‘Quatrième Élégie’

Le visage d’Anna Akhmatova est la seule chose magnifique qui nous reste au monde.

Joseph Brodsky  (mars 1966, peu après le décès d’Anna Akhmatova)

Chaque poème d’Akhmatova est une scène intimiste et sociale, un jeu de reflets des êtres, des heures, des objets, du souvenir, de leur passage, de leur interrogation, de leur destruction. Un théâtre de toute la vie de tous.

Christian Mouze in « Un chant invaincu » – postface

Quatrième Élégie

Les souvenirs en nous vivent trois âges.
Le premier – il semble que c’était hier.
L’âme demeure sous leur voûte bénie,
Et le corps ravi à leur ombre repose.
Le rire vibre encore, les larmes coulent,
La tache d’encre est toute fraîche,
Et scellant notre cœur, l’empreinte
Du dernier baiser – unique, inoubliable…

Mais cela ne dure guère et bientôt,
Ce n’est plus une voûte au-dessus de nos têtes,
Mais au fond d’un faubourg une maison perdue,
Où il fait froid l’hiver et chaud l’été,
Habitée d’araignées, couverte de poussière,
Où moisissent nos lettres d’amour fou,
Où les portraits sournoisement s’altèrent,
Où l’on se rend comme sur une tombe,
Et au retour, on se lave les mains,
Et l’on essuie une larme furtive
À ses paupières lourdes, et l’on soupire.

Mais l’aiguille de l’horloge tourne, les printemps
Se succèdent, le ciel s’empourpre,
Les villes changent de nom, et déjà
Il n’y a plus de témoin, personne
Pour partager nos pleurs, nos souvenirs.
Et lentement s’éloignent de nous ces ombres
Que nous cessons désormais d’évoquer,
Dont le retour nous glacerait d’effroi.

Et voilà qu’un beau jour, nous avons oublié
Jusqu’au chemin menant à cette maison perdue
Et, suffoquant de honte et de colère, nous y courons.

Mais, comme dans les rêves, tout a changé, hommes, choses, murs.
Personne ne nous reconnaît, nous sommes des étrangers.
On s’est trompé d’adresse… Et c’est alors
Que sonne l’heure la plus amère : nous comprenons
Que ce passé ne saurait plus s’inscrire
Dans les limites de notre vie présente,
Qu’il nous est devenu presque aussi étranger
Qu’à notre voisin de palier, que les morts,
Nous ne pourrions les reconnaître, et que ceux
Dont Dieu nous a autrefois séparés
Se sont fort bien passés de nous et même,

Que tout est pour le mieux…

5 février 1945 . Maison sur la Fontanka

Anna Akhmatova 1889-1966

Traduit du russe par Sophie Benech
Éditions Interférences

 

Quatrième ou Sixième Élégie du Nord ? 

J'ai choisi de conserver à cette Élégie la numérotation qui était la sienne lors de la parution du recueil "La Fuite du Temps", en 1965, - qui n'en publiait que quatre. Dans la présentation de sa traduction récente des "Élégies du Nord", Sophie Benech nous apprend qu'Anna Akhmatova avait exprimé dans ses notes son intention de regrouper sept poèmes à l'intérieur de ce cycle élégiaque. 
Et, dans le noble souci de respecter la parole de la poétesse, c'est l'ensemble de ces sept poèmes qu'elle nous offre dans une élégante traduction. 
Inévitablement son travail d'historienne devait la conduire à réordonner les textes, ainsi la "Quatrième Élégie" devient-elle la "Sixième".

Un cœur en automne /6 : Mélange élégiaque

Réconciliation

La passion amène la souffrance… Quelle puissance calmera
le cœur oppressé qui a tout perdu ?
Où sont les heures si vite envolées ?
Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau :
ton âme est troublée, ta résolution confuse.
Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !

Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ;
elle entremêle des mélodies sans nombre,
pour pénétrer le cœur de l’homme,
pour le remplir de l’éternelle beauté :
les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration,
le mérite divin des chants comme des larmes.

Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore,
qu’il bat, et voudrait battre, pour se donner lui-même,
à son tour, avec joie, en pure reconnaissance
de cette magnifique largesse.
Alors se fit sentir – oh ! que ce fût pour jamais !
la double ivresse de la mélodie et de l’amour.

Goethe à l’âge de 78 ans – Aquarelle de Josef Karl Stieler

 

Johann Wolfgang Goethe (1749-1832)
In « Trilogie de la passion » – 1827
(Traduit de l’allemand par Jacques Porchiat)

 

 

C'est à Marienbad, en 1821, que Goethe, alors âgé de 72 ans, connaît sa dernière grande passion amoureuse. Il vient de faire la rencontre d'une jeune soprano de 17 ans, Ulrike von Levetzow, et en tombe éperdument amoureux.

Deux années plus tard, le refus des parents de la jeune fille de lui accorder sa main plonge le grand écrivain dans une profonde mélancolie qui lui inspirera de merveilleux poèmes, et en particulier l'un de ses plus beaux, l'"Élégie de Marienbad".

Pendant l'été 1823, alors qu'il se réfugie plus que jamais dans la musique, il est infiniment séduit par le jeu engagé et virtuose de la pianiste polonaise Maria Szymanowska (qui ne sera pas étrangère au style brillant de Chopin). 
Quelques jours après le récital, il lui envoie ce poème, "Réconciliation", très empreint encore de ses ressentis amoureux, pour la remercier des vives émotions que sa musique a attisées en lui.

Irina Lankova joue « Élégie » Opus 3 – N°1 de Sergueï Rachmaninov :

Sergueï Rachmaninov en 1892
Cette "Élégie" fait partie des cinq "Morceaux de fantaisie", opus 3, que Rachmaninov compose en 1892, à l'âge de 19 ans.

Dès son ouverture, cette pièce exprime, une profonde et bouleversante mélancolie qui, en se développant, gagne en intensité et en beauté.

Chaleureuse, une réconfortante mélodie vient alors éclairer d'un bref trait d'espérance son ténébreux chemin.

Mais la musique retourne à la gravité de sa méditation et s'estompe jusqu'à s'éteindre presque, avant que ne réapparaisse, encore plus triste et plus émouvant, le premier thème.

Elle se cabre enfin dans une ultime convulsion puis se résigne à abandonner les harmonies des derniers accords aux ombres chères de la nuit qui marche.

« Exprimer l’inexprimable »

Erik Satie (17 mai 1866 - 1 juillet 1925)
Erik Satie (17 mai 1866 – 1 juillet 1925)

Évoquer son nom, ou croiser son malicieux regard embusqué derrière son pince-nez, et déjà l’on se sent planer à travers les résonances suspendues des accords égrenés avec lenteur sur le piano, entre lesquels s’étirent, dépouillées et diaphanes, reconnaissables entre toutes, les mélodies singulières de ses « Gymnopédies » ou de ses « Gnossiennes ». Quelquefois, quand une musique de ses compositions défie le souvenir, n’est-il pas amusant de retrouver dans les méandres de notre mémoire l’étrangeté gentiment séditieuse de certains titres tels, par exemple, que « Musique d’ameublement », « Morceau en forme de poire », ou encore « Embryons desséchés » ?

Suzanne Valadon - Portrait d'Erik_Satie - 1893
Suzanne Valadon – Erik_Satie – 1893

Erik Satie est né il y a 150 ans, en 1866. Et c’est évidemment par ses œuvres pour le piano — même si les interprètes de premier plan les boudent trop souvent — que sa musique est parvenue jusqu’à nous.

Originale, toujours rebelle aux conventions du romantisme, ironique et caustique souvent, et, au fond, bien plus sérieuse qu’elle ne veut paraître à travers les particularités de son modernisme et le mystère de son inventivité, elle continue de nous séduire encore aujourd’hui, nous, auditeurs de toutes générations. D’ailleurs, ne s’avère-t elle pas, souvent, être un point d’entrée attrayant pour ceux qui décident de découvrir, à rebours de son histoire, la musique dite « classique ».

Satie jouant de l'harmonium par Santiago Rusiñol
Satie jouant de l’harmonium par Santiago Rusiñol

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