Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
La beauté est l’antichambre de l’amour, la beauté est la lisière d’un amour dont je ne désespérerai jamais.
Christian Bobin – Mozart et la pluie
Les moments les plus lumineux de ma vie sont ceux où je me contente de voir le monde apparaître. Ces moments sont faits de solitude et de silence. Je suis allongé sur un lit, assis à un bureau ou marchant dans la rue. Je ne pense plus à hier et demain n’existe pas. Je n’ai plus aucun lien avec personne et personne ne m’est étranger. Cette expérience est simple. Il n’y a pas à la vouloir. Il suffit de l’accueillir, quand elle vient.
Un jour tu t’allonges, tu t’assieds ou tu marches, et tout vient sans peine à ta rencontre, il n’y a plus à choisir, tout ce qui vient porte la marque de l’amour. Peut-être même la solitude et le silence ne sont-ils pas indispensables à la venue de ces instants extrêmement purs. L’amour seul suffirait. Je ne décris là qu’une expérience pauvre que chacun peut connaître, par exemple dans ces moments où, sans penser à rien, oubliant même que l’on existe, on appuie sa joue contre une vitre froide pour regarder tomber la pluie. (extrait)
Ah ne m’enlevez pas la poésie, elle m’est plus précieuse que la vie, elle est la vie même, révélée, sortie par deux mains d’or des eaux du néant, ruisselante au soleil.
Christian Bobin – « La grande vie » (2014)
A la mémoire de Christian Bobin
parti vers le « Très haut » ce 23 novembre.
Le huitième jour de la semaine (extrait)
Lettre oubliée entre deux pages
Il y a ce soir une douceur semblable à celle qui régnait dans le parc du musée Rodin, le jour où nous sommes allés dans le plus délicieux domaine de Paris : une lumière hésitante enveloppait sa fraîcheur sous des étoffes d’air, comme pour retarder l’instant de périr. On eût dit que quelque chose allait naître, qu’un animal très fin allait traverser l’espace illimité du parc, et que le moindre bruit l’aurait fait fuir à jamais. Je parlais comme à l’accoutumée : beaucoup trop, comme chaque fois que la beauté des choses me fait souvenir de l’émerveillement de vivre, agissant en moi comme une subtile ivresse et rompant ce silence qui me sert dans le monde où je m’ennuie. Vous étiez souriante, attentive simplement à tout ce qui n’était pas vous : les statues, bien sûr, mais aussi le ciel, les arbres, et le souci jamais éteint du tout de la vie. Le huitième jour de la semaine, voyez-vous, ce doit être quelque chose comme cela : un instant où les choses s’effacent dans les fêtes qu’elles annoncent. Dans le musée, il y avait des statues de Camille Claudel. Leur grâce, fiévreuse, était celle du funambule au-dessus de l’abîme. Elles avaient échappé au double enfermement de la famille et de l’asile, subi par leur auteur. Elles disaient quelque chose sur le monde, d’une voix murmurante, douloureuse à entendre. J’ai longtemps retenu près de moi cette image de « la petite châtelaine » : ce visage d’enfant tendu vers le jour comme devant le rideau d’une scène qui tarde à se lever. Un ciel froid touchait ses épaules nues. Songez à ce visage, lorsque la nuit s’en empare : cette enfance ruinée d’un seul coup. Le manque de tout. Le manque du pain et des roses. Comment écrire, comment lire sachant cela, et que le monde se glace chaque jour un peu plus dans le noir de lui-même ? Il n’y a pas de réponse. Peut-être n’est-ce qu’ainsi – dans l’évidence de leur impuissance – que les mots commencent à nous dire quelque chose. Peut-être.
Pour s’éprendre d’une femme, il faut qu’il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance.
Christian Bobin (« La part manquante »)
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Dans le parc du musée Rodin, il y a un couple assis sur un banc, au bord d’une pièce d’eau. Lumière éternelle du petit matin. Fraîcheur de l’entretien sans phrase, ininterrompu depuis ‑ déjà ‑ trois ans.
Elle porte une robe plissée avec, sur ses genoux, un sac de grand magasin. Il porte, depuis le début du jour, une nouvelle trop grande pour lui, dont il ne sait comment se délivrer. Cette nouvelle se confond avec sa solitude. Cette solitude rajeunie, puissante, se confond avec un nouvel amour qui l’a soumis ‑ par le regard, puis par la pensée ‑ à l’attraction d’une autre présence : blonde quand sa voisine est brune, vive comme cerisier au printemps, quand sa voisine a les nuances d’un été finissant. Comment lui dire qu’un astre est apparu, dont le nom, peu usé encore par les lèvres, sonne plus fort et plus prometteur que le sien ? Il se penche sur le gravier, ramasse des cailloux, les jette dans le bassin. Il se penche en lui, une poignée de mots, jetés dans l’eau sereine des yeux de sa voisine.
Elle considère avec attention un point désert du parc, au-delà du bassin. Immobile, elle demande deux, trois choses : plus jamais ? Plus jamais. Dès demain ? Dès demain. Silence. Silence avec chute de lumière. Nous existons si peu, c’est miracle que cette larme dans les yeux, ce nom qu’elle écrit sur la joue, ce nom qu’elle efface. Le chemin salé d’une larme sur la joue, dans le temps. Nous existons si peu. Lorsque nous disons « moi », nous ne disons rien encore, un simple bruit, l’espérance d’une chose à venir. Nous n’existons qu’en dehors de nous, dans l’écho de si loin venu, et voici que l’écho se perd et qu’il ne revient plus.
L’homme se lève, sur une autre route, déjà. Elle ne bouge pas. Le soir vient par habitude. La nuit se perd dans toutes les nuits du monde. Un nouveau jour arrive, qu’il faut longtemps envisager, au réveil, pour voir ce qu’il a de nouveau. Il y a une nouvelle statue de Rodin, dans le parc. C’est une femme, avec une robe plissée, elle est assise sur un banc.
Et si le jour de l’an était, après tout, le premier jour du printemps ?
Oh, pas ce printemps que nous indiquent les météorologues et les calendriers, non. Ce printemps qu’évoque si poétiquement Christian Bobin dans sa folie d’optimisme et d’espérance.
Ce printemps qui peut surgir au plus noir de l’année, […] quelque chose qui peut venir à tout moment pour interrompre, briser – et au bout du compte, délivrer.
Ce « printemps », utopique et pourtant si possiblement réel, que sincèrement je vous souhaite – je nous souhaite – à l’occasion de la naissance de cette année, généreux porteur de paix et de véritable renouveau.
Enregistrement diffusé le 26/12/2012 sur "Perles d'Orphée" qui venait de prendre son envol : J'attends le printemps
Un livre, qu’on le lise ou qu’on l’écrive, doit être soluble dans la vie. On doit pouvoir à chaque page lever les yeux sur le monde ou se pencher sur un souvenir pour vérifier le texte.
Jean Grosjean 1912-2006
(cité par Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 13/04/2006, à l’occasion de la mort du poète.)
La Liseuse, Charles von Steuben – Musée des Beaux Arts, Nantes
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Hier
Assis sur mes talons entre les murs je suis livré à la nuit anonyme et je me tais, mais je l’entends m’entendre. Il faut, dis-tu, marcher d’un mur à l’autre.
Rien, des essors d’oiseaux, l’herbe au soleil, l’odeur du sol, l’azur dans l’abreuvoir et l’envol des instants. Hier n’est plus, ne te retourne pas sur un abîme.
Première diffusion sur « Perles d’Orphée » le 26/12/2012
« Vous cherchez du côté du plus grand… C’est tellement plus simple : J’attends le printemps. Ce que j’appelle le printemps n’est pas affaire de climat ou de saison. Cela peut surgir au plus noir de l’année. C’est même une de ses caractéristiques : Quelque chose qui peut venir à tout moment pour interrompre, briser – et au bout du compte, délivrer.
Le printemps n’est rien de compréhensible – c’est même ce qui lui permet de tenir dans trois fois rien – un bruit, un silence, un rire.
Il se moque de conclure. Il ouvre et ne termine jamais. Il est dans sa nature d’être sans fin.
Ce que j’appelle le printemps ne va pas sans déchirure. C’est une chose douce et brutale. Nous ne devrions pas être surpris de ce mélange. Si nous le sommes, c’est que la vie nous rend distraits. Nous ne faisons pas assez attention.
Si nous regardions bien, si nous regardions calmement, nous serions effrayés par la souveraineté de la moindre pâquerette : elle est là, toute bête, toute jaune. Pour être là, elle a dû traverser des morts et des déserts. Pour être là, toute menue, elle a dû livrer des guerres sans pitié.
Ce que j’appelle le printemps est une chose du même ordre…
Dans le printemps, rien de tranquille ni de gagné d’avance. Lorsqu’il arrive, nous ne nous y retrouvons plus. Presque rien n’a changé et ce presque rien change tout.
Nous nous accoutumons trop vite à ce que nous avons.
Dieu merci, le printemps vient remettre du désordre dans tout ça. Nous découvrons que nous n’avons jamais rien eu à nous, et cette découverte est la chose la plus joyeuse que je connaisse. »
Christian Bobin (in « L’équilibriste » – Éditions Le temps qu’il fait – 1998)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy