Il y a séparation…

Reprise augmentée d’un billet publié sur Perles d’Orphée le 08/03/2014

Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom.

Arthur Adamov
Arthur Adamov 1908-1970

En 1946, alors âgé de 38 ans, l’écrivain et auteur dramatique Arthur Adamov publie « L’Aveu ». Entre autres outrances et impudeurs, il fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence conjuguée de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une tragique solitude. Isolement d’autant plus fort que ses engagements dans le marxisme-léninisme de l’époque radicalisent son œuvre et, partant, le marginalisent encore.

En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas ? –  abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Adamov, cet « empêché de vivre », reprend « L’Aveu »,  qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… ».  Cet ouvrage lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.

Un extrait : « Ce qu’il y a… » 

 Ce qu’il y a ?  Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.

Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.

Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.

Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.

Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.

Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter », c‘est toujours l’autre, celui qui manque.

Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas ?

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Le précédent billet publié en 2014 intégrait une vidéo dans laquelle ce court extrait était dit par Laurent Terzieff avec la sensibilité et le talent incomparables qui le caractérisaient. Hélas, cette vidéo a disparu avec le compte Youtube qui l'avait publiée, et mes recherches pour en trouver trace ont été vaines.

Si, parmi les lecteurs et lectrices de ce blog, quelqu'un ou quelqu'une avait une piste pour faire réapparaître cet enregistrement, même en version audio, puisse-t-il ou elle avoir l'amabilité de me la communiquer ! Cette voix retrouvée, mon bonheur sera aussitôt partagé. Merci !