Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu
Quand trompé, déçu, meurtri
Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire…
Le jour se lève encore (1993)
Quand tu n’y crois plus, que tout est perdu Quand trompé, déçu, meurtri Quand assis par terre, plus rien pouvoir faire Tout seul, dans ton désert Quand mal, trop mal, on marche à genoux Quand sourds les hommes n’entendent plus le cri des hommes
Tu verras, l’aube revient quand même Tu verras, le jour se lève encore Même si tu ne crois plus à l’aurore Tu verras, le jour se lève encore
Quand la terre saigne ses blessures Sous l’avion qui crache la mort Quand l’homme chacal tire à bout portant Sur l’enfant qui rêve, ou qui dort Quand mal, trop mal, tu voudrais larguer Larguer, tout larguer Quand la folie des hommes nous mène à l’horreur Nous mène au dégoût
N’oublie pas, l’aube revient quand même Et même pâle, le jour se lève encore Étonné, on reprend le corps à corps Allons-y puisque le jour se lève encore
Suivons les rivières, gardons les torrents Restons en colère, soyons vigilants Même si tout semble fini N’oublions jamais qu’au bout d’une nuit Qu’au bout de la nuit, qu’au bout de la nuit
Doucement, l’aube revient quand même Même pâle, le jour se lève encore
Tu verras Étonné, on reprend le corps à corps Continue, le soleil se lève encore Tu verras, le jour se lève encore… Tu verras…
L’heure de Toi, l’heure de Nous Ah !… Te le dire à tes genoux, Puis sur ta bouche tendre fondre Prendre, joindre, geindre et frémir Et te sentir toute répondre Jusqu’au même point de gémir… Quoi de plus fort, quoi de plus doux L’heure de Toi, l’heure de Nous ?
Qui croirait, s’il ne les connaît déjà, que ces vers fougueux que l’on imaginerait volontiers dictés par l’exubérance d’un jeune homme bouillant d’amour, sont l’œuvre d’un septuagénaire profondément épris, dans les années 1940, d’une jeune femme de trente ans sa cadette. Mais quel septuagénaire ! Un des plus brillants esprits français du siècle dernier – et d’autres siècles… –, que sa biographe, l’académicienne Dominique Bona, décrit pourtant ainsi : « homme libre passé maitre dans l’art de penser, il applique à la lettre la consigne qu’il s’est donnée de ne jamais s’abandonner à ses émotions sans tenter de les comprendre et de les clarifier, jusque dans ce domaine irrationnel et diabolique : la pulsion érotique…. »
Ce « maître dans l’art de penser », professeur au Collège de France et poète enflammé, n’est autre que le fils spirituel de Mallarmé. Il est l’auteur de « Monsieur Teste », de « La jeune Parque » et du « Cimetière marin » : Paul Valéry lui-même. Mari aimant et père exemplaire, qui n’aura pu, malgré sa détermination à se protéger de ses propres émois, résister aux charmes manipulateurs de la narcissique Jeanne Loviton — alias Jean Voilier, son nom de plume —, femme indépendante au goût prononcé pour les hommes de grande culture. Depuis leur rencontre en 1938, Paul Valéry est dévoré par cet amour impossible qu’il exprime dans mille lettres adressées à Jeanne et cent-cinquante poèmes composés à son intention ; ils « parlent de très haut amour, mais aussi de sexe, de fusion des corps et de communion des âmes, de l’espoir d’être aimé en retour, aussi fort qu’il aime. »(Dominique Bona) Ces poèmes amoureux, « charmants », charmeurs, charnels, pétris de vie, que le poète avait décidé de répartir en deux recueils distincts, « Corona » et « Coronilla » – royal hommage à la femme adorée–, sont à l’extrême opposé de sa poésie d’avant, « officielle », hermétique ; l’inspiration (Valéry détestait le mot) et l’exaltation y entrouvrent les portes du mystère.
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Un jour sans toi vécu ne m’est qu’un jour de fer Qui m’accable d’un poids que mon soupir repousse Et qui s’achève en siècle accompli dans l’enfer
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Paul Valéry (30 oct. 1871 – 20 juil. 1945)
Lorsqu’à Pâques 1945 Jeanne Voilier met fin à cette liaison en annonçant à son vieil amant qu’elle va épouser l’éditeur Robert Denoël avec qui elle entretient une relation intime depuis déjà deux ans, elle ne se soucie pas de savoir qu’elle précipite la mort du philosophe-poète déjà malade.
Le 20 juillet 1945, Paul Valéry très éploré rendra son dernier souffle, le front tendrement caressé par sa fidèle épouse Jeannie.
Deux mois plus tôt, le 22 mai 1945, peu de temps après avoir reçu la terrible nouvelle, le poète malheureux écrivait un dernier poème à Jean Voilier, mélange intime de nostalgie et de prémonition :
« Longueur d’un jour »
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous, Sans que ma main sur tes genoux Allant, venant, te parle à sa manière, Sans que l’autre, dans la crinière Dont j’adore presser la puissance des crins, Gratte amoureusement la tête que je crains… Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche Même l’idée amère et l’ombre du reproche Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux, Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux, Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes… Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort Me devient familière et sourdement me mord. Je suis entr’elle et toi ; je le sens à toute heure. Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure Tu le sais à présent, si tu doutas jamais Que je puisse mourir par celle que j’aimais, Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour, Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy