voudrais être, Pour t’embrasser sur la bouche Lorsque tu y viendras boire.
Non, non, arrêtez donc de faire l’abeille, et ne cherchez-pas un quelconque exercice de diction du style « J’examine cet axiome de Xénophon sur les exigences… » !
C’est plutôt d’écoute qu’il s’agit :
Une des plus grandes sopranos classiques chante à voix douce, avec la chaude tessiture, suave et élégante, de son registre mezzo-soprano, une mélodie jazzy écrite en 1943 par Harry Warren (paroles) et Mack Gordon (musique), arrangée par Alexandre Desplat en 2017 pour devenir une compositions essentielle de la bande son du film de Guillermo del Toro, « The Shape of Water » (La Forme de l’eau).
— So fantastic, so romantic, ce film, , a obtenu le Lion d’Or à la Mostra de Venise en 2017 et 4 Oscars à la 90ème Cérémonie des Oscars, début 2018 (Meilleur Film – Meilleur réalisateur – Meilleurs décors… et – tiens, tiens ! – Meilleure musique)
La belle jeune femme, annéessoixante, qui régale ici, devant son micro, nos yeux et nos oreilles, c’est la tout simplement merveilleuse…
Renée Fleming
« Tu ne sauras jamais… »
You’ll never know Just how much I miss you You’ll never know Just how much I care
And if I tried I still couldn’t hide My love for you You oughta know For haven’t I told you so A million or more times
You went away and my heart went with you I speak your name in my every prayer If there is some other way to prove that I love you I swear, I don’t know how
You’ll never know if you don’t know now
You’ll never know Just how much I miss you You’ll never know Just how much I care
You said goodbye Now stars in the sky Refuse to shine Take it from me, it’s no fun to be alone
With moonlight and memories You went away and my heart went with you I speak your name in my every prayer If there is some other way to prove that I love you I swear, I don’t know how
La Pierre du Soleil (Musée National d’Anthropologie – Mexico) – Crédit Wikimedia
Touchante histoire que celle de Teculihuatzin, princesse maya du Mexique du XVIème siècle, la Reine Indienne : par amour, mais sans doute aussi par calcul politique, elle se convertit au catholicisme et prend alors le nom de Doña Luisa en devenant l’épouse du chef militaire Don Pedro de Alvarado dont elle attend qu’il l’intègre à la culture espagnole qu’elle juge supérieure à la sienne.
Se rendant ainsi complice de l’œuvre de conquête des troupes commandées par son époux, elle espère pouvoir atténuer la barbarie impitoyable des traitements infligés à son peuple.
Mais aucune de ses sincères espérances, amoureuse ou politique, ne connaîtra mieux que la trahison.
There’s joy in my grief and there’s freedom in chains.
Henry Purcell (1659-1695)
Émouvante Reine Indienne !
Héroïne de l’opéra que Purcell laisse inachevé à sa mort en 1695 et que Peter Sellars, metteur en scène de génie, fait remonter sur les tréteaux 320 années plus tard, pour lui offrir une histoire bien moins sucrée que celle proposée par le livret initial, le revisitant profondément et le modernisant. Complétant la partition originale du Maître anglais par d’autres mélodies empruntées à d’autres œuvres de sa composition, et clairsemant l’opéra nouveau de larges citations d’une romancière nicaraguayenne de notre temps.
Il « automne » beau dans le cœur saturnien de cette Indian Queen qui prend les traits et la voix de Julia Bullock.
Acte III – Scène 8 (Teculihuatzin/Dona Luisa : chez le chaman) « I attempt from love’s sickness to fly in vain » (Je tente en vain d’échapper aux maux de l’amour…)
Acte IV – Scène 2 (Dona Luisa & Chœurs) « They tell us that your mighty powers above » (On nous dit que vous, puissants pouvoirs célestes…)
On nous dit que vous, puissants pouvoirs célestes, Savez rendre parfaits vos joies et vos plaisirs par l’amour. Ah ! Comment pouvez-vous accepter les délices d’en haut Et infliger au pauvre amoureux de tels tourments ici-bas ?
Et pourtant, bien que je souffre tant pour ma passion Mon amour restera, comme le vôtre, constant et pur. Souffrir pour lui apaise mes tourments ; Il y a de la joie dans mon chagrin, et de la liberté dans mes chaînes.
Même si j’étais d’essence divine, il ne pourrait m’aimer davantage, Et moi, en retour, j’adore mon adorateur. Ô, de sa chère vie, dieux cléments, prenez donc soin, Car je n’ai pas d’autre part à votre bénédiction.
They tell us that your mighty powers above
Make perfect your joys and your blessings by Love.
Ah! Why do you suffer the blessing that’s there
To give a poor lover such sad torments here?
.
Yet though for my passion such grief I endure,
My love shall like yours still be constant and pure.
To suffer for him gives an ease to my pains
There’s joy in my grief and there’s freedom in chains;
.
If I were divine he could love me no more
And I in return my adorer adore
O let his dear life the, kind Gods, be your care
For I in your blessings have no other share.
Cette Indian Queen singulière possède une indéniable puissance d'esprit et de manière, croisant les continents et les époques presque à la façon de Terra nostra de Fuentes. La partition inachevée de Purcell (1695), composée d'après la pièce de Sir Robert Howard et John Dryden (1664), se mêle à des extraits déclamés de "La Niña blanca y los pájaros sin pies" de la romancière nicaraguayenne Rosario Aguilar (1992).
La Restauration anglaise de 1660, qui ré-ouvrait les théâtres après leur interdiction par le Puritain Cromwell, rencontre ainsi le récit de la Conquista et interroge ces « Indes » dont les saveurs avaient pénétré Londres mais cachaient derrière leur exotisme la fin d'un monde. Sellars vous invite donc à une nouvelle histoire bien différente de l'aimable fantaisie imaginée par Dryden : une partition enrichie d'autres pages de Purcell, une expérience scénique où les souples chorégraphies de Christopher Williams habitent les fresques fauves de l'artiste de rue chicano Gronk, couleurs jaillissantes et totémiques qui semblent braver un demi-millénaire d'impérialisme politique, culturel et intellectuel, jusqu'à un finale rouge sang - auquel fera écho la chemise de Sellars lors de saluts joyeux.
Extrait de l'article de Chantal Cazaux publié le 11/03/2016 dans Avant Scène Opéra
Et quelques mots de Peter Sellars lui-même (en anglais) :
Rien n’est plus amer que la séparation lorsque l’amour n’a pas diminué de force, et la peine semble bien plus grande que le plaisir qui n’existe plus et dont l’impression est effacée.
Giacomo Casanova – « L’histoire de ma vie »
— ¤ —
L’une reste, l’autre part…
De son amour
chacune un jour
se sépare.
L’une chante, l’autre si peu !
La plus triste des deux
ne chante pas le mieux
son adieu.
Deux voix.
Une même tendresse.
Les grands émois
n’ont pas d’adresse.
Charlotte Gainsbourg : Elle reste et chante… si peu :
— ¤ —
Julia Lezhneva : Elle chante… mais ne reste pas :
MANON
Allons !… il le faut ! Pour lui-même ! Mon pauvre chevalier ! Oh ! Oui, c’est lui que j’aime ! Et pourtant, j’hésite aujourd’hui ! Non ! Non, je ne suis plus digne de lui ! J’entends cette voix qui m’entraîne Contre ma volonté : « Manon, tu seras reine, « Reine par la beauté ! »
Je ne suis que faiblesse et que fragilité ! Ah ! malgré moi je sens couler mes larmes.
Devant ces rêves effacés ! L’avenir aura-t-il les charmes De ces beaux jours déjà passés ? Adieu, notre petite table Qui nous réunit si souvent ! Adieu, notre petite table Si grande pour nous cependant ! On tient, c’est inimaginable, Si peu de place… en se serrant… Adieu, notre petite table ! Un même verre était le nôtre, Chacun de nous, quand il buvait, Y cherchait les lèvres de l’autre… Ah ! Pauvre ami, comme il m’aimait ! Adieu, notre petite table ! Adieu !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy