Suis-je normal, Docteur ?

« Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable » (Tchouang-Tseu). Maxime profonde autant qu’inopérante. L’apogée de l’indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité ?

Cioran – « La tentation d’exister »

Je ne peux pas plus me passer de la musique de Jean-Sébastien Bach que je ne peux cesser de fréquenter le théâtre de Shakespeare.

— Suis-je normal, Docteur ?

J’ai l’impression, en écrivant cela, que je recopie une phrase de Cioran – peut-être, d’ailleurs, m’est-elle dictée par le souvenir inconscient d’un de ses aphorismes qui sont depuis longtemps aussi indispensables à l’hygiène de mon esprit que le savon à celle de mon corps.

— Suis-je normal, Docteur ?

Il n’empêche que là est ma vérité : le plus souvent, lorsque je reviens d’un numineux voyage dans la lumière céleste, à califourchon sur la trompette d’un ange, auquel m’a invité le Cantor, c’est un personnage de Shakespeare qui m’accueille, l’espace d’un instant, sur le quai du retour. Comme le traître Iago, l’intrigante Lady Macbeth ou Richard III parfois, la tunique couverte du sang de ses victimes, qui m’attendent au débarcadère pour me rappeler que les dieux bienfaisants ont fui la Terre depuis longtemps, si tant est qu’ils l’habitassent un jour.

— Suis-je normal, Docteur ?

Qui, mieux que Jean-Sébastien Bach, aurait-il aidé Dieu à remplir de braises ardentes le cœur des hommes ? Qui, autant que Shakespeare lui-même, aurait-il su déployer toute la pertinence et la perspicacité d’un observateur aguerri pour révéler avec si grande justesse, depuis l’ombre où elle se tapit, les arcanes de l’âme humaine ?

Et comme un écho personnel à ces certitudes j’ai choisi d’intituler ce journal intime ouvert à tout vent : « De Braises et d’Ombre ».

— Suis-je normal, Docteur ?Avant que vous ne prononciez votre diagnostic, très cher Docteur, et peut-être pour le peaufiner encore, prenez donc un billet pour l’éternité ! Le voyage est court… et sa pompe si joyeuse !

Cantate BWV 70 « Wachet ! Betet ! Betet ! Wachet ! » (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) – Mouvement 1 en Ut majeur (Chœur)

Veillez ! priez ! priez ! veillez !
Tenez-vous prêt
À tout moment
Jusqu’à ce que le souverain des souverains
Mette une fin à ce monde !

Quand vous en reviendrez, pensez à entrouvrir la porte de ce vieux palais vénitien : Shylock, redoutable usurier pas très recommandable certes, répond au « Marchand de Venise », le Seigneur Antonio, qui, nonobstant le profond dédain qu’il porte à ce banquier parce qu’il est juif, vient de lui demander un nouveau prêt… Édifiant !

Shakespeare : Le Marchand de Venise – Acte I-Scène 3

SHYLOCK

Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m’avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances.

Je n’y ai jamais répondu qu’en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre peuple. Vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c’est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » Voilà ce que vous me dites, vous qui avez craché votre rhume sur ma barbe ; qui m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. C’est de l’argent que vous demandez ! Que devrais-je vous répondre ? Dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter beaucoup d’argent » ?

Enfin, cher Docteur, je dois à l’honnêteté de vous prévenir que même si vous me trouvez particulièrement dérangé, je ne suivrai aucune de vos prescriptions qui viseraient à me guérir.

Mais n’est-ce pas là une inutile précaution, car je gage que vous me déclarerez incurable ? Tant mieux !

— Je ne suis vraiment pas normal, Docteur !

Et, à s’en référer à Cioran lui-même, comment pourrait-on, à la fois, être normal et vivant ? (« La tentation d’exister »)

Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.

Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache.

Cioran (1911-1995)

 

« Syllogismes de l’amertume » – 1952