Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
– À cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort.
– Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.
– Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un système de citations.
Texte de Claude Lemesle pour une chanson de Serge Reggiani (1981)
Si vous prenez, à la sortie du hameau de La Louvière, Le sentier qui rejoint la lisière, passe à fleur de forêt, Puis s’enfonce à la rencontre des chants d’oiseaux, Si vous le suivez jusqu’aux premières pentes de la dent des Corbières Vous apercevrez, sans doute, à la naissance du coteau Une grotte. C’est là que vit celui qu’ils appellent le fou Et que j’appelle moi : L’exilé.
Il est des hommes déracinés de leur pays Et qui essaient de passer vaille que vaille Sur une autre terre que celle de leurs ancêtres et de leurs amours. Il en est d’autres, tel celui-ci, Que l’on a comme arrachés au siècle où ils auraient dû vivre Et qui essaient de survivre dans une époque qui ne leur convient pas, Où ils étouffent, dont ils ont mal.
Il ne vivait pas comme les autres, Il ne pensait pas comme les autres, Le naufragé du temps passé, L’étranger volontaire, l’exilé.
Johannes Adriaensz van Staveren – XVIIème
Il se sentait comme asphyxié par les courses des autres Course à l’argent, course à la réussite, course aux honneurs. Lui, c’était singulier, détestait le pluriel. Il n’avait que le sens de l’honneur. Mais en nos temps supersoniques C’est un sens interdit. Mal dans son âme sous la dictature de la quantité, Il rêvait, comme un enfant, que revînt le règne de la qualité.
Il ne comprenait pas qu’on traite ceux qui donnent… de pigeons, Ceux qui rêvent… de naïfs, Ceux qui aiment… d’esclaves. A vrai dire il ne comprenait rien à pas grand-chose, A part que l’essentiel de la vie est certainement bien plus simple Et bien plus beau Que dans le cri des corbeaux et le hurlement des loups. Alors il demeurait là, dans sa grotte, L’exilé, Les pieds dans le vingtième siècle Et la tête et le cœur ailleurs, Très loin !
Il ne vivait pas comme les autres, Il ne pensait pas comme les autres, Le naufragé du temps passé, L’étranger volontaire, l’exilé.
Teodor Axentowicz – L’Anachorète (1881)
[Terre folle, t’as un coup de vieux Tu perds la boussole J’entends le Bon Dieu Qui rigole]
J’écoute le bruit de l’eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l’eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage parvienne à me configurer. Et je pense au vent qui vient à moi, qui demeure en moi. Toute la nuit, j’ai marché sous la pluie inconnue. On m’a donné un silence plein de formes et de visions (dis-tu). Et tu cours désolée comme l’unique oiseau dans le vent.
in L’Enfer musical, – Ypsilon éditeur – 10/2012. – Traduction : Jacques Ancet.
Au centre du poème il y a un autre poème, au centre du centre il y a une absence, au centre de l’absence il y a mon ombre.
Alejandra Pizarnik
Cendres
Nous avons dit des paroles, des paroles pour réveiller les morts, des paroles pour faire un feu, des paroles pour pouvoir nous asseoir et sourire.
Nous avons créé le sermon de l’oiseau et de la mer, le sermon de l’eau, le sermon de l’amour.
Nous nous sommes agenouillés et avons adoré de longues phrases comme le soupir de l’étoile, des phrases comme des vagues des phrases comme des ailes.
Nous avons inventé de nouveaux noms pour le vin et pour le rire, pour les regards et leurs terribles chemins.
Moi à présent je suis seul(e) – comme l’avare délirant(e) sur sa montagne d’or – et je lance des paroles vers le ciel mais je suis seul(e) et je ne peux dire à mon aimée ces paroles qui me font vivre.
Alejandra Pizarnik 1936-1972
Las aventuras perdidas (1958) – Œuvres (Ypsilon, 2022) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
Le 2 mars 1939, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz s’effondrait mortellement, après s’être fâché contre son canari, qui ne voulait pas rentrer dans sa cage. Le médecin conclura à une embolie. Sur sa tombe, au cimetière de Fontainebleau, ses amis feront graver ces mots : «Poète et métaphysicien». Pour un petit cercle de lettrés, un grand écrivain disparaissait, sans avoir été reconnu comme il l’aurait dû, et qui aura souffert toute sa vie d’une «excommunication» décrétée par l’influent André Gide.
Je suis un grand jardin de novembre, un jardin éploré Où grelottent les abandonnés du vieux faubourg ; Où la couleur misérable des brumes dit : Toujours ! Où le battement des fontaines est le mot : Jamais… — Autour d’un buste ridicule qui médite, (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite), Tourne la ronde des désespoirs du vieux faubourg.
Entendez-vous la ronde qui pleure, dans le jardin noyé De brume aveugle, au fond du vieux faubourg ? Pauvres amitiés mortes, burlesques amours oubliées, O vous les mensonges d’un soir, ô vous les illusions d’un jour, Autour du buste ridicule qui médite, (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite), Venez danser la ronde noire du vieux faubourg.
La brume a tout mangé, rien n’est gai, rien n’irrite, Le rêve est aussi creux que la réalité. Mais dans le parc où vous avez connu l’été La ronde, la ronde immense tourne, tourne toujours, Amis que l’on remplace, amantes que l’on quitte… (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite…) Je suis un grand jardin de novembre, au fond d’un vieux faubourg.
Pour s’éprendre d’une femme, il faut qu’il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance.
Christian Bobin (« La part manquante »)
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Dans le parc du musée Rodin, il y a un couple assis sur un banc, au bord d’une pièce d’eau. Lumière éternelle du petit matin. Fraîcheur de l’entretien sans phrase, ininterrompu depuis ‑ déjà ‑ trois ans.
Elle porte une robe plissée avec, sur ses genoux, un sac de grand magasin. Il porte, depuis le début du jour, une nouvelle trop grande pour lui, dont il ne sait comment se délivrer. Cette nouvelle se confond avec sa solitude. Cette solitude rajeunie, puissante, se confond avec un nouvel amour qui l’a soumis ‑ par le regard, puis par la pensée ‑ à l’attraction d’une autre présence : blonde quand sa voisine est brune, vive comme cerisier au printemps, quand sa voisine a les nuances d’un été finissant. Comment lui dire qu’un astre est apparu, dont le nom, peu usé encore par les lèvres, sonne plus fort et plus prometteur que le sien ? Il se penche sur le gravier, ramasse des cailloux, les jette dans le bassin. Il se penche en lui, une poignée de mots, jetés dans l’eau sereine des yeux de sa voisine.
Elle considère avec attention un point désert du parc, au-delà du bassin. Immobile, elle demande deux, trois choses : plus jamais ? Plus jamais. Dès demain ? Dès demain. Silence. Silence avec chute de lumière. Nous existons si peu, c’est miracle que cette larme dans les yeux, ce nom qu’elle écrit sur la joue, ce nom qu’elle efface. Le chemin salé d’une larme sur la joue, dans le temps. Nous existons si peu. Lorsque nous disons « moi », nous ne disons rien encore, un simple bruit, l’espérance d’une chose à venir. Nous n’existons qu’en dehors de nous, dans l’écho de si loin venu, et voici que l’écho se perd et qu’il ne revient plus.
L’homme se lève, sur une autre route, déjà. Elle ne bouge pas. Le soir vient par habitude. La nuit se perd dans toutes les nuits du monde. Un nouveau jour arrive, qu’il faut longtemps envisager, au réveil, pour voir ce qu’il a de nouveau. Il y a une nouvelle statue de Rodin, dans le parc. C’est une femme, avec une robe plissée, elle est assise sur un banc.
Le temps est la substance dont je suis fait.
Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve ;
c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ;
c’est un feu qui me consume, mais je suis ce feu.
Jorge-Luis Borges – « Nouvelle réfutation du temps » (1947)
τ
Par indécision, par négligence ou pour d’autres raisons, je ne me suis pas marié et maintenant je vis seul. Je ne souffre pas de la solitude ; il est déjà suffisamment difficile de se supporter soi-même et ses manies. Je constate que je vieillis ; un signe qui ne trompe pas est le fait que les nouveautés ne m’intéressent pas ni ne me surprennent, peut-être parce que je me rends compte qu’il n’y a rien d’essentiellement nouveau en elles et qu’elles ne sont tout au plus que de timides variantes.
Jorge-Luis Borges – « Le livre de sable »
τ
Je vous propose une citation de Saint-Augustin. Elle me paraît très appropriée. Il a écrit : …. — « Qu’est-ce que le temps ? Si l’on ne me pose pas la question, je sais ce qu’est le temps. Si l’on me pose la question, je ne le sais plus. »
J’éprouve un sentiment identique en ce qui concerne la poésie.
Jorge-Luis Borges (« L’Art de la poésie »)
Borges (1899-1986) Photo by Ulf Andersen / Getty Images
En vieillissant, je sens que tout s’en va… et j’aime tout plus passionnément. (Émile Zola)
ψ
Jean de La Fontaine
— Je crois qu’on est vieux la première fois…
Le rossignol
— Qu’on aime ?
Jean de La Fontaine
— Ah ! Non. La première fois qu’on cesse d’aimer.
Sacha Guitry – « Jean de La Fontaine » (1916)
ψ
Ils n’ont plus vingt ans depuis un moment déjà. Chacun chez soi. Seul. Convaincu, chacun, que c’est bien mieux comme ça. Mais avec un zeste de frustration inavouée et des kyrielles de souvenirs capricieux. Avec encore le désir d’aimer. Un autre désir, nouveau certes. Un autre amour, différent, évidemment.
Pourquoi ne se voient-ils plus ? Même pas un texto depuis la dernière fois. Et si avec l’âge l’idée même d’un bonheur partagé devenait effrayante ? Chacun ne peut s’en prendre qu’à lui-même, après tout, il y a deux bouts à une ligne téléphonique.
A propos c’était quand déjà, la dernière fois ? Oh, un bail ! C’était bien pourtant : tant de rêves en commun, tant d’œillades complices, tant de plaisirs échangés, tellement de légèreté sous autant de pudeur. Un étrange retour d’adolescence : le cœur en cavale, le souffle engoncé, l’émotion coincée dans la gorge. Et ce terrible effort pour dompter ce satané feu qui ne demande qu’à embraser les joues. Et les larmes, si proches…
Ils ont passé l’âge, tout de même ! Et pourtant…
DANCE :
∼ Elle : Susan Sarandon (La Louise de « Thelma et Louise » de Ridley Scott en 1991) ∼ Lui : Danny Glover
(Albert dans « La couleur pourpre » de Spielberg, en 1986) ∼ La musique et la voix : Julia Stone
(… née en 1984 !)
Encore…! Mais Julia Stone chante en français, cette fois-ci :
Julia Stone (auteure-compositrice-interprète folk australienne et multi-instrumentiste)
Rembrandt – Philosophe en méditation – 1632 (Louvre)
L’ignorant
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance, plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne. Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour enneigé ou brillant, mais jamais habité. Où est le donateur, le guide, le gardien ? Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais (le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre), et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent : que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force le fait encor parler entre ses quatre murs ? Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ? Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole pénètre avec le jour, encore que bien vague :
« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
Tu n’es pas tout à fait la misère,
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire.
Paul Eluard
Ψ
Triste é viver na solidão Na dor cruel de uma paixão Triste é saber que ninguém Pode viver de ilusão Que nunca vai ser, nunca vai dar O sonhador tem que acordar
Sua beleza é um avião Demais p’rum pobre coração Que para pra te ver passar Só pra me maltratar Triste é viver na solidão.
Il est triste de vivre dans la solitude Dans la douleur cruelle d’une passion Il est triste de savoir que personne Ne peut vivre d’illusions Que cela ne sera jamais, ça ne marchera jamais Le rêveur doit se réveiller
Ta beauté est un avion Trop belle pour un pauvre cœur Qui s’arrête pour te voir passer Juste pour se flageller Il est triste de vivre dans la solitude.
… des oiseaux perdus dans la torpeur d’une forêt très sombre pendant les heures les plus chaudes de l’été. (Ravel – 1928)
N’y a-t-il pas dans cette magnifique interprétation, en kimono, des « Oiseaux tristes » de Ravel, ce petit supplément de justesse de ton et de méticulosité du regard, propre à l’approche extrême-orientale, qui, observé depuis les méandres de nos esprits occidentaux, semble toujours mieux éclairer les profondeurs de la méditation ?
Madoka Fukami interprète Miroirs(1904-1906) de Maurice Ravel :
II. Oiseaux tristes
Quelle satisfaction pour Maurice Ravel, âgé de 30 ans à peine, d'apprendre que son illustre aîné Claude Debussy vient d'exprimer son profond désir d'écrire une musique "improvisée, ... détachée d’un cahier d’esquisses" ! Et pour cause... il est lui-même tout à la transcription d'une impression sonore qu'il a ressentie lors d'une promenade en forêt de Fontainebleau, en entendant un merle chanter. Il compose "Oiseaux tristes".
Bien qu'il récuse régulièrement l'emploi de l'épithète "impressionniste" appliquée à la musique, préférant en abandonner l'usage à l'univers de la peinture, c'est bien dans un registre impressionniste, représentant des ambiances et des images, que Ravel choisit de composer, en ces années 1904-1906, les cinq pièces de "Miroirs".
"Oiseaux tristes", qui portera le numéro 2, en est sans doute l'illustration la plus significative : d'abord un chant d'oiseau solitaire, comme un appel, dans la tiède et humide atmosphère d'un épais sous-bois, suivi d'autres chants peut-être, d'autres vols, courts, tout aussi solitaires, sans relation établie. La partie centrale du mouvement plus dynamique et plus riche harmoniquement voudrait aider quelques rayons de lumière à traverser la canopée, mais l'humeur mélancolique finit désespérément par épouser la sombritude du lieu, faisant dire à quelque critique musical que le jeune compositeur avait écrit là son œuvre la plus sombre et la plus dépressive.
Sanctuaire de Kamishikimi Kumanoimasu – forêt de Takamori Machi (île de Kyushu – Japon)
… Et légèrement complété ici en guise de réponse définitive – oserais-je l’espérer – à la sempiternelle question avec laquelle, malgré la superfluité que mes années lui confèrent, on me harcèle encore.
Naïveté ou perversion : demander à un vieil âne borgne et boiteux pourquoi il n’a pas gagné le Prix d’Amérique ?
∞
Barbara
N’ayez crainte, Madame, je ne touche rien ! Je ne touche à rien !
J’écoute ! Je Vous écoute…
Et, comme au premier jour, tout simplement, je vous aime !
Mais dites-moi ! Rien n’interdit, je suppose, de convertir votre propos au masculin ? Il me va si bien !
Après tout pourquoi pas « Homme-piano-lunettes » ?
Vous ne pouvez me répondre depuis votre paradis…
Qui ne dit mot consent !
Alors… (avec un large sourire… mais pas si fier que ça) :
Femme ! Touche pas mon piano, Touche pas mes remparts, Touche pas mes lunettes, Touche pas mon regard, Touche pas ma roulotte, Touche pas mes bateaux, Touche pas mes hasards, Touche pas mes silences. Touche pas mes théâtres. Ne me touche à rien. J’ai tout, j’veux rien. Péccable !
Ont touché à rien, sont parties plus loin. Rien à dire. Faut savoir C’que vouloir.
M’ont laissé tout seul, Avec mes lunettes, avec mon piano Avec ma bible à moi, avec ça, tout ça, Avec ma vie, ma vie, Ma vie comme j’ai su, Comme j’ai pu, comme j’ai voulu, Belle ma vie, belle, Belle ! Rien à dire, Je vis mes délires. Je suis fou, je chante, j’m’envole. Avec vous j’ai tout, j’ai tout. Mais Si Mi La Ré Si, Le soir, J’suis seul Dans mon lit Parce que… Touche pas mon piano, Touche pas mes remparts…
Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante avec cette voix sourde et pure un si beau chant ? Serait-ce hors de la ville, à Robinson, dans un jardin couvert de neige ? Ou est-ce là tout près, quelqu’un qui ne se doutait pas qu’on l’écoutât ? Ne soyons pas impatients de le savoir puisque le jour n’est pas autrement précédé par l’invisible oiseau. Mais faisons seulement silence. Une voix monte, et comme un vent de mars aux bois vieillis porte leur force, elle nous vient sans larmes, souriant plutôt devant la mort. Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte ? Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur qui ne cherche la possession ni la victoire.
Philippe Jaccottet – Extrait de « L’Ignorant » – Gallimard, 1958
Philippe Jaccottet 1925-2021
Friedrich Rückert (1788-1866)
Gustav Mahler (1860-1911)
José van Dam (né le 25-08-1940)
Mon cœur, entends-tu la voix paisible de l’âme qui depuis les confins de sa solitude amie chante, dans la douceur du jour qui s’éteint, son prélude au Voyage ? « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je me suis retiré du monde).
Loin des vanités du monde, elle berce dans sa transcendante apesanteur l’union intime du poème et de la mélodie. Souffle ultime sur le dernier feu.
Me voilà coupé du monde dans lequel je n’ai que trop perdu mon temps ; il n’a depuis longtemps plus rien entendu de moi, il peut bien croire que je suis mort !
Et peu importe, à vrai dire, si je passe pour mort à ses yeux. Et je n’ai rien à y redire, car il est vrai que je suis mort au monde.
Je suis mort au monde et à son tumulte et je repose dans un coin tranquille. Je vis solitaire dans mon ciel, dans mon amour, dans mon chant.
ƒ
Ich bin der Welt abhangen gekommen, mir der ich sonst viele Zeit verdorben, sie hat so lange nichts von mir vernommen, sie mag wohl glauben, ich sei gestorben !
Es ist mir auch gar nichts daran gelegen, ob sie mich für gestorben hält, ich kann auch gar nichts sagen dagegen, denn wirklich bin ich gestorben der Welt.
Ich bin gestorben dem Weltgetümmel, und ruh in einem stillen Gebiet. Ich leb allein in meinem Himmel in meinem Lieben, in meinem Lied.
Crois bien qu’il y aura toujours de la solitude sur la terre pour ceux qui en seront dignes.
Villiers de L’Isle-Adam
∞
Disparaître dans la seule contemplation du monde…
Une minute, un jour, le reste d’une vie… S’abreuver au pampre d’une goutte d’éternité, Silencieux sombrer sous un linceul sidéral, Ressusciter dans le présage prodigieux de l’aube.
Éblouissant vertige, naître enfin à soi-même… ………………………………….Seul, pour la première fois !
∞
« Ô solitude, mon choix le plus doux ! »
Ô Solitude Ô que j’aime la solitude ! Que ces lieux consacrés à la nuit. Éloignés du monde et du bruit, Plaisent à mon inquiétude ! Ô que j’aime la solitude !
Que je prends de plaisir à voir Ces monts pendants en précipices. Qui, pour les coups du désespoir. Sont aux malheureux si propices. Quand la cruauté de leur sort. Les force à rechercher la mort.
Je l’aime pour l’amour de toi, Connaissant que ton humeur l’aime ; Mais quand je pense bien à moi. Je la hais pour la raison même : Car elle pourrait me ravir L’heur de te voir et te servir.
Oh ! que j’aime la solitude ! C’est l’élément des bons esprits, C’est par elle que j’ai compris L’art d’Apollon sans nulle étude.
Ô que j’aime la solitude !
∞
L’émotion exclurait-elle un brin d’histoire ?
Katherine Philips – « Orinda » (1631-1664)
Malgré ses nombreuses amitiés littéraires londoniennes Katherine Philips, alias « Orinda », poétesse très en vogue dans l’Angleterre du jeune Henry Purcell, ne manque pas d’occasions pour éprouver sa solitude, et notamment lors de ses longs séjours au Pays de Galles.
Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661)
Aussi, pratiquant un excellent français, est-elle interpelée par les vers de circonstance de son aîné d’outre-Manche, Antoine Girard de Saint-Amant, et traduit-elle, aussitôt découvert, le poème « La solitude » qu’il écrivait en 1617.
Henry Purcell (1659-1695)
C’est à partir de trois versets de cette traduction de Katherine Philips que l’incontournable compositeur anglais compose vers 1684 ou 85 cette aria que la postérité consacrera, à juste titre, comme une de ses œuvres de référence.
Cette pièce repose sur vingt-huit répétitions régulières d’une basse hypnotique sur laquelle Purcell illustre les visions poétiques d’une âme solitaire à travers une mélodie envoûtante dans laquelle se superposent, multicolores, les variétés harmoniques de la voix qui en évoque les beautés.
Un avant goût d’infini…! Isn’t it ?
Merci à Jeffrey Stivers, inconditionnel amoureux de la musique baroque, qui publie sur YouTube une superbe collection de montages, plus séduisants les uns que les autres, à la gloire de ces voix fascinantes dont la sensibilité, la virtuosité et le faste constituent un inégalable fleuron de notre musique occidentale.
Habré de levantar la vasta vida que aún ahora es tu espejo: cada mañana habré de reconstruirla. Desde que te alejaste, cuántos lugares se han tornado vanos y sin sentido, iguales a luces en el día. Tardes que fueron nicho de tu imagen, músicas en que siempre me aguardabas, palabras de aquel tiempo, yo tendré que quebrarlas con mis manos. ¿En qué hondonada esconderé mi alma para que no vea tu ausencia que como un sol terrible, sin ocaso, brilla definitiva y despiadada? Tu ausencia me rodea como la cuerda a la garganta, el mar al que se hunde.
Jorge Luis Borgès (1899-1986)
Edward Munch – Jappe sur la plage (1891) – Oslo
Absence
.
Il me faudra soulever la vaste vie
qui est encore ton miroir :
Il me faudra la reconstruire chaque matin.
Depuis que tu es partie
combien d’endroits sont-ils devenus vains
et dénués de sens, pareils
à des lumières dans le jour.
Soirs qui furent abri pour ton image,
musiques où toujours tu m’attendais,
paroles de ces temps-là,
il me faudra les briser avec mes mains.
Dans quel creux cacherai-je mon âme
pour ne pas voir ton absence
qui, comme un soleil terrible, sans couchant,
brille définitive et impitoyable ?
Ton absence m’entoure
comme la corde autour de la gorge.
La mer où elle se noie.
.
In « Ferveur de Buenos Aires » (1923)
traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle