Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Devenue reine d’Écosse après avoir tant exhorté son époux à commettre l’odieux régicide qui les a conduits tous deux sur le trône, Lady Macbeth, hantée par le remords et la culpabilité vient de se donner la mort.
Très affecté par cette nouvelle, le roi Macbeth délivre ces quelques réflexions intimes sur le sens de la vie dans un célèbre soliloque.
Roi et criminel, on n’en est pas moins homme :
MACBETH :
She should have died hereafter ; There would have been a time for such a word.— Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow, Creeps in this petty pace from day to day, To the last syllable of recorded time ; And all our yesterdays have lighted fools The way to dusty death. Out, out, brief candle ! Life’s but a walking shadow ; a poor player, That struts and frets his hour upon the stage, And then is heard no more. It is a tale Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing.
Acte V, Scène 5.
MACBETH
Elle aurait dû attendre pour mourir ; Le moment serait toujours venu de prononcer ces mots. Demain, et puis demain, et puis demain, Glisse à petits pas de jour en jour, Jusqu’à la dernière syllabe du registre du temps ; Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous Le chemin de la mort poussiéreuse.
Éteins-toi, éteins-toi, courte flamme ! La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur Qui s’agite et se pavane son heure durant sur la scène Et puis qu’on n’entend plus ; c’est une fable Dite par un idiot, pleine de fracas et de fureur, Et qui ne signifie rien.
Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela ? Il y a donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile poison a déjà déséquilibrés ? Quelle tristesse, quelle inquiétude, pour le vingtième siècle qui va s’ouvrir !
Émile Zola – Lettre à la jeunesse – 14 décembre 1897
C’est avec la plus grande tristesse qu’il faut, hélas, actualiser cette remarque d’Émile Zola à l’adresse de la jeunesse de son temps.
Les plus optimistes ont le droit d’espérer que cette mise à jour sera la dernière. J’aimerais tellement faire partie de leur équipe, ainsi, d’ailleurs, que de toutes celles qui croient à la fin de la haine, quelle qu’en soit la forme, mais…
—
Roger Blin dit le poème écrit en 1942 par Benjamin Fondane, poète et philosophe roumain ayant choisi la France pour laquelle il se battit avant d’être déporté et assassiné en 1944, parce que juif :
Préface en prose
Préface en prose
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage –
il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi,
plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre – avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement !
Benjamin Fondane 1898 – 1944
« Poème en prose », L’Exode,
Super Flumina Babylonis, Paris 1942
.
..
—
Un résumé de la biographie de Benjamin Fondane sur le site du Ministère des Armées
Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fernando Pessoa – Bureau de tabac
Enregistrement 2003
Fernando Pessoa (1888-1935)
Le monde est à qui naît pour le conquérir, et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir. J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva. Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ, j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées, mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde, sans pour autant y avoir mon domicile : je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ; je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ; je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte auprès d’un mur sans porte et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour, celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué. Croire en moi ? Pas plus qu’en rien… Que la Nature déverse sur ma tête ardente son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ; quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…
« Tout misanthrope, si sincère soit-il, rappelle par moments ce vieux poète cloué au lit et complètement oublié, qui, furieux contre ses contemporains, avait décidé qu’il ne voulait plus en recevoir aucun. Sa femme, par charité, allait sonner de temps en temps à la porte. »
Reprise augmentée d’un billet publié sur Perles d’Orphée le 08/03/2014
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom.
Arthur Adamov 1908-1970
En 1946, alors âgé de 38 ans, l’écrivain et auteur dramatique Arthur Adamov publie « L’Aveu ». Entre autres outrances et impudeurs, il fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence conjuguée de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une tragique solitude. Isolement d’autant plus fort que ses engagements dans le marxisme-léninisme de l’époque radicalisent son œuvre et, partant, le marginalisent encore.
En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas ? – abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Adamov, cet « empêché de vivre », reprend « L’Aveu », qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… ». Cet ouvrage lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.
Un extrait : « Ce qu’il y a… »
Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.
Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.
Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter », c‘est toujours l’autre, celui qui manque.
Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas ?
Le précédent billet publié en 2014 intégrait une vidéo dans laquelle ce court extrait était dit par Laurent Terzieff avec la sensibilité et le talent incomparables qui le caractérisaient. Hélas, cette vidéo a disparu avec le compte Youtube qui l'avait publiée, et mes recherches pour en trouver trace ont été vaines.
Si, parmi les lecteurs et lectrices de ce blog, quelqu'un ou quelqu'une avait une piste pour faire réapparaître cet enregistrement, même en version audio, puisse-t-il ou elle avoir l'amabilité de me la communiquer ! Cette voix retrouvée, mon bonheur sera aussitôt partagé. Merci !
Leben wir denn, wir Menschen, um den Tod abzuschaffen? Nein, wir leben, um ihn zu fürchten und dann wieder zu lieben, und gerade seinetwegen glüht das bißchen Leben manchmal eine Stunde lang so schön.
Hermann Hesse – Der Steppenwolf
Vivons-nous donc, nous autres, pour nous débarrasser de la mort ? Non, nous vivons pour la craindre et aussi pour l’aimer, et c’est grâce à elle que ce petit bout de vie, quelquefois, l’espace d’une heure, brûle d’une flamme si belle.
Hermann Hesse – Le loup des steppes
Θ
Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles Il semble que la Mort est la sœur de l’amour
Jean Roger Caussimon (paroles) & Léo Ferré (musique et voix)
« Ne chantez pas la mort ! »
Ne chantez pas la Mort, c’est un sujet morbide Le mot seul jette un froid, aussitôt qu’il est dit Les gens du show-business vous prédiront le bide C’est un sujet tabou pour poète maudit La Mort… La Mort
Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles Il semble que la Mort est la sœur de l’amour La Mort qui nous attend et l’amour qu’on appelle Et si lui ne vient pas, elle viendra toujours La Mort… La Mort
La mienne n’aura pas, comme dans le Larousse Un squelette, un linceul ; dans la main, une faux, Mais fille de vingt ans à chevelure rousse En voile de mariée, elle aura ce qu’il faut La Mort… La Mort
De grands yeux d’océan, la voix d’une ingénue, Un sourire d’enfant sur des lèvres carmin, Douce, elle apaisera sur sa poitrine nue Mes paupières brûlées, ma gueule en parchemin, La Mort… La Mort
Requiem de Mozart et non Danse Macabre, Pauvre valse musette au musée de Saint-Saëns, La Mort c’est la beauté, c’est l’éclair vif du sabre, C’est le doux penthotal, de l’esprit et des sens, La Mort… La Mort
Et n’allez pas confondre et l’effet et la cause, La Mort est délivrance, elle sait que le Temps Quotidiennement nous vole quelque chose, La poignée de cheveux et l’ivoire des dents La Mort… La Mort
Elle est euthanasie, la suprême infirmière, Elle survient à temps, pour arrêter ce jeu, Près du soldat blessé dans la boue des rizières, Chez le vieillard glacé dans la chambre sans feu La Mort… La Mort
Le Temps c’est le tic-tac monstrueux de la montre, La Mort, c’est l’infini dans son éternité. Mais qu’advient-il de ceux qui vont à sa rencontre ? Comme on gagne sa vie, nous faut-il mériter La Mort… La Mort… La Mort ?
La beauté est l’antichambre de l’amour, la beauté est la lisière d’un amour dont je ne désespérerai jamais.
Christian Bobin – Mozart et la pluie
Les moments les plus lumineux de ma vie sont ceux où je me contente de voir le monde apparaître. Ces moments sont faits de solitude et de silence. Je suis allongé sur un lit, assis à un bureau ou marchant dans la rue. Je ne pense plus à hier et demain n’existe pas. Je n’ai plus aucun lien avec personne et personne ne m’est étranger. Cette expérience est simple. Il n’y a pas à la vouloir. Il suffit de l’accueillir, quand elle vient.
Un jour tu t’allonges, tu t’assieds ou tu marches, et tout vient sans peine à ta rencontre, il n’y a plus à choisir, tout ce qui vient porte la marque de l’amour. Peut-être même la solitude et le silence ne sont-ils pas indispensables à la venue de ces instants extrêmement purs. L’amour seul suffirait. Je ne décris là qu’une expérience pauvre que chacun peut connaître, par exemple dans ces moments où, sans penser à rien, oubliant même que l’on existe, on appuie sa joue contre une vitre froide pour regarder tomber la pluie. (extrait)
Tout se passe pour la première fois… Mais éternellement !
J.L. Borges
Nous sommes notre mémoire,
Ce musée chimérique de formes inconstantes,
Ce tas de miroirs brisés.
J.L. Borges
Le Bonheur (1981)
Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve. Tout se passe pour la première fois. J’ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c’est la lune, mais que puis-je faire avec un mot et une mythologie ? Les arbres me font peur. Ils sont si beaux. Les animaux tranquilles s’approchent pour que je dise leur nom. Les livres de la bibliothèque n’ont pas de lettres. Quand je les ouvre, elles surgissent. Parcourant l’atlas je projette la forme de Sumatra. Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d’inventer le feu. Dans le miroir, il y a un autre qui guette. Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre. Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille. J’ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage. J’ai rêvé l’épée et la balance. Loué soit l’amour où il n’y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux se donnent. Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer l’enfer. Celui qui descend un fleuve descend le Gange. Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d’un empire. Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César. Celui qui dort est tous les hommes. Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu’on vient de façonner. Rien n’est ancien sous le soleil. Tout se passe pour la première fois, mais éternellement. Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.
ω
La Dicha
El que abraza a una mujer es Adán. La mujer es Eva. Todo sucede por primera vez. He visto una cosa blanca en el cielo. Me dicen que es la luna, pero qué puedo hacer con una palabra y con una mitología. Los árboles me dan un poco de miedo. Son tan hermosos. Los tranquilos animales se acercan para que yo les diga su nombre. Los libros de la biblioteca no tienen letras. Cuando los abro surgen. Al hojear el atlas proyecto la forma de Sumatra. El que prende un fósforo en el oscuro está inventando el fuego. En el espejo hay otro que acecha. El que mira el mar ve a Inglaterra. El que profiere un verso de Liliencron ha entrado en la batalla. He soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago. He soñado la espada y la balanza. Loado sea el amor en el que no hay poseedor ni poseída, pero los dos se entregan. Loada sea la pesadilla, que nos revela que podemos crear el infierno. El que desciende a un río desciende al Ganges. El que mira un reloj de arena ve la disolución de un imperio. El que juega con un puñal presagia la muerte de César. El que duerme es todos los hombres. En el desierto vi la joven Esfinge, que acaban de labrar. Nada hay tan antiguo bajo el sol. Todo sucede por primera vez, pero de un modo eterno. El que lee mis palabras está inventándolas.
Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu
Quand trompé, déçu, meurtri
Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire…
Le jour se lève encore (1993)
Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu Quand trompé, déçu, meurtri Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire Tout seul, dans ton désert Quand mal, trop mal, on marche à genoux Quand sourds les hommes n’entendent plus le cri des hommes
Tu verras, l’aube revient quand même Tu verras, le jour se lève encore Même si tu ne crois plus à l’aurore Tu verras, le jour se lève encore
Quand la terre saigne ses blessures Sous l’avion qui crache la mort Quand l’homme chacal tire à bout portant Sur l’enfant qui rêve, ou qui dort Quand mal, trop mal, tu voudrais larguer Larguer, tout larguer Quand la folie des hommes nous mène à l’horreur Nous mène au dégoût
N’oublie pas, l’aube revient quand même Et même pâle, le jour se lève encore Étonné, on reprend le corps à corps Allons-y puisque le jour se lève encore
Suivons les rivières, gardons les torrents Restons en colère, soyons vigilants Même si tout semble fini N’oublions jamais qu’au bout d’une nuit Qu’au bout de la nuit, qu’au bout de la nuit
Doucement, l’aube revient quand même Même pâle, le jour se lève encore
Tu verras Étonné, on reprend le corps à corps Continue, le soleil se lève encore Tu verras, le jour se lève encore… Tu verras…
J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. 0 lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin.
Albert Camus – Retour à Tipasa
L’Été
Retour à Tipasa
(extraits)
Depuis cinq jours que la pluie coulait sans trêve sur Alger, elle avait fini par mouiller la mer elle-même. Du haut d’un ciel qui semblait inépuisable, d’incessantes averses, visqueuses à force d’épaisseur, s’abattaient sur le golfe. […]
De quelque côté qu’on se tournât alors, il semblait qu’on respirât de l’eau, l’air enfin se buvait. Devant la mer noyée, je marchais, j’attendais, dans cet Alger de décembre qui restait pour moi la ville des étés. […]
Le soir, dans les cafés violemment éclairés où je me réfugiais, je lisais mon âge sur des visages que je reconnaissais sans pouvoir les nommer. Je savais seulement que ceux-là avaient été jeunes avec moi, et qu’ils ne l’étaient plus. […]
Certes c’est une grande folie, et presque toujours châtiée, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu’on a aimé ou dont on a fortement joui à vingt. […]
Élevé d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. Il avait fallu se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n’était qu’un souvenir. […]
Je désirais revoir le Chenoua, cette lourde et solide montagne, découpée dans un seul bloc, qui longe la baie de Tipasa à l’ouest, avant de descendre elle-même dans la mer. […]
Aucun bruit n’en venait : des fumées légères montaient dans l’air limpide. La mer aussi se taisait, comme suffoquée sous la douche ininterrompue d’une lumière étincelante et froide. […]
Il semblait que la matinée se fût fixée, le soleil arrêté pour un instant incalculable. […]
[…] Il y a pour les hommes d’aujourd’hui un chemin intérieur que je connais bien pour l’avoir parcouru dans les deux sens et qui va des collines de l’esprit aux capitales du crime. Et sans doute on peut toujours se reposer, s’endormir sur la colline, ou prendre pension dans le crime. Mais si l’on renonce à une part de ce qui est, il faut renoncer soi-même à être ; il faut donc renoncer à vivre ou à aimer autrement que par procuration. […]
Parfois, à l’heure de la première étoile dans le ciel encore clair, sous une pluie de lumière fine, j’ai cru savoir, je savais en vérité, je sais toujours, peut-être. […]
Aussi je m’efforce d’oublier, je marche dans nos villes de fer et de feu, je souris bravement à la nuit, je hèle les orages, je serai fidèle. J’ai oublié, en vérité : actif et sourd, désormais. Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d’épuisement et d’ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m’étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais.
Publiée (version audio) sur "Perles d'Orphée" le 18/05/2013
sous le titre "Le rythme du silence"
Supervielle semble à jamais mal déplié dans son temps, hors d‘âge, hors des tumultes. Indifférent aux mouvements qui secouent la poésie contemporaine, surréalisme ou autre, il demeure classique, définitivement peu curieux de la modernité. Des échos de sa voix se retrouvent pourtant chez Philippe Jaccottet, et Yves Bonnefoy.
Son petit hublot de ciel donnait sur lui-même et ses fantômes intérieurs. Mais il avait choisi de vivre suivant sa devise :
« Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ? ».
Gil Pressnitzer
≅
Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil… Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)
Première publication sur « Perles d’Orphée » le 7/01/2013
Le mot
Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites ! Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes ; TOUT, la haine et le deuil ! Et ne m’objectez pas que vos amis sont sûrs Et que vous parlez bas. Écoutez bien ceci : Tête-à-tête, en pantoufle, Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle, Vous dites à l’oreille du plus mystérieux De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux, Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire, Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre, Un mot désagréable à quelque individu. Ce MOT — que vous croyez qu’on n’a pas entendu, Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre — Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ; Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ; Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, De bons souliers ferrés, un passeport en règle ; Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ; Il suit le quai, franchit la place, et cætera Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues, Et va, tout à travers un dédale de rues, Droit chez le citoyen dont vous avez parlé. Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé, Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe, Entre, arrive et railleur, regardant l’homme en face Dit : « Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel. » Et c’est fait ! Vous avez un ennemi mortel.
Peux-tu me vendre l’air qui passe entre tes doigts et fouette ton visage et mêle tes cheveux ? Peut-être pourrais-tu me vendre cinq pesos de vent, ou mieux encore me vendre une tempête ? Tu me vendrais peut-être la brise légère, la brise (oh, non, pas toute !) qui parcourt dans ton jardin tant de corolles, dans ton jardin pour les oiseaux, dix pesos de brise légère ?
Le vent tournoie et passe
dans un papillon.
Il n’est à personne, à personne.
Et le ciel, peux-tu me le vendre, le ciel qui est bleu par moments ou bien gris en d’autres instants, une parcelle de ton ciel que tu as achetée, crois-tu, avec les arbres de ton jardin, comme on achète le toit avec la maison ? Oui, peux-tu me vendre un dollar de ciel, deux kilomètres de ciel, un bout – celui que tu pourras – de ton ciel ?
Le ciel est dans les nuages.
Les nuages qui passent là-haut
ne sont à personne, à personne.
Peux-tu me vendre la pluie, l’eau qui t’a donné tes pleurs et te mouille la langue ? Peux-tu me vendre un dollar d’eau de source, un nuage au ventre rond, laineux et doux comme un agneau, ou l’eau tombée dans la montagne, ou l’eau des flaques abandonnées aux chiens, ou une lieue de mer, un lac peut-être, cent dollars de lac ?
L’eau tombe et roule.
L’eau roule et passe.
Elle n’est à personne, non.
Peux-tu me vendre la terre, la nuit profonde des racines ; les dents des dinosaures, la chaux éparse des squelettes lointains ? Peux-tu me vendre des forêts enfouies, des oiseaux morts, des poissons de pierre, le soufre des volcans, un milliard d’années montant en spirale ? Peux-tu me vendre la terre, peux-tu me vendre la terre, peux-tu ?
Ta terre est aussi bien ma terre
Tous passent, passent sur son sol.
Il n’est à personne, à personne.
Nicolas Guillen (1902-1989)
Nicolas Guillen ou l’incarnation poétique du métissage cubain
Boris Courret
¿Puedes?
¿Puedes venderme el aire que pasa entre tus dedos y te golpea la cara y te despeina? ¿Tal vez podrías venderme cinco pesos de viento, o más, quizás venderme una tormenta? ¿Acaso el aire fino me venderías, el aire (no todo) que recorre en tu jardín corolas y corolas, en tu jardín para los pájaros, diez pesos de aire fino?
El aire gira y pasa en una mariposa. Nadie lo tiene, nadie.
¿Puedes venderme cielo, el cielo azul a veces, o gris también a veces, una parcela de tu cielo, el que compraste, piensas tú, con los árboles de tu huerto, como quien compra el techo con la casa? ¿Puedes venderme un dólar de cielo, dos kilómetros de cielo, un trozo, el que tú puedas, de tu cielo?
El cielo está en las nubes. Altas las nubes pasan. Nadie las tiene, nadie.
¿Puedes venderme lluvia, el agua que te ha dado tus lágrimas y te moja la lengua? ¿Puedes venderme un dólar de agua de manantial, una nube preñada, crespa y suave como una cordera, o bien agua llovida en la montaña, o el agua de los charcos abandonados a los perros, o una legua de mar, tal vez un lago, cien dólares de lago?
El agua cae, rueda. El agua rueda, pasa. Nadie la tiene, nadie.
¿Puedes venderme tierra, la profunda noche de las raíces; dientes de dinosaurios y la cal dispersa de lejanos esqueletos? ¿Puedes venderme selvas ya sepultadas, aves muertas, peces de piedra, azufre de los volcanes, mil millones de años en espiral subiendo? ¿Puedes venderme tierra, puedes venderme tierra, puedes?
La tierra tuya es mía. Todos los pies la pisan. Nadie la tiene, nadie.
Poésie cubaine du XXème siècle (Patiño, 1997) – Traduction de l’espagnol par Claude Couffon.