Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Bobèche, adieu ! bonsoir, Paillasse ! arrière, Gille ! Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin, Place ! très grave, très discret et très hautain, Voici venir le maître à tous, le clown agile.
Plus souple qu’Arlequin et plus brave qu’Achille, C’est bien lui, dans sa blanche armure de satin ; Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain, Ses yeux ne vivent pas dans son masque d’argile.
Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents, Cependant que la tête et le buste, élégants, Se balancent sur l’arc paradoxal des jambes.
Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid, La canaille puante et sainte des Iambes, Acclame l’histrion sinistre qui la hait.
Oui la fraternité au cœur. Celui qui nous a quittés à trente-et-un ans est notre frère pour l’éternité. Sa poésie est une source pure ; elle est à la source de nos propres chants. C’est bien en nous abreuvant à ces vers inimitables qu’un jour nous avons osé faire entendre ce qui jaillissait de nos entrailles.
François Cheng
(En écho au livre de Jean Lavoué : « René Guy Cadou, La fraternité au cœur » – Éditions L’enfance des arbres, 2019)
L’alphabet de la mort
O mort parle plus bas on pourrait nous entendre Approche-toi encore et parle avec les doigts Le geste que tu fais dénoue les liens de cendres Et ces larmes qui font la force de ma voix
Je te reconnais bien. C’est ton même langage Les mains que tu croisais sur le front de mon père Pour toi j’ai délaissé les riches équipages Et les grands chemins bleus sur le versant des mers.
Nous allons enlacés dans les brumes d’automne Au fond des rues éteintes où tourne le poignard Et jusqu’aux étangs noirs où ne viendra personne O mort pressons le pas le ciel est en retard
C’est à tous les amis que j’offre ma poitrine A tous ceux qui font l’air et la bonne chaleur Après ça laissez-moi rouler sous les collines L’ombre des animaux ne m’a jamais fait peur.
Flamme qui me retiens je souffle ta lumière Et ces joues colorées qui rallument ma faim Je glisse lentement. c’est assez douces pierres Soulevez mes poumons que je respire enfin.
Elle n’est encore qu’un petit poupon dans son berceau quand éclate la Grande Guerre. Elle ne connaîtra pas longtemps la période de paix qui succèdera aux horreurs des boucheries humaines : la maladie et les affres de la souffrance qu’elle engendre auront raison de sa propre lutte pour la vie dans sa quinzième année. Sabine Sicaud nous aura légué, il y a près de cent ans, un capital de poésies – petit par le nombre, certes, et pour cause… –, mais immense par l’humanité et la sensibilité qu’elle y exprime avec tant d’élégance et de courage.
Je dédie la publication de cette vidéo très personnelle à tous ceux qui frémissent de bonheur immédiat, d’angoisse rétrospective et d’effroi par anticipation, quand ils entendent le mot
« PAIX »
Musique : Bill Evans (piano) – « Peace piece »
La paix
Comment je l’imagine ? Eh bien, je ne sais pas… Peut-être enfant, très blonde, et tenant dans ses bras Des branches de glycine ?
Peut-être plus petite encore, ne sachant Que sourire et jaser dans un berceau penchant Sous les doigts d’une vieille femme qui fredonne…
Parfois, je la crois vieille aussi… Belle, pourtant, De la beauté de ces Madones Qu’on voit dans les vitraux anciens. Longtemps – Bien avant les vitraux – elle fut ce visage Incliné sur la source, en un bleu paysage Où les dieux grecs jouaient de la lyre, le soir.
Mais à peine un moment venait-elle s’asseoir Au pied des oliviers, parmi les violettes. Bellone avait tendu son arc… Il fallait fuir. Elle a tant fui, la douce forme qu’on n’arrête Que pour la menacer encore et la trahir !
Depuis que la terre est la terre Elle fuit… Je la crois donc vieille et n’ose plus Toucher au voile qui lui prête son mystère. Est-elle humaine ? J’ai voulu Voir un enfant aux prunelles si tendres !
Où ? Quand ? Sur quel chemin faut-il l’attendre Et sous quels traits la reconnaîtront-ils Ceux qui, depuis toujours, l’habillent de leur rêve ? Est-elle dans le bleu de ce jour qui s’achève Ou dans l’aube du rose avril ?
Écartant les blés mûrs, paysanne aux mains brunes Sourit-elle au soldat blessé ? Comment la voyez-vous, pauvres gens harassés, Vous, mères qui pleurez, et vous, pêcheurs de lune ?
Est-elle retournée aux Bois sacrés, Aux missels fleuris de légendes ? Dort-elle, vieux Corot, dans les brouillards dorés ? Dans les tiens, couleur de lavande, Doux Puvis de Chavannes ? dans les tiens, Peintre des Songes gris, mystérieux Carrière ? Ou s’épanouit-elle, Henri Martin, dans ta lumière ?
Et puis, je me souviens… Un son de flûte pur, si frais, aérien, Parmi les accords lents et graves ; la sourdine De bourdonnants violoncelles vous berçant Comme un océan calme ; une cloche passant, Un chant d’oiseau, la Musique divine, Cette musique d’une flotte qui jouait, Une nuit, dans le chaud silence d’une ville ; Mozart te donnant sa grande âme, paix fragile…
Je me souviens… Mais c’est peut-être, au fond, qui sait ? Bien plus simple… Et c’est toi qui la connais, Sans t’en douter, vieil homme en houppelande, Vieux berger des sentiers blonds de genêts, Cette paix des monts solitaires et des landes, La paix qui n’a besoin que d’un grillon pour s’exprimer.
Au loin, la lueur d’une lampe ou d’une étoile ; Devant la porte, un peu d’air embaumé… Comme c’est simple, vois ! Qui parlait de tes voiles Et pourquoi tant de mots pour te décrire ? Vois, Qu’importent les images : maison blanche, Oasis, arc-en-ciel, angélus, bleus dimanches ! Qu’importe la façon dont chacun porte en soi, Même sans le savoir, ton reflet qui l’apaise, Douceur promise aux cœurs de bonne volonté…
Ah ! tant de verbes, d’adjectifs, de périphrases ! – Moi qui la sens parfois, dans le jardin, l’été, Si près de se laisser convaincre et de rester Quand les hommes se taisent…
Vieillir c’est organiser sa jeunesse au cours des ans.
Paul Eluard – Poésie ininterrompue
Poésie ininterrompue – extrait –
Hier c’est la jeunesse hier c’est la promesse
Pour qu’un seul baiser la retienne Pour que l’entoure le plaisir Comme un été blanc bleu et blanc Pour qu’il lui soit règle d’or pur Pour que sa gorge bouge douce Sous la chaleur tirant la chair Vers une caresse infinie Pour qu’elle soit comme une plaine Nue et visible de partout Pour qu’elle soit comme une pluie Miraculeuse sans nuage Comme une pluie entre deux feux Comme une larme entre deux rires Pour qu’elle soit neige bénie Sous l’aile tiède d’un oiseau Lorsque le sang coule plus vite Dans les veines du vent nouveau Pour que ses paupières ouvertes Approfondissent la lumière Parfum total à son image Pour que sa bouche et le silence Intelligibles se comprennent Pour que ses mains posent leur paume Sur chaque tête qui s’éveille Pour que les lignes de ses mains Se continuent dans d’autres mains Distances à passer le temps
Jacquesson de la Chevreuse – Orphée aux enfers (1863) Musée des Augustins – Toulouse
Tandis qu’il unit ainsi, sa lyre aux accents de sa voix, les pâles ombres versent des larmes. Tantale cesse de poursuivre l’onde fugitive, la roue d’Ixion demeure immobile, les vautours ne déchirent plus les entrailles de Tityus, les filles de Bélus déposent leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t’assieds sur ton rocher. Alors, pour la première fois, des pleurs mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides attendries par ses chants. Proserpine et le Dieu du sombre royaume ne peuvent résister à ses prières. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres récemment descendues chez Pluton…
Ovide – « Les Métamorphoses » Livre X (Traduction française de Gros, refondue par M. Cabaret-Dupaty – 1866)
§
IVeme siecle – Peinture murale – Catacombes de Domitille, Rome
Quand cet homme fameux dont la Lyre et la voix
Attiraient après lui les Rochers et les Bois,
Suspendaient pour un temps le cours de la Nature,
Arrêtaient les Ruisseaux, empêchaient leur murmure,
Domptaient les Animaux d’un air impérieux,
Assuraient les craintifs, calmaient les furieux,
Et par une merveille inconnue à la Terre
Faisaient naître la paix où fut toujours la guerre.
[…]
Voilà comme en ce lieu de sauvages sujets
Se laissent captiver à d’aimables objets,
Et conservent entre eux un respect incroyable,
Ployant également sous un chant pitoyable
Et voilà comme Orphée allège un peu ses maux
Durant qu’il les partage à tous ces Animaux.
Tristan l’Hermite – « La Lyre » (1641) – Orphée A Monsieur Berthod Ordinaire de la Musique du Roi
§
« When Orpheus sang » – Henry Purcell Lucile Richardot (mezzo-soprano) & Ensemble « Correspondances »
Quand Orphée chantait, toute la Nature se réjouissait, les collines et les chênes se prosternaient au son de sa voix. Au pied de leur musicien les lions se vautraient, Et, charmés par l’écoute, les tigres en oubliaient leur proie. Sa douce lyre savait attendrir l’impitoyable Pluton. Le pouvoir de sa musique surpassait la puissance de Jupiter.
§
Franz von Stuck – 1891
Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même. Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille ! Et tout se tut. Mais ce silence était lui-même un renouveau : signes, métamorphose…
Faits de silence, des animaux surgirent des gîtes et des nids de la claire forêt. Il apparut que ni la ruse ni la peur ne les rendaient silencieux ; c’était
à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir, pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure une hutte offrait à peine un pauvre abri,
— refuge fait du plus obscur désir, avec un seuil où tremblaient les portants, — tu leur dressas des temples dans l’ouïe.
Rainer-Maria Rilke – « Sonnets à Orphée » 1922 Traduction Maurice Betz (1942) – très proche ami du poète
§
« J’ai perdu mon Eurydice » (Orphée et Eurydice – Gluck) Juan Diego Florez (ténor) – The Royal Opera – automne 2015
§
* Il n’est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu’au sein de l’hymne, il n’a de vie et de vérité qu’après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l’espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est dispersé, l’« infiniment mort » que la force du chant fait dès maintenant de lui.
Maurice Blanchot in « L’espace littéraire » – V.L’inspiration – II. Le regard d’Orphée (Gallimard – Folio essais – 1988)
Le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde ; elle est l’image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel sans cesse elle va se perdre.
Madame de Staël
[…]
Apaisé, je médite au bord du gouffre amer ;
J’aime ce bruit sauvage où l’infini commence ;
La nuit, j’entends les flots, les vents, les cieux, la mer ;
Je songe, évanoui dans cette plainte immense.
Victor Hugo – « Les quatre vents de l’esprit » XXXIII
Uehara Konen – Vague 1910
≅
A tout seigneur tout honneur ! C’est donc à toi, Mer, et à toi seule, source originelle unique de toutes les eaux, que ce dernier billet de la série « Leseaux de mon été » se devait de rendre hommage.
Cette révérence, je la souhaitais d’abord littéraire et poétique, mais quels mots, parmi ceux de « quelques marins qui se sont mis à écrire et de quelques écrivains qui surent naviguer »*, aurais-je dû choisir pour dresser ton portrait que chaque instant métamorphose ? Ceux de Melville embarqué sur le Pequod… de Stevenson depuis le pont de l’Hispaniola… d’Hemingway aux prises avec son héroïque marlin… ? Peut-être les mots de Chateaubriand né sous le signe des tempêtes… de Joseph Conrad, éternel « exilé en plein océan »… de Pierre Loti, « pêcheur d’Islande »… ? Peut-être encore les vers d’Homère, ceux de Verhaeren, de Victor Hugo… ou enfin ceux, inoubliables, de ce « bateau ivre » qui « suivi[t], des mois pleins, pareille aux vacheries / Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, / Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs » ?
Les propositions étaient innombrables, Mer, – à la mesure de l’immense fascination que tu exerces. Alors j’ai simplement choisi d’emprunter à un jeune poète argentin, inconnu mais prometteur, ses premiers vers. Il te les avait dédiés dans un poème au titre sans équivoque : « Hymne à la Mer ». Quand il les écrit, en 1918, il a 19 ans, l’âge des enthousiasmes et des exaltations, un esprit envahi par le goût immodéré des mots, et la tête remplie d’une inépuisable imagination. Lire est pour lui une infinie passion. La poésie lui pend au cœur, et il déclame à loisir les « Feuilles d’herbe » de Walt Whitman. Forte est la tentation d’imiter le maître… Son nom ? Jorge-Luis Borges !
Et toi mer ! à toi aussi je m’abandonne, je devine tes intentions,
Je repère du rivage l’appel de tes doigts anguleux,
J’imagine que tu ne te résignes pas à repartir sans m’avoir touché,
Il faut que nous ayons une explication tous les deux, j’ôte mes
vêtements, vite ! j’échappe aux regards de la terre,
Coussine-moi doucement, balance-moi dans la torpeur de ton ressac,
Mouille-moi d’humidité amoureuse, je te paierai en retour.
Walt Whitman – « Feuilles d’Herbe » 22 – (Grasset – Les Cahiers Rouges — P. 55) Traduction : Jacques Darras
≅
Couverture de la partition de La Mer– Claude Debussy – 1905
Je voulais également que cet hommage fût musical. Quelle musique alors pour accompagner ce poème enfiévré du jeune Borges, pour représenter les amplitudes de tes variations et mimer le souffle des vents qui te meuvent ? Les généreuses évocations de tes tempêtes par Vivaldi… ? Les allégories symphoniques qu’ont brossées de toi les grands compositeurs tels que Sibélius, Glazunov, Bax, Mendelssohn… ? Ou l’une des mille autres merveilleuses partitions, connues ou confidentielles, mais toutes imprégnées des frais bonheurs que tu sais nous offrir autant que des angoisses et des drames que tes flots nous infligent ? – J’ai même imaginé chanter cet Hymne depuis le fond d’une « Barque sur l’Océan » dont Ravel aurait tenu les rames. J’aurais décidément écouté, cet été comme jamais, mille et une représentations musicales des humeurs de tes eaux, ô Mer ensorcelante !
Aucune œuvre, cependant, autre que l’inégalable esquisse symphonique que te dédia Claude Debussy – « La Mer » -, en 1905, ne m’a semblé rentrer en aussi parfaite harmonie avec la houle lyrique et passionnée de ce poème de jeunesse. Et quel plaisir de confondre dans une même écume ces génies si différents venus d’horizons si divers…
≅
Émile Nolde
Enfin fallait-il, pour que fût complète mon admirative évocation, que la couleur et les formes vinssent encore se mêler aux délices métaphoriques des mots et aux caresses polychromes des sons. Tes turbulences et tes éclats, à l’évidence, ont également inspiré des légions de peintres, et parmi eux les plus grands.
Alors, une fois encore, Mer infinie, me suis-je trouvé confronté à l’affreux plaisir du choix. Lequel de ces tableaux brossait-il de toi le profil que je choisirais pour répondre à ce vers ? Quel coloriste avait-il trouvé le ton juste à mes yeux qui me ferait décider de la concordance de telle toile avec le moment du poème ? La qualité d’un hommage, je le sais, est intimement liée aux choix ingrats de son auteur ; par chance souvent. Pas sa sincérité.
* Simon Leys – « La mer dans la littérature française » (Anthologie de Rabelais à Pierre Loti)
≅
Voici donc, Mer obsédante, « Mer toujours recommencée », par ce très libre (et très imparfait) collage vidéo, mon hommage d’un été.
Hymne à la Mer
Pour Adriano del Valle
J’ai désiré un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues qui crient ; A la Mer quand le soleil tel un étendard écarlate dans ses eaux flamboie ; A la Mer quand elle embrasse les seins dorés des plages vierges qui assoiffées attendent ; A la Mer quand ses hordes hurlent, quand les vents lancent leurs blasphèmes, Quand brillent dans ses eaux d’acier la lune brunie et sanglante ; A la Mer quand sur elle verse sa tristesse sans fond la coupe d’étoiles.
Aujourd’hui je suis descendu de la montagne à la vallée et de la vallée jusqu’à la Mer. Le chemin fut long comme un baiser. Les amandiers lançaient des fuseaux bleutés d’ombre sur la route et, à la fin de la vallée, le soleil Cria des Golcondes vermeils sur ta glauque forêt : Abîme ! Frère, Père, Bien-aimé…! J’entre dans le jardin énorme de tes eaux et je nage loin de la terre. Les vagues viennent, avec leurs fragiles cimiers d’écume En fugue vers la catastrophe. Vers la côte, avec leurs crêtes rouges, avec leurs maisons géométriques, avec leurs palmiers nains, qui sont devenus absurdes et livides comme des souvenirs figés ! Je suis avec toi, Mer ! Et mon corps tendu comme un arc lutte contre tes muscles impétueux. Toi seule existes. Mon âme rejette tout son passé Comme un ciel arctique qui s’effeuille en flocons errants ! Oh instant de plénitude magnifique ; Avant de te connaître, Mer fraternelle, j’ai longuement vagué dans d’errantes rues bleues aux oriflammes de lanternes Et dans la mi-nuit sacrée j’ai tissé des guirlandes De baisers sur des chairs et des lèvres qui s’offraient, Solennelles de silence, Dans une floraison Sanglante…
Mais aujourd’hui je fais don aux vents de toutes ces choses révolues, révolues… Toi seule existes. Athlétique et nue. Seul ce souffle frais et ces vagues, et les coupes d’azur, et le miracle des coupes d’azur. ( J’ai rêvé d’un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues haletantes.) Je désire encor te créer un poème Avec la cadence adamique de ta houle, Avec ton souffle salin originel, Avec le tonnerre des ancres sonores des Thulés ivres de lumière et de lèpre, Avec des cris de marins, des lumières et des échos De crevasses abyssales Où tes vives mains monacales constamment caressent les morts…
Un hymne Constellé d’images rouges luminescentes. O Mer ! ô mythe ! ô soleil ! ô lit profond ! Et je ne sais pourquoi je t’aime. Je sais que nous sommes très vieux, Que nous nous connaissons depuis des siècles tous les deux. Je sais que dans tes eaux vénérables et riantes s’est embrasée l’aurore de la vie. (Dans la cendre d’un soir de fièvre j’ai dans ton sein vibré pour la première fois.) O Mer protéenne, je suis sorti de toi. Tous les deux enchaînés et nomades ; Tous les deux avec une soif intense d’étoiles ; Tous les deux avec espoir et désillusions ; Tous les deux air, lumière, force, ténèbres ; Tous les deux avec notre vaste désir et tous les deux avec notre grande misère .
Jorge-Luis Borges (1899-1986)
Premier poème, écrit « maladroitement » [sic] dans le style de Walt Whitman, et publié en Espagne en 1921
[…] Ne joue pas avec l’eau, ne l’enferme pas, ne la freine pas, c’est elle qui joue dans les gouttières, turbines, ponts, rizières, moulins et bassins de salines. C’est l’alliée du ciel et du sous-sol, elle a des catapultes, des machines d’assaut, elle a la patience et le temps : tu passeras toi aussi, espèce de vice-roi du monde, bipède sans ailes, épouvanté à mort par la mort jusqu’à la hâter.
Erri De Luca « Digue » in « Œuvre sur l’eau » (traduction Danièle Valin)
≈
Et nous avons fait de l’eau toute chose vivante.
Coran (21-30)
≈
Ah ! L’inégalable délice d’un verre d’eau fraîche quand l’herbe cuit sous le puissant soleil d’été ! L’exquise caresse d’une vague venue du bout de l’océan offrir à nos chevilles sa dernière seconde d’écume. La vivifiante grâce pour nos pommettes saumonées d’un nuage d’embruns né, dans le lit défait d’un torrent, des tumultes de l’impossible amour de l’onde et du rocher.
Ah l’incommensurable bonheur de l’eau !…
Peder Severin Krøyer – 1899 – « Soir d’été sur la plage de Skagen » (le peintre et son épouse)
Pour ma part, cet été, calfeutré derrière mes persiennes closes, ces douces sensations je les aurais ressenties au travers d’un incessant voyage entre le goulot d’une bouteille d’eau minérale et le pommeau de ma douche bienfaisante. Mais pas que…
Loin — autant que Gaston Bachelard me le permit — de la méditation philosophique sur la force et les formes du symbole, loin des considérations interminables sur le génie et le pouvoir de l’élément, loin des réflexions écologiques modernes sur les problématiques de la raréfaction programmée d’un aussi fondamental constituant de la vie, j’ai choisi, pendant la canicule, de faire le voyage sensuel de l’eau avec les rêveurs, les contemplatifs, j’ai nommé — la précision est-elle nécessaire ? — les artistes : peintres, musiciens, cinéastes, danseurs et autres poètes, si nombreux à avoir trempé leur sensibilité dans l’onde inspirante… Sans eux, mon âme, cet été, aurait vraiment souffert de sécheresse.
C’est le plaisir des moments d’intense et fraîche rêverie qu’ils m’ont offerts que j’ai souhaité ici partager, fidèle, comme toujours, à l’esprit de cet espace, recueil intime de mes émotions esthétiques.
Viendrez-vous vous baigner dans les eaux de mon été ?
≈
Une flaque contient un univers.
Un instant de rêve contient une âme entière.
Gaston Bachelard
« L’eau et les rêves – Essai sur l’imagination de la matière » (1942) – Partie 3 – Chap. 2
Dans le bref espace d’un lied, Schubert fait de nous les spectateurs de conflits rapides et mortels. (Franz Liszt)
La musique est ce qui nous aide à être un peu mieux malheureux. (Cioran)
Non ! Je ne connais pas meilleure manière d’échapper à l’abrutissement de l’incessant tumulte politico-médiatique qui, chaque minute, entraînant chacun de nous dans les affres labyrinthiques de la parole dévoyée, nous étouffe, tels des suppliciés de Dante, sous des vagues de fange, onde nauséabonde pulsée par la force dévastatrice d’intérêts particuliers et d’égos hypertrophiés, que de se livrer, corps et âme, le temps d’un lied, à la grâce d’une poésie simple ondoyant langoureusement sur le rythme fluide d’une mélodie de Schubert.
.
Et le choix est immense, n’est-ce pas, quand on sait que ce jeune homme, mort à 31 ans, a composé, outre ses symphonies, ses messes, ses pièces immortelles pour le piano et son admirable musique de chambre, plus de 600 lieder…
Tous, certes, ne connaissent pas la même gloire ou le même engouement que les célébrissimes Der Hirt auf dem Felsen (Le pâtre sur le rocher), Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) ou les merveilles du cycle Winterreise (Le voyage d’hiver).
.
Mais qu’il est bon de sortir des sentiers battus, fussent-ils d’une incontestable beauté, pour découvrir ou redécouvrir d’autres mélodies moins familières et pourtant aussi parfaites invites à la rêverie romantique.
Dans le frémissement du lied de Schubert, le présent est toujours nostalgique tant la conscience de l’impermanence des choses de la vie s’impose à l’âme sensible.
En créant cette atmosphère musicale particulière autour du poème, Schubert confère aux mots une part supplémentaire de profondeur et de mystère qui les élèvent parfois jusqu’au sublime.
.
Pour une fois ne fermons pas les yeux ! Si, à l’évidence, la voix chaude de Matthias Goerne et le piano tout en subtiles et scintillantes ondulations de Elisabeth Leonskaja, suffisent, par leur délicate complicité, à nous emporter loin, bien loin, les yeux clos, ne privons pas notre regard de la magie du voyage. Il devrait trouver, lui aussi, plaisir à se perdre dans les pâles reflets des crépuscules et des clairs de lune immortalisés par quelques peintres du XIXème siècle — pas très connus non plus, pour la plupart, à l’instar de ce lied.
.
Rainer Maria Rilke, n’affirmait-il pas au jeune poète Kappus, son correspondant d’un temps, que le crépuscule du soir était l’heure de tous les accomplissements ?
.
.
L’amour heureux du pêcheur
Là-bas brille À travers la prairie Et fait vers moi des signes Depuis la chambre De ma bien-aimée, Une lueur Aux pâles rayons.
Elle virevolte Comme un feu follet Et balance Doucement, Son reflet Dans les cercles Du lac qui ondule.
Je plonge Mon regard nostalgique Dans le bleu Des vagues, Et caresse Le rayon Brillant réfracté.
Alors je saute Sur l’aviron, Et mène Le bateau Là-bas Vers le chemin Plat et cristallin.
Ma belle bien-aimée Se glisse discrètement Hors de Sa chambre Et d’une enjambée Se précipite Vers moi dans la barque.
Tendrement alors Le vent Nous pousse À nouveau Vers le lac Loin des lilas De la rive.
La brume pâle Étend son voile De nuit Pour nous protéger Des regards qui espionneraient Notre silencieux Et innocent badinage.
Et nous échangeons Des baisers Tandis que les vagues En montant et En descendant, Murmurent, Pour narguer ceux qui écoutent.
Seules les étoiles Nous épient De loin Et inondent Profondément Le chemin Du bateau qui glisse.
Ainsi flottons-nous Bienheureux Enveloppés Par l’obscurité, Là-haut, Scintillent Les étoiles.
Et nous pleurons Et nous rions, Et nous nous imaginons Détachés De la terre, Déjà là-haut, Déjà dans l’autre monde.
Sir William Blake Richmond – Orphée revenant des Enfers – 1885
Orphée
… Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée L’Admirable !… le feu, des cirques purs descend ; Il change le mont chauve en auguste trophée D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant.
Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ; Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ; Une plainte inouïe appelle éblouissants Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire !
D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor, Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or À l’âme immense du grand hymne sur la lyre !
N’oublie jamais que le bonheur est peu de chose : « Juste du chagrin qui se repose ».
◊
Dilution
Parfois les mots viennent tout seuls presque, comme les feuilles aux arbres – bien sûr, les racines, invisibles, la terre, le soleil, l’eau ont aidé à cela, et aussi les feuilles pourries du passé. Les idées, plus tard, viennent facilement par-dessus, comme sur les feuilles les araignées, la poussière et les gouttes de rosée scintillant d’une lumière équivoque. Sous les feuilles une petite fille éventre sa poupée nue ; une goutte de rosée tombe sur ses cheveux ; elle lève la tête, elle ne voit rien ; et seulement cette transparence froide de la goutte, diluée dans son corps entier
Yannis Ritsos
(« Gestes ». Traduit par Chrysa Prokopaki et Antoine Vitez – Les Éditeurs Français Réunis, 1974)
◊
Picasso – Maya à la poupée – 1938
◊
Sit there and count your fingers What can you do ? Old girl you’re through Sit there, count your little fingers Unhappy little girl blue
Sit there and count the raindrops Falling on you It’s time you knew All you can ever count on Are the raindrops That fall on little girl blue…
Elle s’avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d’Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s’approchant de la couche elle saisit la chevelure de l’homme et dit : « Rends-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d’Israël ». Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détacha sa tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d’Holopherne à sa servante.
Septante – Livre de Judith (XIII- 7à10)
Lucas Cranach – Judith avec la tête d’Holopherne
Devant un Cranach
Sous un grand chaperon de peluche écarlate, Un clair escoffion brodé de perles rondes Enserre un front de vierge aux courtes mèches blondes, Une vierge à la fois féroce et délicate.
Des chaînons ciselés, des colliers, vieux ors mats Bossués de saphirs et de gemmes sanglantes, Étreignent un cou mince aux inclinaisons lentes, Jaillissant comme un lys d’un corset de damas.
La robe est en velours verdâtre à larges manches. Le corset couleur feu ; les doigts de ses mains blanches Sont surchargés d’anneaux de verre de Venise ;
Et de cette main longue et comme diaphane La Judith allemande, enfant naïve, aiguise Les dents d’un Holopherne égorgé, qui ricane.
Jean Lorrain – 1855-1906 – (L’ombre ardente)
∞
— Suis ton inspiration. On n’apprend aux femmes ni le meurtre, ni l’amour. Elles trouvent d’instinct le point de notre corps où se loge la mort ou le plaisir. Tends ta main tu trouveras.
Jean Giraudoux – « Judith » (Acte I – Scène VI : Jean à Judith)
Choisir dans l’histoire ou dans la légende la femme qui, le temps d’un billet-hommage, représenterait toutes ses congénères passées et présentes est une véritable gageure tant est immense le nombre des égéries et des héroïnes qui ont illuminé et éclairent encore l’humanité de leur beauté, de leur courage, de leur intelligence ou encore de leur talent ou de leur dévouement.
L’une d’elles, cependant, comme un clin d’œil aux temps barbares que nous traversons, figurerait assez bien, presque à la manière d’une parabole, toutes ces vertus d’une femme moderne, déterminée, courageuse, généreusement engagée dans la défense du bien commun, et naturellement dotée de cet « instinct », de cette « inspiration », qui manquent souvent aux hommes de pouvoir.
Lucas Cranach – Judith dînant avec Holopherne – 1530
Venue du IIème siècle avant Jésus Christ à travers les pages de l’Ancien Testament, Judith ne précise pas la part que sa renommée doit à l’histoire ni celle que lui attribue la légende. Mais, en témoigne l’incommensurable cohorte des artistes — peintres (Caravaggio, Artemisia Gentileschi, Cranach, Botticelli, Michelangelo…), musiciens (Scarlatti, Vivaldi, Pergolesi, Mozart, Honneger…), dramaturges (Barker, Giraudoux…) ou cinéastes (D.W Griffith en 1914, Daniel Mann en 1966), qui ont illustré son exploit héroïque, la postérité aura assurément conservé de ce personnage biblique la noble image d’une femme prête à tout pour sauver son peuple, engageant, avec toute l’énergie de son intelligence, sa pureté et sa vie au service de sa cause.
Donatello – Judith et Holopherne -bronze – 1455-1460 (détail)
Le peuple juif de Béthulie est assiégé par l’immense armée du roi des rois Nabuchodonosor, dirigée par le général Holopherne. Bien que maître des points stratégiques dominants, Ozias, prince de Béthulie privée d’eau par ses assaillants, est mis en situation de capituler, ouvrant ainsi grand les portes du pays à l’ennemi d’Israël. « Si dans cinq jours, dit-il, Dieu ne nous est pas venu en aide, nous livrerons la ville. »
Judith, jeune, belle et riche veuve, parangon de foi et de vertu, apprenant la nouvelle, s’insurge, ne pouvant admettre qu’on ose fixer une sorte d’ultimatum au Seigneur en qui elle rassemble toute sa confiance. Elle décide en conséquence de prendre elle-même en charge la défense de son peuple : Judith rendra donc le soir même visite à Holopherne, conformément au stratagème qu’elle a imaginé…
La nuit tombée, après avoir regroupé dans une profonde prière les derniers élans de son courage, parée de ses habits de fête et maquillée comme au temps heureux de son mariage, Judith, accompagnée de sa servante fidèle, et munie de quelques cruches de bon vin se rend jusqu’au campement d’Holopherne, prétextant avoir quelques informations de qualité à lui fournir qui aideraient à sa victoire.
Intéressé par l’offre autant que subjugué par le charme et la vivacité d’esprit de sa visiteuse, le général lui propose son hospitalité et lui concède même de pratiquer librement les rites de sa propre religion. Quelques jours plus tard, quand les beuveries et les ripailles de la fête organisée par Holopherne auront amoindri la vigilance des officiers de sa garde et les cruches du vin de Béthulie affaibli jusqu’au profond sommeil l’énergie de leur chef, Judith, restée seule avec lui dans son bivouac, accomplira enfin la mission qu’elle s’était fixée.
Son exploit réalisé, elle quittera le camp et rapportera à son peuple, ainsi sauvé, la tête du général ennemi tranchée de ses propres mains.
Bible des Maitres – enluminure – 1430
Les innombrables peintres et les musiciens qui ont illustré, avec admiration et talent, ce récit du Livre de Judith, n’ont jamais, et c’est heureux, négligé d’associer à l’exploit de notre héroïne biblique sa fidèle servante sans laquelle, peut-être, pareille aventure n’aurait pu connaître un tel succès.
Écoutons donc notre Judith accompagnée par le doux chant du chalumeau inviter sa dévouée servante à partager la dangereuse mission qu’elle s’est imposée. Admirons-là avec effroi accomplir son crime salvateur au travers des toiles des maîtres, et apprécions dans l’ombre discrète des tableaux la fidélité sans faille de sa servante complice.
Veni, veni, me sequere fida Abra amata, sponso orbata. Turtur gemo ac spiro in te. Dirae sortis tu socia confida Debellata Sorte ingrata, Sociam laetae habebis me.
Viens, viens, suis-moi, fidèle, Aimée Abra, dépourvue de fiancé. Comme la tourterelle, je gémis vers toi. En ce sort funeste, tu es ma compagne confidente. Lorsque ce sort ingrat Sera accompli, Tu m’auras, moi, ta compagne, dans la joie.
Ferdinand Hodler (1853-1918) – Genève – Regard dans-l’infini III – 1903-1906
« Les mots, les vers, si libres ou tendus qu’ils soient, si héroïques qu’ils paraissent, ne font que reproduire, en poésie, l’inépuisable vocation de l’homme à outrepasser vainement ses propres limites, à se brûler les ailes en s’élançant vers l’absolu pour retomber toujours. Mais ce qui fait le prix d’une telle impatience est justement la répétition de son envolée, son absence de résignation, cette façon qu’a l’homme de se sentir exister plus vivement dans la déchirure, et de regarder la vie avec un regard infini faute de considérer l’infini avec le regard même de la vie »…