Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin !
Cioran – Le livre des leurres (1936)
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127
Marie Louise Werneburg – Soprano
Bach-Collegium Berlin
Achim Zimmermann – Direction
Die Seele ruht in Jesu Haenden, Wenn Erde diesen Leib bedeckt. Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken, Ich, bin zum Sterben unerschrocken, Weil mich mein Jesus wieder weckt.
Mon âme repose dans les mains de Jésus, Bien que la terre recouvre ce corps. Ah, appelez-moi bientôt, cloches funèbres, Je ne suis pas terrifié de mourir Puisque mon Jésus me réveillera à nouveau.
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Nous sommes ceux qui viennent après. Nous savons désormais qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke, jouer des passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz.
George Steiner – « Langage et silence » – 1969
Jean Sébastien Bach
« Die Seele ruht in Jesu Händen » – Cantate BWV 127 Transcription pour piano : Harold Bauer (1873-1951)
Réjouis-toi ! J’ai enfin trouvé la perle rare dont tu rêvais. Tes tâches ménagères, pour lesquelles, comme nous le savons tous les deux, les fées ne t’ont doté d’aucun talent, vont désormais passer entre des mains expertes.
La jeune fille est charmante, pourrait-elle l’être plus ? Elle répond au délicat prénom d’Angelina que lui a donné son célèbre père d’opéra, Gioacchino Rossini. En vérité, elle s’appelle Isabel Léonard et affirme qu’elle est américaine et de mère argentine. Mais ne t’embarrasse pas de ces détails car elle prend aussi parfois des identités différentes, Dorabella, Zerlina, Charlotte ou encore Mélisande, entre autres. Rassure-toi, sa manie est sans danger, bien au contraire.
Les difficultés de son existence ne l’ont pas privée de son beau sourire, espiègle souvent, auquel, j’en suis persuadé, tu ne résisteras pas plus qu’à ses exubérances juvéniles. La vidéo que je joins à ce message devrait t’édifier sur ce point.
Ne te formalise pas des souillures de suie sur son tablier : la pauvre fille est astreinte à l’entretien de la cheminée familiale ; c’est d’ailleurs à travers les lueurs des flammes qu’elle fait voyager ses rêves. Ses sœurs, deux satanées chipies, l’ont même surnommée Cendrillon, ou plutôt, en italien, Cenerentola.
Comme tu le constateras, elle a pris l’habitude de chanter en travaillant. Et joliment, mon coquin, une superbe voix de mezzo. Certes son travail n’en souffre pas, mais les voisins ne résistent jamais au plaisir de venir l’écouter… Ça te fera de la visite, vieil ours !
Je me demande en rédigeant ces lignes si le Prince charmant qui sommeille en toi ne finirait pas par lui mettre la bague au doigt. Comble du paradoxe, c’est toi qui aurais ainsi trouvé chaussure à ton pied… (Facile ! Je sais.)
J’attends avec impatience tes impressions… peut-être un faire-part. – Belle occasion en tout cas pour qu’Angelina entonne encore – qui s’en plaindrait ? – cette joyeuse et virtuose aria, Non più mesta…
Dieu serait-il autre chose que la tentative de combler mon infini besoin de Musique ?
Cioran – « Le crépuscule des pensées » VII
Quand vous écoutez Bach, vous voyez germer Dieu. Son œuvre est génératrice de divinité.
Après un oratorio, une cantate ou une « Passion », il faut qu’Il existe. Autrement toute l’œuvre du Cantor serait une illusion déchirante.
… Penser que tant de théologiens et de philosophes ont perdu des nuits et des jours à chercher des preuves de l’existence de Dieu, oubliant la seule…
Cioran – « Des larmes et des Saints »
Même si l’on sait pertinemment qu’il ne paiera pas sa dette, il est bon parfois de rappeler à celui qui doit tant, fût-il Dieu lui-même, de combien il est redevable… Peut-être alors…?
Amis croyants, parce que vous savez, chacun, que « tout chez [lui] commence par les entrailles et finit par la formule », vous me pardonnerez, j’en suis sûr, mon inaltérable proximité avec Cioran.
J’ai l’outrecuidance de ne pas croire que Dieu rembourse ses dettes. Mais, à supposer qu’il y soit soudain enclin, comment s’acquitterait-il de celle qui l’engage, depuis et pour longtemps, vis à vis de Jean-Sébastien Bach, tant elle est immense, à la hauteur de l’incommensurable pouvoir qu’il exerça sur cet humble et zélé serviteur ?
Dieu, si l’on rejoint, une fois encore, l’observation cynique du philosophe insomniaque et solitaire, ne doit-il pas au génie dévoué du lumineux musicien de l’avoir promu bien au-delà de l’indigne qualification de « type de troisième ordre » ?
Tenir chacun, jusqu’à la fin du temps, dans la sereine équanimité de la musique du Cantor, serait assurément, de sa part, manière de justice magnanime… et, pourquoi pas, preuve tangible d’existence ?
Quelle âme douterait-elle encore quand la fragile suspension d’un soupir prend valeur d’éternité ?
Cantate BWV 127 : « Herr Jesu Christ, wahr’ Mensch und Gott » (Seigneur Jésus-Christ, véritable homme et dieu) 3éme mouvement : Aria
Orchestra of the J. S. Bach Foundation Rudolf Lutz : directeur Andreas Helm : hautbois – Julia Doyle : soprano
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Die Seele ruht in Jesu Händen,
Wenn Erde diesen Leib bedeckt.
Ach ruft mich bald, ihr Sterbeglocken,
Ich bin zum Sterben unerschrocken,
Weil mich mein Jesus wieder weckt.
L’âme repose entre les mains de Jésus
Lorsque la terre recouvre ce corps.
O glas funèbre, ne tarde pas à sonner pour moi,
Impavide je ne crains pas de mourir
Puisque mon Jésus me réveillera.
Sa beauté, considérée en elle-même, n’était pas, dit-on, incomparable au point de ravir d’étonnement et d’admiration dès le premier abord. Mais sa fréquentation avait tant d’attrait qu’il était impossible de lui résister. Les charmes de son visage, soutenus par les appâts de sa conversation et par toutes les grâces qui peuvent émaner du plus heureux caractère, laissaient de profondes blessures. Sa voix était d’une douceur extrême.
Plutarque – (« Vie d’Antoine » 27-2)
Difficile pourtant de percevoir dans ce propos de Plutarque une quelconque bienveillance à l’égard de Cléopâtre dont il aura brossé – ainsi que tous les auteurs romains unis dans la partialité de leurs écrits la concernant – un portrait à charge, laissant à l’Histoire, une fois pour toutes, le soin d’associer au nom de cette reine l’image mythique de la femme séductrice, avide de pouvoirs, manipulatrice cupide, traitresse impie et débauchée.
Cléopâtre VII – Altes Museum Berlin
Mais, bien que l’on ait quelques bonnes raisons de douter que Cléopâtre présentât tous les symptômes de l’angélisme, il n’est pas interdit d’imaginer cette reine, que ses détracteurs ont affublée de tous les vices, comme une « femme libre » avant la lettre, acharnée à défendre le royaume des Lagides, réduit alors à l’Égypte, dont elle avait hérité, avec les moyens et les atouts qui étaient les siens : son intelligence, sa culture… et ses charmes. Vils instruments de manigances féminines qui seraient sans doute volontiers devenus outils d’habiles et héroïques manœuvres diplomatiques, s’ils avaient été employés par un roi.
En tout cas, Cléopâtre aura été une merveilleuse aubaine pour les dramaturges, les chorégraphes, les musiciens et librettistes d’opéra, et plus près de nous les cinéastes, qui ont puisé à profusion dans la prodigalité de sa légende.
Plus de cinquante opéras, pour ne considérer que cet aspect de la production artistique qu’elle a inspirée, ont été consacrés à la « Reine des reines ». Beaucoup n’ont connu le bonheur des planches que le temps de quelques représentations et nombre de leurs auteurs sont restés en panne de postérité.
Si les grandes scènes d’opéra sont devenues une véritable résidence pour la Cléopâtre de Haendel (« Giulio Cesare in Egitto »), c’est sur les étagères poussiéreuses des bibliothèques que se sont rassemblées depuis longtemps les reines d’Égypte de Legrenzi, Mattheson, Sartorio, Hasse ou autre Vivaldi.
La jeune et talentueuse soprano suisse, Regula Mühlemann, sans négliger les airs d’anthologie, a redonné vie, le temps d’une aria baroque, à ces « Cléopâtres » inconnues ou méconnues, à l’occasion d’un enregistrement récent. Une compilation des plus heureuses, avec l’ensemble « La Folia Barockorchester » sous la direction de Robin Peter Müller.
Voilà à peine quelques jours, le 14 octobre dernier, l’Opus Klassik 2018, nouveau prix de musique allemand attribué aux artistes et productions de la musique classique, qui remplace le célèbre Echo-Klassik né en 1994, récompensait cette belle renaissance sonore de la protéiforme reine égyptienne de légende.
A voir, à écouter la Cléopâtre de Carl Heinrich Graun, sous les traits de Regula Mühlemann, donner congé d’amour à Arsace, ce prince arabe follement épris d’elle, qui supposerait que la douceur de ce sourire et la lumière éclatante de cette voix ne sont que les atours d’une démarche machiavélique ? La reine fait place nette pour accueillir César qu’elle sait déjà envoûté par son charme.
Et nous donc par celui de Regula !
Tra le procelle assorto si resta il passagiero colpa non ha il nocchiero, ma solo il vento e’l mare.
Colpa non ha se il frutto perde l’agricoltore, ma il nembo che sul fiore lo vienne a dissipar
Si le voyageur reste prisonnier de la tempête ce n’est la faute du rocher, mais celle du vent et de la mer.
Si l’agriculteur perd ses fruits ce n’est point sa faute mais celle du mauvais temps qui en abîma les fleurs.
Allons, éternels enfants aux yeux inondés de lumière que résolument nous ne voulons cesser d’être, suivons, en cette nuit de Noël, la tendre voix de l’étoile !
Extasiés par la beauté, glissons dans l’impesanteur des cieux à travers les arcanes de l’imaginaire jusqu’aux rivages du merveilleux.
Puissent nos oreilles, nos yeux et nos cœurs, communier dans le bonheur astral de l’instant !
Aria "Mi par sentir la bella..." extraite de l'opéra "Gianguir"
de Geminiano Giacomelli (1692-1740)
Montage vidéo de Jeffrey Stivers
Images de Christian Schloe Digital Artwork
J’ai l’impression d’entendre ma belle
et douce étoile, mon guide,
me dire affectueusement
« partons, mon chéri ».
La récompense pour ma victoire
sera la couronne et une fiancée,
et déjà je me prépare à ce que la main de gloire
sertisse mon front de lauriers et de myrtes.
Crois bien qu’il y aura toujours de la solitude sur la terre pour ceux qui en seront dignes.
Villiers de L’Isle-Adam
∞
Disparaître dans la seule contemplation du monde…
Une minute, un jour, le reste d’une vie… S’abreuver au pampre d’une goutte d’éternité, Silencieux sombrer sous un linceul sidéral, Ressusciter dans le présage prodigieux de l’aube.
Éblouissant vertige, naître enfin à soi-même… ………………………………….Seul, pour la première fois !
∞
« Ô solitude, mon choix le plus doux ! »
Ô Solitude Ô que j’aime la solitude ! Que ces lieux consacrés à la nuit. Éloignés du monde et du bruit, Plaisent à mon inquiétude ! Ô que j’aime la solitude !
Que je prends de plaisir à voir Ces monts pendants en précipices. Qui, pour les coups du désespoir. Sont aux malheureux si propices. Quand la cruauté de leur sort. Les force à rechercher la mort.
Je l’aime pour l’amour de toi, Connaissant que ton humeur l’aime ; Mais quand je pense bien à moi. Je la hais pour la raison même : Car elle pourrait me ravir L’heur de te voir et te servir.
Oh ! que j’aime la solitude ! C’est l’élément des bons esprits, C’est par elle que j’ai compris L’art d’Apollon sans nulle étude.
Ô que j’aime la solitude !
∞
L’émotion exclurait-elle un brin d’histoire ?
Katherine Philips – « Orinda » (1631-1664)
Malgré ses nombreuses amitiés littéraires londoniennes Katherine Philips, alias « Orinda », poétesse très en vogue dans l’Angleterre du jeune Henry Purcell, ne manque pas d’occasions pour éprouver sa solitude, et notamment lors de ses longs séjours au Pays de Galles.
Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661)
Aussi, pratiquant un excellent français, est-elle interpelée par les vers de circonstance de son aîné d’outre-Manche, Antoine Girard de Saint-Amant, et traduit-elle, aussitôt découvert, le poème « La solitude » qu’il écrivait en 1617.
Henry Purcell (1659-1695)
C’est à partir de trois versets de cette traduction de Katherine Philips que l’incontournable compositeur anglais compose vers 1684 ou 85 cette aria que la postérité consacrera, à juste titre, comme une de ses œuvres de référence.
Cette pièce repose sur vingt-huit répétitions régulières d’une basse hypnotique sur laquelle Purcell illustre les visions poétiques d’une âme solitaire à travers une mélodie envoûtante dans laquelle se superposent, multicolores, les variétés harmoniques de la voix qui en évoque les beautés.
Un avant goût d’infini…! Isn’t it ?
Merci à Jeffrey Stivers, inconditionnel amoureux de la musique baroque, qui publie sur YouTube une superbe collection de montages, plus séduisants les uns que les autres, à la gloire de ces voix fascinantes dont la sensibilité, la virtuosité et le faste constituent un inégalable fleuron de notre musique occidentale.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy