Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu
Quand trompé, déçu, meurtri
Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire…
Le jour se lève encore (1993)
Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu Quand trompé, déçu, meurtri Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire Tout seul, dans ton désert Quand mal, trop mal, on marche à genoux Quand sourds les hommes n’entendent plus le cri des hommes
Tu verras, l’aube revient quand même Tu verras, le jour se lève encore Même si tu ne crois plus à l’aurore Tu verras, le jour se lève encore
Quand la terre saigne ses blessures Sous l’avion qui crache la mort Quand l’homme chacal tire à bout portant Sur l’enfant qui rêve, ou qui dort Quand mal, trop mal, tu voudrais larguer Larguer, tout larguer Quand la folie des hommes nous mène à l’horreur Nous mène au dégoût
N’oublie pas, l’aube revient quand même Et même pâle, le jour se lève encore Étonné, on reprend le corps à corps Allons-y puisque le jour se lève encore
Suivons les rivières, gardons les torrents Restons en colère, soyons vigilants Même si tout semble fini N’oublions jamais qu’au bout d’une nuit Qu’au bout de la nuit, qu’au bout de la nuit
Doucement, l’aube revient quand même Même pâle, le jour se lève encore
Tu verras Étonné, on reprend le corps à corps Continue, le soleil se lève encore Tu verras, le jour se lève encore… Tu verras…
L’écriture, la poésie, le dessin, la peinture, la musique, comme moyens d’échapper à l’horreur immédiate des camps nazis, comme outils du souvenir, du témoignage et de l’indispensable transmission.
Comme probable chemin vers un éventuel et douloureux pardon, pour autant qu’il soit possible, même après tant d’années, de pardonner hors du repentir…?
Felix Nussbaum – Les squelettes jouent pour la danse – 1944
La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il paraît bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes.
Adorno – « Méditations sur la Métaphysique » (en réponse, dix ans après, à sa propre affirmation de 1949 : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. »)
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Domenico di Michelino – Dante et son poème – XVème
Considerate la vostra semenza ; fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e conoscenza.
(« Considérez votre dignité d’homme : Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes, mais pour acquérir vertu et connaissance. ») Dante – « Divine Comédie », cité par Primo Levi – « Si c’est un homme » – chap. 11
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Tromper l’horreur du camp :
La soprano Anne-Sofie Von Otter a publié en 2007 un CD intitulé, « Terezin Theresienstadt »(camp nazi tristement célèbre), dans lequel elle interprète des œuvres que composèrent des musiciens juifs internés dans ce « ghetto » créé de toutes pièces, pour, supercherie couplée à l’horreur, servir à la propagande hitlérienne de démonstration de sa « bonne foi ». La chambre à gaz était le plus souvent le but du séjour.
Malgré les souffrances, la faim et le froid, qui étaient le quotidien de ces intellectuels juifs regroupés dans cette antichambre des fours crématoires d’Auschwitz, la création artistique restait leur plus puissant soutien. Parmi eux, une écrivaine et compositrice tchèque, Ilse Weber.
Désignée infirmière pour les enfants du camp, elle avait composé diverses mélodies pour les distraire et les calmer. Alors qu’elle était en route pour la chambre à gaz en compagnie de son jeune fils, Tommy, elle lui chanta, pour tromper l’horreur du chemin et l’apaiser jusqu’à l’ultime instant, cette tendre mélodie, devenue célèbre depuis, « Wiegala ».
Dodo l’enfant do, Le vent joue de la lyre. Il joue doucement entre les verts roseaux, Le rossignol chante sa chanson. Dodo…
Dodo, l’enfant do, La lune est une lanterne Au plafond noir du ciel, Elle contemple le monde Dodo…
Dodo, l’enfant do, Comme le monde est silencieux ! Pas un bruit ne trouble la paix, Toi aussi mon bébé, dors. Dodo, l’enfant do, Que le monde est silencieux !
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Se souvenir…
et indéfiniment transmettre :
Zoran Mušič, – peintre slovène (1909-2005)
Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? […] Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.
Vladimir Jankélévitch (1903-1985)
in « Pardonner ? » – 1971
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David Olère – Gazage (peint après 1945)
Si c’est un homme…
Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connait pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu’à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N’oubliez pas que cela fut, Non ne l’oubliez pas : Gravez ces mots dans votre cœur Pensez y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant : Répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, Que la maladie vous accable Que vos enfants se détournent de vous.
Primo Levi (1919-1987)
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Il y a encore des chants à chanter au delà des hommes.
Paul Celan (1920-1970)
Ce billet,légèrement modifié ici, a été initialement publié sur "Perles d'Orphée" le 14/02/2013 sous le titre : "Orphée et la barbarie"
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy