L’ignorant

RembrandtPhilosophe en méditation – 1632 (Louvre)

L’ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :

« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »

Philippe Jaccottet (1925-2021)

 

 

« L’ignorant » – Poèmes 1953-1956 – Gallimard

 

 

Commentaires du poème par Jean-Michel Maulpoix : 
https://www.maulpoix.net/ignorant.htm

Fascination du couchant

[…]
– Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
L’irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Charles Baudelaire – « Les Épaves » – « Le coucher du soleil romantique »

Écrasée par l’inexorable marche de la nuit, la lumière abdique.
Les dernières ombres, craintives, allongent déjà leurs pas de fuite vers l’infini… Orgueilleux rebelles, quelques brandons à l’horizon s’acharnent encore, pour tenter de ralentir la lente procession des ténèbres, à projeter contre elle leurs rousseurs moribondes avant de se recroqueviller, vaincus et résignés, sous l’écrasant linceul de cendres que le ciel implacable déploie.

Hypnotique émerveillement du couchant ! Mystique du crépuscule !

Le temps s’évanouit dans le temps.

Tout s’accomplit dans la transfiguration de cette extrême et prodigieuse seconde d’adieu où, confondus en une androgynie parfaite, la fin et le commencement mutuellement s’engendrent.

À cet instant, tout en moi pourrait crier : « je crois ! ».

Émile Nolde

Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
L’ardente écume des nuées.

Victor Hugo – « Soleils couchants » in « Les Feuilles d’Automne »