Les rêves morts

Albert GyorgyMélancolie (Rotonde du Mont Blanc à Genève)

Les rêves morts

Je voudrais pour aimer avoir un cœur nouveau

Qui n’eût jamais connu les heures de détresse,

Un cœur qui n’eût battu qu’au spectacle du beau

Et qui fût vierge encor de toute autre tendresse ;

.

Mais je porte en moi-même un horrible tombeau,

Où gît un songe mort, loin de la multitude :

J’en ai scellé la porte et seul un noir corbeau

Du sépulcre maudit trouble la solitude !

.

Cet oiseau de malheur, c’est l’âpre souvenir,

C’est le regret des jours vécus dans la souffrance,

Qui ronge jusqu’aux os mes rêves d’avenir,

Beaux rêves glorieux, morts de désespérance.

.

Sans cesse l’aile sombre au fond de moi s’ébat,

Son grand vol tournoyant fait comme la rafale,

Qui siffle en accourant vers la fleur qu’elle abat

Et disperse les nids, dans sa course fatale.

.

Pourtant, d’un port lointain, si le vent, quelquefois,

M’apporte la chanson d’un ami sur la route,

À l’émoi de mon cœur je reconnais sa voix,

Car il cesse de battre, et tout mon être écoute.

.

Gaëtane de Montreuil (Québec 1867-1951)

Extrait musical : « Mélancolie » de Francis Poulenc (composition : 1940)

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Gaëtane de Montreuil

Biographie résumée sur le site
"lesvoixdelapoésie.com" :

Gaétane de Montreuil est le pseudonyme principal de Géorgina Bélanger (1867-1951), poète, conseillère, journaliste, bibliothécaire et professeure québécoise. Elle en emploiera d’autres: Clemencia, Aimée Patrie, Julia Patrie et Zig Zag.

L’une des premières canadiennes à devenir journaliste, elle s’engage à faire avancer la cause féminine dans un monde résistant à l’épanouissement intellectuel de la femme.

Épouse du poète et peintre Charles Gill, elle ouvre une école laïque et crée une place littéraire au féminin.

Ses vers sont souples, descriptifs et pleins d’une sonorité unique, portant vers le romantisme.

Elle fait d’autre part connaître les poètes de l’École littéraire de Montréal.

Humeur de printemps : allégresse mélancolique

Victor Borissov-MoussatovPrintemps (1901)

Voilà longtemps que je vous aime :
L’aveu remonte à dix-huit ans !
Vous êtes rose, je suis blême ;
J’ai les hivers, vous les printemps.

Théophile Gautier – « Dernier vœu »

Tout le printemps des paysages et des rivières monte comme un encens dans mon cœur, et le souffle de toutes choses chante en mes pensées comme une flûte.

Rabindranath Tagore – « L’offrande lyrique »

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Philippe Bernold, flûte, Ariane Jacob, piano
interprètent le 1er mouvement (« Allegro malinconico »)
de la Sonate pour flûte et piano de Francis Poulenc

Déjà en 1952 Poulenc exprime son désir de composer une sonate pour flûte traversière et piano. En témoignent ses correspondances avec son ami le chanteur Pierre Bernac et avec son éditeur. Mais ce n'est qu'en 1956, à l'occasion d'une commande de la Fondation Coolidge que l'occasion lui sera offerte de réaliser ce projet.

La pianiste Elizabeth Sprague Coolidge, grande mécène de la musique de chambre aux États Unis avait commandé des œuvres du genre à nombre de compositeurs de son temps, comme Ravel, Schoenberg, Honegger, Prokofiev et tant d'autres tout aussi illustres.
A sa mort en 1953, elle lègue une importante part de sa fortune à la Fondation qui porte son nom.

Par cette commande de 1956 à la mémoire de sa fondatrice, Poulenc, qui n'avait eu aucune connaissance préalable de la fondation - ni de la pianiste d'ailleurs - en devient lui aussi bénéficiaire.
Comme il se doit donc, officiellement cette sonate est dédiée à Elizabeth Coolidge, mais chacun dans l'entourage du compositeur sait bien que le véritable dédicataire est le célébrissime flûtiste Jean-Pierre Rampal avec qui Poulenc créa l’œuvre en 1957.

Toqué de toccata /2 – Fascination

If you want to be more than a virtuoso … first you have to be a virtuoso.*

Vladimir Horowitz 1903-1989

C’est la remarque qu’aurait un jour adressée Vladimir Horowitz, le très grand, l’immense, le facétieux, le capricieux, l’irremplaçable, l’iconique Vladimir Horowitz, « Satan au clavier », comme certains l’avaient surnommé, à Murray Perahia, aujourd’hui référence incontestable du piano, qui faillit jadis être l’un de ses très rares élèves.

« Virtuoso » ! Horowitz – qui en douterait ? – connaissait son sujet. Certains, nonobstant leur admiration, ne l’ont-ils pas trop souvent confiné injustement à cette seule vertu…?
Personnalité musicale puissante mais discrète, passeur engagé, Rudolf Serkin, l’antithèse pianistique d’Horowitz, était, pour sa part, fasciné par « l’espèce d’incandescence qui se dégageait de son jeu, cette flamme, cette passion. » **

… Substances éminemment explosives !

Toccata de Francis Poulenc (audio) – enregistrement de 1932

Attachons nos ceintures !!! Et gardons bien à l’esprit que, comme chacun d’entre nous, ce « diable » n’a jamais eu que dix doigts…

* Si tu veux être plus qu’un virtuose… il te faudra d’abord être un virtuose.

** Cité par Olivier Bellamy –  « Dictionnaire amoureux du piano » – Plon

Concerto en robe de bure…

Ce n’est pas du Poulenc plaisant genre Concerto à deux pianos, mais plutôt du Poulenc en route pour le cloître, très XVe siècle si l’on veut…

Francis Poulenc 1899-1963

C’est ainsi que Francis Poulenc, dans une de ses correspondances de 1936, évoquait son « Concerto en sol mineur pour orgue, orchestre à cordes et timbales » qu’il était en train de composer pour Winnaretta Singer, la Princesse Edmond de Polignac.
Enchantée par le succès du « Concerto à deux pianos » qu’elle avait commandité en 1932, c’est avec un enthousiasme redoublé, de mécène et de musicienne, que la Princesse lui avait demandé, cette fois-ci, une pièce pour orgue et petit orchestre destinée à être jouée dans le cadre des soirées musicales qu’elle avait coutume d’organiser dans son hôtel particulier.

Princesse Edmond de Polignac 1865-1943

Pouvait-elle se douter, connaissant le style habituellement espiègle et humoristique de la musique de Poulenc, que la fantaisie ludique qu’elle était fondée à attendre, serait en réalité une œuvre profonde, ample et solennelle, empreinte d’une sincère spiritualité que le compositeur n’avait pas vraiment laissé paraître auparavant ?
Qui, en effet, aurait pu prévoir l’influence capitale que l’année 1936 allait exercer dans la vie et la carrière de Francis Poulenc ?

La concomitance de certains évènements de l’été 1936 – mort tragique d’un collègue et ami de Poulenc, Pierre-Octave Ferroud, et première visite à Rocamadour – avait fait peser sur le compositeur gouailleur des « Chansons gaillardes » et des « Biches » une intense charge émotionnelle qui devait le ramener à la foi chrétienne de son enfance.
Aussitôt franchie la dernière marche du retour, Poulenc, illuminé, posait les premiers accords des « Litanies à la Vierge noire ».

Songeant au peu de poids de notre enveloppe humaine, la vie spirituelle m’attirait de nouveau. Rocamadour acheva de me ramener à la foi de mon enfance…

Notre Dame de Rocamadour

Ainsi naissait en lui un autre artiste, plus grave, qui, sans renier le premier, viendrait désormais cohabiter avec lui au travers d’un même langage musical. Cet éclectisme et cette complexité, le critique Claude Rostand les saluera en qualifiant aimablement Poulenc de « Moine et voyou ».

C’est donc ce nouvel état d’être qui devait présider à l’écriture finale de la partition du « Concerto en sol mineur pour orgue, orchestre à cordes et timbales ».
Sur le chemin du « cloître », en robe de bure, inspiré par les Maîtres anciens de l’orgue et du contrepoint (Buxtehude et Bach) certes… mais pas sans humour, ni esprit. Et, en tout cas, dans la grandeur et la vérité du musicien.

Dans le « Concerto pour orgue » le profane et le sacré contractent une alliance qui correspond à la nature profonde de Poulenc.

Jean Roy (Critique musical – 1916-2011)

Pour découvrir ou re-découvrir l’œuvre, il faut savourer la superbe interprétation qu’en a donnée en novembre 2019, à Francfort, l’organiste lettone Iveta Apkalna accompagnée par le hr-Sinfonieorchester sous la direction de son chef résident, Andrés Orozco-Estrada.

Un sublime moment de musique !

Les mots au service de l’écoute :
Claire Delamarche* présente le « Concerto pour orgue » aux auditeurs du concert donné à la Philharmonie de Paris le 23 mars 2019 (extrait du programme)

Le tutti d’orgue initial rappelle, par la tonalité comme par l’esprit, la Fantaisie en sol mineur BWV 542 de Bach. Mais c’est aux grands préludes de Dietrich Buxtehude que Poulenc emprunte la structure de l’œuvre, un mouvement unique divisé en sept sections enchaînées. Ces sections alternativement lentes et vives s’organisent en miroir autour du fiévreux Tempo allegro central, l’introduction alla Bach encadrant tout l’édifice de sa majesté.

Poulenc assigne à l’orgue un rôle ambigu. Il n’y a pas là ces affrontements titanesques auxquels les grands concertos pour piano ou violon nous ont habitués, mais plutôt une fusion entre le soliste et l’orchestre, le premier jouant souvent le rôle des bois et des cuivres absents du second. 
Excellent pianiste, merveilleux accompagnateur, Poulenc se montra intimidé par l’instrument à tuyaux, qu’il appréciait beaucoup mais dont il ne perçait pas les arcanes. Il se fit donc aider par Duruflé pour établir les registrations, c’est-à-dire traduire en combinaisons de jeux les sonorités très précises qu’il avait en tête : les puissants tutti aussi bien que les couleurs les plus suaves, comme les trois plans sonores sans cesse changeants de l’Andante moderato, la cantilène de hautbois adoucie par un cor de nuit du Très calme ou, dans le Largo final, les exquis nuages de voix céleste flottant sur le solo d’alto, puis celui de violoncelle, au-dessus d’un tapis de cordes partagées entre sourdines et pizzicati.

Duruflé conserva toujours pour Poulenc une amitié et une admiration intactes. Il lui demanda un jour s’il avait en projet des pièces pour orgue seul. Poulenc répondit par l’affirmative mais ne prit jamais le temps de tenir sa promesse. Nous ne pouvons que le regretter.

*Claire Delamarche est musicologue, conservatrice à l’Auditorium de Lyon et l’auteure de « Béla Bartok », publié chez Fayard en 2012. 

Mozart… à la française !

… parce que j’ai le culte de la ligne mélodique et que je préfère Mozart à tous les autres musiciens.

Francis Poulenc

Et quel plaisir, toujours renouvelé, d’apporter la preuve d’un tel propos, par l’exemple, avec le deuxième mouvement « Larghetto » du « Concerto pour deux pianos » en Ré mineur, que Poupoule, comme l’appelaient ses intimes, écrit en 1932 à la demande de la princesse Edmond de Polignac.

Francis Poulenc (1899-1963)

Pour nous envelopper de toute la tendresse qu’exprime ce Larghetto, Poulenc,  brillant compositeur et talentueux pianiste de 33 ans, n’hésite pas, par trois fois au cours d’un mouvement de quelques minutes, à puiser son inspiration chez son prodigieux aîné qu’il admire. Mozart !
Nulle peine pour les amoureux d’Amadeus à identifier les lumineuses allusions à ses concertos N° 26, K537, dit « Du Couronnement », N° 20, K466 (Mvt II – Romance), et N° 21, K467.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien Poulenc qui fait chanter la musique, avec cet indescriptible chic à la française qu’il incarne tant.

« Larghetto » du « Concerto pour deux pianos » de Francis Poulenc

Pianos : Lucas & Arthur Jussen
Orchestre Royal du Concertgebouw
Direction : Stéphane Denève
Enregistré en live le 19 octobre 2016 au Concertgebouw d’Amsterdam

L’enthousiasme, certes, ne devrait jamais faire oublier toute la réserve que l’on doit à l’emploi du superlatif. Mais parfois… !
… Après cette vidéo, chacun choisira le sien.

Tout le « Concerto pour deux pianos » est un enchantement, parsemé d’autres heureux clins d’œil à Bach, à Ravel (le « Concerto en sol » n’est jamais loin), à Rachmaninov et à Stravinsky.
C’est justement dans une lettre à Stravinsky que Poulenc confiait les prouesses de caméléon qu’il avait développées en l’écrivant :

« Voulez-vous savoir ce que j’avais sur mon piano pendant les deux mois de gestation du concerto ?  Les concertos de Mozart, ceux de Liszt, celui de Ravel et votre Partita. »

Mais c’est bien du Poulenc qu’il avait composé. Et, à juste titre, il n’en aurait pas douté une seule seconde, lui qui, à la même époque, écrivait au chef d’orchestre belge, Paul Collaer, d’une plume si naïvement immodeste :

« Vous verrez par vous-même que c’est un énorme pas sur mes œuvres précédentes et que j’entre vraiment dans ma grande période. »

Par bonheur Youtube propose l'intégrale vidéo de cette interprétation par les frères Jussen du "Concerto pour deux pianos". Une aussi belle version ne pouvait mériter qu'une remarquable réalisation : la réussite est totale. 
Je ne saurais trop en recommander la fréquentation sans modération.

Hommage :

Francis Poulenc et son ami et complice de toujours, le méticuleux pianiste Jacques Février, interprètent  le « Larghetto » avec l’Orchestre de la RTF sous la baguette du sémillant Georges Prêtre.