Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
– À cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort.
– Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.
– Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un système de citations.
Vieille femme gitane de la mer de l’île de Mabul – Malaisie (Photo National Geographic)
Méditation sur un visage J’ai douloureusement médité devant vous Et j’ai pleuré sur vous, vieille dame étrangère, Qui ne pouviez savoir ma jeunesse légère Occupée à fixer vos traits pâles et mous. Je m’étonnais si fort que vous fussiez rieuse, Moi qui d’abord pensais que vous n’aviez plus rien Ayant à tout jamais perdu l’unique bien D’être tentante, d’être étrange et vaporeuse. La vie est-elle donc moins dure qu’on ne croit, Puisqu’elle soigne encor comme une bonne mère, Qu’elle sait égayer cette vieillesse amère Où tout semblait devoir n’être que morne et froid ! Et pourtant avec quelle épouvante cachée Je regardais, songeant à la blancheur des lys De nos âges, la peau ravagée et tachée De ce masque qui fut jeune femme, jadis ! — Moi qui veux vivre jusqu’au bout ; est-il possible D’imaginer qu’ainsi je pourrai rire un jour Lorsque je n’aurai plus ce trésor indicible : L’audace, la beauté, l’entrain, l’orgueil, l’amour ?…
Je sais maintenant que je ne possède rien, pas même ce bel or qui est feuilles pourries, encore moins ces jours volant d’hier à demain à grands coups d’ailes vers une heureuse patrie.
Elle fut avec eux, l’émigrante fanée, la beauté faible, avec ses secrets décevants, vêtue de brume. On l’aura sans doute emmenée ailleurs, par ces forêts pluvieuses. Comme avant,
je me retrouve au seuil d’un hiver irréel où chante le bouvreuil obstiné, seul appel qui ne cesse pas, comme le lierre. Mais qui peut dire
quel est son sens ? Je vois ma santé se réduire, pareille à ce feu bref au-devant du brouillard qu’un vent glacial avive, efface… Il se fait tard.
In L’effraie – Gallimard / 1954
Philippe Jaccottet 1925-2021
Note personnelle au lecteur :
La lecture et l’interprétation d’un poème sont éminemment subjectives. La réalité et les intentions du poète écrivant ses vers se trouvent ainsi détournées par la sensibilité du lecteur qui, prenant à son compte les mots et les impressions qu’ils suggèrent, les affectera, au gré de sa sensibilité, à un autre univers de pensée, très personnel et parfois bien éloigné des circonstances qui auront présidé à la création de l’œuvre. Magie du poème !
Ce billet a délibérément choisi le sonnet d'un jeune poète pour illustrer le thème de la vieillesse.
Le poème, « Je sais maintenant que je ne possède rien... », Philippe Jaccottet l’a écrit alors qu’il avait à peine plus de 20 ans. A l’évidence la vieillesse ne faisait pas encore partie de ses préoccupations. Il cherchait à exprimer à travers ce sonnet en alexandrins son affectation d'avoir dû quitter, pour raisons professionnelles, sa Suisse natale pour le lointain pays de France. Déraciné, se sentant étranger loin de ses amis, jeune homme confronté à sa quête d’identité et de sens, le poète est envahi par un sentiment légitime d’isolement et de dépossession qu'il exprime ici en des mots que l’âge avancé pourrait volontiers revendiquer.
Personne n’est jeune après quarante ans mais on peut être irrésistible à tout âge.
Coco Chanel
Deux gardénias suffiront à en faire l’heureuse démonstration. Pas « les galants gardénias dans leurs suaves pourpoints », de Raymond Queneau, exposés ici dans leur candeur virginale, mais les « Dos gardenias » de la chanson composée en 1945 par la pianiste cubaine Isolina Carrillo.
« Dos gardenias », incontournable standard de la musique latine, aura attendu le milieu des années 1990 et les tournées mondiales du Buena Vista Social Club Orquesta associé au chanteur Ibrahim Ferrer pour devenir un « tube » international. La chanteuse Omara Portuondo, seule femme à rejoindre le groupe, en fera pour toujours une perle de son répertoire.
C’est un boléro, une chanson d’amour comme tant d’autres, dans laquelle une jeune femme amoureuse exprime sa crainte de voir son bienaimé s’éprendre d’une autre… Deux gardénias, image de pureté et de sincérité, qu’elle offre, symbole de deux baisers échangés, à son amoureux. Deux fleurs qui mourront assurément si elles devinaient que cet amour a été trahi.
Quelqu’un a dit un jour que la vieillesse ne commence que lorsque les regrets prennent la place des rêves. Que dire de cette jeune femme, filmée ici à l’occasion de ses 90 ans, installée dans le désormais légendaire fauteuil d’une certaine « Emmanuelle », les yeux gorgés de cette fraîcheur de la jeunesse et la voix porteuse de ses folles espérances, qui chante « Dos gardenias » ?
Irrésistible Omara !
Dos gardenias para ti Con ellas quiero decir Te quiero, te adoro, mi vida Ponles toda tu atención Que serán tu corazón y el mío
.
Dos gardenias para ti Que tendrán todo el calor de un beso De esos besos que te di Y que jamás te encontrarán En el calor de otro querer
.
A tu lado vivirán y se hablarán Como cuando estás conmigo Y hasta creerán que te dirán Te quiero
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Pero si un atardecer Las gardenias de mi amor se mueren Es porque han adivinado Que tu amor me ha traicionado Porque existe otro querer
.
A tu lado vivirán y se hablarán Como cuando estás conmigo Y hasta creerán que te dirán Te quiero
.
Pero si un atardecer Las gardenias de mi amor se mueren Es porque han adivinado Que tu amor me ha traicionado Porque existe otro querer
.
Es porque han adivinado Que tu amor me ha traicionado Porque existe otro querer
Pour Paul, pour Léo, et pour Arthur qui attend sur le quai…
Pour ce Paris d’hier qu’ils chantaient à mon goût…
Pour le choix des images et ce très heureux montage…
Pour le souvenir qui me fréquente encore…
Pour le plaisir qui s’accroche, qui s’accroche… !
Âme, te souvient-il, au fond du paradis De le gare d’Auteuil et des trains de jadis T’amenant chaque jour, venus de la Chapelle Jadis déjà, combien pourtant je me rappelle.
Après les premiers mots de bonjour et d’accueil Mon vieux bras dans le tien, nous quittions cet Auteuil Et, sous les arbres pleins d’une gente musique Notre entretien était souvent métaphysique.
Ô tes forts arguments, ta foi du charbonnier, Non sans quelque tendance, ô si franche à nier, Mais si vite quittée au premier pas du doute. Et puis nous rentrions, plus que lents, par la route, Un peu des écoliers, chez moi, chez nous plutôt, Y déjeuner de rien, fumailler vite et tôt Et dépêcher longtemps une vague besogne.
Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne.
Paul Verlaine (Amour, 1888 –Lucien Létinois XVIII)
Ce qu’un homme durant son enfance, a pris dans son sang de l’air du temps ne saurait plus en être éliminé.
Stefan Zweig – Le monde d’hier
Photo : Jean Chamoux – années 1950
Mon enfance était là
C’était une merveille
Mais ce n’était déjà
Qu’un déjeuner de soleil
Le déjeuner de soleil
Il y avait la porte bleue
De la boulangerie
Et puis l’épicerie
Où un monsieur frileux
Comptait ses caramels
Ensuite la ruelle
Tournait en escalier
A défaut de cahier
On écrivait au mur
Chacun son aventure
J’aimais une mineure
J’avais dix ans passé
Le cœur est effacé
Mais la flèche demeure
Mon enfance était là
C’était une merveille
Mais ce n’était déjà
Qu’un déjeuner de soleil
Il y avait certains principes
Un vélo pour trois types
Mais jamais plus de sept
Pour une cigarette
Quand le fils du bistro
Apportait du vermouth
On était toujours trop
Moi, j’étais bon au foot
Marco boxait pas mal
Mais le roi du lance-pierre
C’était quand même Albert
Et puis quand y’avait bal
A la salle des fêtes
Il mettait sa casquette
Mon enfance était là
C’était une merveille
Mais ce n’était déjà
Qu’un déjeuner de soleil
Assis sur le trottoir
Quand t’arrivais à l’heure
Tu pouvais voir le soir
La marchande de couleur
Quand elle enlevait ses bagues
Elle laissait la lumière
Je raconte pas des blagues
Monté sur les épaules
D’une espèce de grand drôle
J’ai même vu sa guêpière
Ses jambes jusqu’aux cheville
C’était un vingt-trois juin
Ça m’a coûté trois billes
Mais je ne regrette rien
Il y avait la porte bleue
De la boulangerie
Et puis l’épicerie
Où un monsieur frileux
Comptait ses caramels
Ensuite la ruelle
Tournait en escalier
Marc est mort à la guerre
Pas de nouvelles d’Albert
On n’amassait pas mousse
Mais on vivait en douce
Les heures sont passées
Le cœur est effacé
Mais la flèche demeure
Mon enfance était là
Déjeuner de soleil
Déjeuner de soleil
Mais c’était une merveille
Une merveille
Musique : Alain Goraguer Paroles : Jean-Loup Dabadie
L’heure de Toi, l’heure de Nous Ah !… Te le dire à tes genoux, Puis sur ta bouche tendre fondre Prendre, joindre, geindre et frémir Et te sentir toute répondre Jusqu’au même point de gémir… Quoi de plus fort, quoi de plus doux L’heure de Toi, l’heure de Nous ?
Qui croirait, s’il ne les connaît déjà, que ces vers fougueux que l’on imaginerait volontiers dictés par l’exubérance d’un jeune homme bouillant d’amour, sont l’œuvre d’un septuagénaire profondément épris, dans les années 1940, d’une jeune femme de trente ans sa cadette. Mais quel septuagénaire ! Un des plus brillants esprits français du siècle dernier – et d’autres siècles… –, que sa biographe, l’académicienne Dominique Bona, décrit pourtant ainsi : « homme libre passé maitre dans l’art de penser, il applique à la lettre la consigne qu’il s’est donnée de ne jamais s’abandonner à ses émotions sans tenter de les comprendre et de les clarifier, jusque dans ce domaine irrationnel et diabolique : la pulsion érotique…. »
Ce « maître dans l’art de penser », professeur au Collège de France et poète enflammé, n’est autre que le fils spirituel de Mallarmé. Il est l’auteur de « Monsieur Teste », de « La jeune Parque » et du « Cimetière marin » : Paul Valéry lui-même. Mari aimant et père exemplaire, qui n’aura pu, malgré sa détermination à se protéger de ses propres émois, résister aux charmes manipulateurs de la narcissique Jeanne Loviton — alias Jean Voilier, son nom de plume —, femme indépendante au goût prononcé pour les hommes de grande culture. Depuis leur rencontre en 1938, Paul Valéry est dévoré par cet amour impossible qu’il exprime dans mille lettres adressées à Jeanne et cent-cinquante poèmes composés à son intention ; ils « parlent de très haut amour, mais aussi de sexe, de fusion des corps et de communion des âmes, de l’espoir d’être aimé en retour, aussi fort qu’il aime. »(Dominique Bona) Ces poèmes amoureux, « charmants », charmeurs, charnels, pétris de vie, que le poète avait décidé de répartir en deux recueils distincts, « Corona » et « Coronilla » – royal hommage à la femme adorée–, sont à l’extrême opposé de sa poésie d’avant, « officielle », hermétique ; l’inspiration (Valéry détestait le mot) et l’exaltation y entrouvrent les portes du mystère.
Σ
Un jour sans toi vécu ne m’est qu’un jour de fer Qui m’accable d’un poids que mon soupir repousse Et qui s’achève en siècle accompli dans l’enfer
Σ
Paul Valéry (30 oct. 1871 – 20 juil. 1945)
Lorsqu’à Pâques 1945 Jeanne Voilier met fin à cette liaison en annonçant à son vieil amant qu’elle va épouser l’éditeur Robert Denoël avec qui elle entretient une relation intime depuis déjà deux ans, elle ne se soucie pas de savoir qu’elle précipite la mort du philosophe-poète déjà malade.
Le 20 juillet 1945, Paul Valéry très éploré rendra son dernier souffle, le front tendrement caressé par sa fidèle épouse Jeannie.
Deux mois plus tôt, le 22 mai 1945, peu de temps après avoir reçu la terrible nouvelle, le poète malheureux écrivait un dernier poème à Jean Voilier, mélange intime de nostalgie et de prémonition :
« Longueur d’un jour »
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous, Sans que ma main sur tes genoux Allant, venant, te parle à sa manière, Sans que l’autre, dans la crinière Dont j’adore presser la puissance des crins, Gratte amoureusement la tête que je crains… Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche Même l’idée amère et l’ombre du reproche Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux, Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux, Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes… Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort Me devient familière et sourdement me mord. Je suis entr’elle et toi ; je le sens à toute heure. Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure Tu le sais à présent, si tu doutas jamais Que je puisse mourir par celle que j’aimais, Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour, Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
Cette nuit, je vais écrire mon livre.
Il est temps, depuis l’temps.
C’est mon roman, c’est mon histoire !
Il y a des choses qu’on n’écrit
Que lorsqu’il est très tard,
Que lorsqu’il fait bien nuit…
Serge Reggiani
‘La chanson de Paul’
Ce soir, je bois ! Tu peux toujours éteindre la lampe Et ta main blanche glissant sur la rampe Monter jusqu’à ta chambre Pour y chercher ton sommeil noir… Moi, je reste en bas ce soir Et je bois ! Oui, j’ai promis ! Oui, mais je bois quand même ! Va, je t’aime. Va dans ta nuit…
Je bois… Aux femmes qui ne m’ont pas aimé Aux enfants que je n’ai pas eus Mais à toi qui m’a bien voulu… Je bois… A ces maisons que j’ai quittées Aux amis qui m’ont fait tomber Mais à toi qui m’as embrassé… Mais à toi qui m’as embrassé…
Ce soir-là On sortait d’un cinéma Il faisait mauvais temps Dans la rue Vivienne J’étais très élégant J’avais ma canadienne Toi tu avais ton manteau rouge Et je revois ta bouche Comme un fruit sous la pluie… Comme un fruit sous la pluie…
Ce soir, je bois ! Heureusement, je ne suis jamais ivre. Dors… Cette nuit, je vais écrire mon livre. Il est temps, depuis l’temps. C’est mon roman, c’est mon histoire ! Il y a des choses qu’on n’écrit Que lorsqu’il est très tard, Que lorsqu’il fait bien nuit… Dors, je t’aime. Dors dans ma vie…
Je bois… Aux lettres que je n’ai pas écrites, A des salauds qui les méritent Mais je n’sais plus où ils habitent… Je bois… A toutes les idées que j’ai eues. Je bois aussi dès qu’ils m’ont eu Mais à toi qui m’a défendu, Mais à toi qui m’a défendu…
Ce jour-là, Dans un café du quinzième, Tu m’avais dit: «je t’aime» Je n’écoutais pas. Y avait toute une équipe. On parlait politique. Je m’suis battu avec un type Et tu m’as emmené Comme un enfant blessé, Comme un enfant blessé…
Je bois… Au combat que tu as mené Pour m’emmener loin de la fête. Ce soir, je bois à ta défaite. Je bois… Au temps passé à te maudire, A te faire rire, à te chérir, Au temps passé à te vieillir. Je bois… Aux femmes qui ne m’ont pas aimé, Aux enfants que je n’ai pas eus Mais à toi qui m’a bien voulu, Mais à toi qui m’a bien voulu.
Producteur : Claude DejacquesCompositeur : Alain GoraguerAuteur : Jean-Loup Dabadie
Je suis dur Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps À rêver sans dormir
À dormir en marchant Partout où j’ai passé J’ai trouvé mon absence Je ne suis nulle part Excepté le néant Mais je porte accroché au plus haut des entrailles À la place où la foudre a frappé trop souvent Un cœur où chaque mot a laissé son entaille Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Pierre Reverdy (1959) extrait de La liberté des mers (Éditions Flammarion)
Vieillir c’est organiser sa jeunesse au cours des ans.
Paul Eluard – Poésie ininterrompue
Poésie ininterrompue – extrait –
Hier c’est la jeunesse hier c’est la promesse
Pour qu’un seul baiser la retienne Pour que l’entoure le plaisir Comme un été blanc bleu et blanc Pour qu’il lui soit règle d’or pur Pour que sa gorge bouge douce Sous la chaleur tirant la chair Vers une caresse infinie Pour qu’elle soit comme une plaine Nue et visible de partout Pour qu’elle soit comme une pluie Miraculeuse sans nuage Comme une pluie entre deux feux Comme une larme entre deux rires Pour qu’elle soit neige bénie Sous l’aile tiède d’un oiseau Lorsque le sang coule plus vite Dans les veines du vent nouveau Pour que ses paupières ouvertes Approfondissent la lumière Parfum total à son image Pour que sa bouche et le silence Intelligibles se comprennent Pour que ses mains posent leur paume Sur chaque tête qui s’éveille Pour que les lignes de ses mains Se continuent dans d’autres mains Distances à passer le temps
Musique : Maurice Ravel – Quatuor à cordes en Fa majeur 2ème Mouvement – « Assez vif & très rythmé » Quatuor Hagen – Concert hall – Mozarteum, Salzburg (2000)
« Lorsque l’homme commence à décliner, après avoir atteint le faîte de son existence, il se débat ainsi contre la mort, les flétrissures de l’âge, contre le froid de l’univers qui s’insinue en lui, contre le froid qui pénètre son propre sang. Avec une ardeur renouvelée, il se laisse envahir par les petits jeux, par les sonorités de l’existence, par les mille beautés gracieuses qui ornent sa surface, par les douces ondées de couleur, les ombres fugitives des nuages. Il s’accroche, à la fois souriant et craintif, à ce qu’il y a de plus éphémère, tourne son regard vers la mort qui lui inspire angoisse, qui lui inspire réconfort, et apprend ainsi avec effroi l’art de savoir mourir. C’est là que réside la frontière entre la jeunesse et la vieillesse. Plus d’un l’a déjà franchie à quarante ans ou plus tôt encore, plus d’un ne la sent que plus tardivement, à la cinquantaine ou à la soixantaine. Mais c’est toujours la même chose : au lieu de nous consacrer à l’art de vivre, nous commençons à nous tourner vers cet autre art, au lieu de façonner et d’affiner notre personnalité, nous sommes de plus en plus occupés à la déconstruire, à la dissoudre et soudain, presque du jour au lendemain, nous avons le sentiment d’être devenus vieux. Les pensées, les centres d’intérêt et les sentiments de la jeunesse nous sont désormais étrangers. C’est dans ces instants où l’on passe d’un âge à un autre que le spectacle discret et délicat de l’été qui s’éteint et disparaît progressivement peut nous saisir et nous émouvoir, emplir notre cœur d’étonnement et d’horreur, nous faire trembler et sourire à la fois. »
Willie Nelson (88 ans) chante « Yesterday when I was young » – ‘Hier encore‘ – de Charles Aznavour
Yesterday when I was young The taste of life was sweet as rain upon my tongue, I teased at life as if it were a foolish game, The way the evening breeze may tease a candle flame.
The thousand dreams I dreamed, the splendid things I planned, I always built, alas, on weak and shifting sand. I lived by night and shunned the naked light of day And only now I see how the years ran away.
Yesterday when I was young So many drinking songs were waiting to be sung, So many wayward pleasures lay in store for me, And so much pain my dazzled eyes refused to see.
I ran so fast that time and youth at last ran out, I never stopped to think what life was all about, And every conversation I can now recall Concerned itself with me, and nothing else at all.
Yesterday the moon was blue And every crazy day brought something new to do. I used my magic age as if it were a wand And never saw the waste and emptiness beyond.
The game of love I played with arrogance and pride And every flame I lit too quickly, quickly died. The friends I made all seemed somehow to drift away And only I am left on stage to end the play.
There are so many songs in me that won’t be sung, I feel the bitter taste of tears upon my tongue The time has come for me to pay for yesterday when I was young.
Paroles de Charles Aznavour :
Hier encore, j’avais vingt ans, je caressais le temps J’ai joué de la vie Comme on joue de l’amour et je vivais la nuit Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps.
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J’ai fait tant de projets qui sont restés en l’air J’ai fondé tant d’espoirs qui se sont envolés Que je reste perdu, ne sachant où aller Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre.
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Hier encore, j’avais vingt ans, je gaspillais le temps En croyant l’arrêter Et pour le retenir, même le devancer Je n’ai fait que courir et me suis essoufflé.
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Ignorant le passé, conjuguant au futur Je précédais de moi toute conversation Et donnais mon avis que je voulais le bon Pour critiquer le monde avec désinvolture.
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Hier encore, j’avais vingt ans mais j’ai perdu mon temps À faire des folies Qui me laissent au fond rien de vraiment précis Que quelques rides au front et la peur de l’ennui.
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Car mes amours sont mortes avant que d’exister Mes amis sont partis et ne reviendront pas Par ma faute j’ai fait le vide autour de moi Et j’ai gâché ma vie et mes jeunes années.
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Du meilleur et du pire en jetant le meilleur J’ai figé mes sourires et j’ai glacé mes pleurs Où sont-ils à présent? À présent, mes vingt ans ?
Quand on aime la vie, on aime le passé, parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine.
Marguerite Yourcenar – « Les yeux ouverts »
Un jour, sans prévenir, s’ébauchent au carrefour des souvenirs lointains quelques vers confidentiels d’un poète oublié… Retrouvés entre les pages aujourd’hui fanées d’un carnet de notes où un trait d’instinct les avait jadis réservés, s’illuminant enfin du sens d’une réalité alors noyée dans un trop-plein de jeunesse et d’insouciance.
J’aime ces mots un jour rencontrés loin des graffitis émus ou révoltés de mes pupitres d’écoliers, et demeurés discrètement tapis dans l’ombre des années vives. Leur surgissement soudain me les impose, prêt à faire croire à ma naïveté prétentieuse qu’ils auraient pu un jour s’échapper de mon propre encrier dans un éclair poétique de lucidité prémonitoire.
Décidément, jusqu’au bout je continuerai d’être « poète par tous les vers que je n’ai jamais écrits »*. Comment mieux garantir pour soi-même le talent que l’on n’a pas eu ?
* Cioran
František Kupka (1871-1957) – Le temps qui passe – L’instant
Passé
Les souvenirs, ces ombres trop longues de notre corps limité, ce sillage de mort que nous laissons en vivant, les lugubres et tenaces souvenirs, les voici surgir, déjà : mélancoliques et muets fantômes qu’agite un vent funèbre. Tu es venue vivre, désormais, dans ma mémoire. Oui, c’est maintenant que je peux dire : « tu m’appartiens. » Et voici qu’entre nous est arrivé quelque chose irrévocablement. Tout s’est achevé si vite ! Hâtif et léger Le temps nous a rejoints. D’instants fugitifs il a tissé notre histoire parfaitement close et triste. Nous aurions dû le savoir : l’amour brûle la vie et fait voler le temps.
Vincenzo Cardarelli (1887-1959)
Passato
I ricordi, queste ombre troppo lunghe del nostro breve corpo, questo strascico di morte che noi lasciamo vivendo i lugubri e durevoli ricordi, eccoli già apparire: melanconici e muti fantasmi agitati da un vento funebre. E tu non sei più che un ricordo. Sei trapassata nella mia memoria. Ora sì, posso dire che che m’appartieni e qualche cosa fra di noi è accaduto irrevocabilmente. Tutto finì, così rapido! Precipitoso e lieve il tempo ci raggiunse. Di fuggevoli istanti ordì una storia ben chiusa e triste. Dovevamo saperlo che l’amore brucia la vita e fa volare il tempo.