Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Eppan, petite commune de 15 000 âmes, sur la route des vins, au Tyrol du Sud, à quelques kilomètres de Bolzano.
Tout l’après-midi le vif soleil de juin avait accompagné chacun de nos pas. Aucun de ses rayons n’avaient manqué à l’appel des coteaux et des vignes, indolents sous sa caresse. Saoulés d’air léger et de nature embaumée, nous rassemblions nos derniers efforts pour atteindre enfin la Résidence Reinsberg où nous attendaient quelques verres de vin frais.
N’écoutant que ma curiosité et, peut-être guidé par mon instinct, je décidai de me désolidariser un instant de mes camarades et m’échappai discrètement à droite, vers l’autre extrémité du bâtiment, pour rejoindre la petite chapelle que j’avais, malgré la modestie de son apparence, remarquée dès notre arrivée.
J’entrai. Je venais d’ouvrir un charmant petit écrin baroque. Un frais voile de lumière apaisée me recouvrit soudain. Et j’eus la compendieuse sensation d’entendre murmurer Paul Claudel : « En un instant mon cœur fut touché et je crus. » Le mystère, d’un soupir, rappelait à mon incorrigible incroyance que sa grandeur ne se mesurait pas à l’aune des jauges architecturales.
Ut majeur ! Fin de cette brève méditation ! Les premières notes d’une toccata légère et souriante, sonnant bon le XVIIème siècle, jaillissaient d’un orgue positif, en forme de retable, placé contre un mur, et occupaient désormais tout le volume.
L’organiste, Peter Waldner, s’imaginait peut-être ne jouer que pour le Ciel. Il ignorait que pour un bref et heureux moment j’avais pris place, en toute imposture, à la droite du Seigneur.
L’aveu de mon forfait l’incita tout de même à me donner le nom du compositeur de la toccata, Bartholomäus Weisthoma (1639-1721), illustre inconnu dont je ne sus rien de plus, et celui du facteur du positif, Martin Jungkhans (1682), qui ne fit pas d’avantage reculer mon ignorance.
Voilà en tout cas une fugue (si j’ose dire) dont le récit totalement imaginé, me permettrait de faire briller un instant les yeux de mes amis aussitôt retrouvés autour de bonnes bouteilles déjà bien entamées… !
Ah ! La vidéo ? Ce n’est pas une preuve, non ! Juste un témoignage (réel) de la simplicité sereine des lieux et du talent de l’organiste, emprunté, pour le plaisir, à la chaîne YouTube : Südtirol in concert.
Elle s’avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d’Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s’approchant de la couche elle saisit la chevelure de l’homme et dit : « Rends-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d’Israël ». Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détacha sa tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d’Holopherne à sa servante.
Septante – Livre de Judith (XIII- 7à10)
Lucas Cranach – Judith avec la tête d’Holopherne
Devant un Cranach
Sous un grand chaperon de peluche écarlate, Un clair escoffion brodé de perles rondes Enserre un front de vierge aux courtes mèches blondes, Une vierge à la fois féroce et délicate.
Des chaînons ciselés, des colliers, vieux ors mats Bossués de saphirs et de gemmes sanglantes, Étreignent un cou mince aux inclinaisons lentes, Jaillissant comme un lys d’un corset de damas.
La robe est en velours verdâtre à larges manches. Le corset couleur feu ; les doigts de ses mains blanches Sont surchargés d’anneaux de verre de Venise ;
Et de cette main longue et comme diaphane La Judith allemande, enfant naïve, aiguise Les dents d’un Holopherne égorgé, qui ricane.
Jean Lorrain – 1855-1906 – (L’ombre ardente)
∞
— Suis ton inspiration. On n’apprend aux femmes ni le meurtre, ni l’amour. Elles trouvent d’instinct le point de notre corps où se loge la mort ou le plaisir. Tends ta main tu trouveras.
Jean Giraudoux – « Judith » (Acte I – Scène VI : Jean à Judith)
Choisir dans l’histoire ou dans la légende la femme qui, le temps d’un billet-hommage, représenterait toutes ses congénères passées et présentes est une véritable gageure tant est immense le nombre des égéries et des héroïnes qui ont illuminé et éclairent encore l’humanité de leur beauté, de leur courage, de leur intelligence ou encore de leur talent ou de leur dévouement.
L’une d’elles, cependant, comme un clin d’œil aux temps barbares que nous traversons, figurerait assez bien, presque à la manière d’une parabole, toutes ces vertus d’une femme moderne, déterminée, courageuse, généreusement engagée dans la défense du bien commun, et naturellement dotée de cet « instinct », de cette « inspiration », qui manquent souvent aux hommes de pouvoir.
Lucas Cranach – Judith dînant avec Holopherne – 1530
Venue du IIème siècle avant Jésus Christ à travers les pages de l’Ancien Testament, Judith ne précise pas la part que sa renommée doit à l’histoire ni celle que lui attribue la légende. Mais, en témoigne l’incommensurable cohorte des artistes — peintres (Caravaggio, Artemisia Gentileschi, Cranach, Botticelli, Michelangelo…), musiciens (Scarlatti, Vivaldi, Pergolesi, Mozart, Honneger…), dramaturges (Barker, Giraudoux…) ou cinéastes (D.W Griffith en 1914, Daniel Mann en 1966), qui ont illustré son exploit héroïque, la postérité aura assurément conservé de ce personnage biblique la noble image d’une femme prête à tout pour sauver son peuple, engageant, avec toute l’énergie de son intelligence, sa pureté et sa vie au service de sa cause.
Donatello – Judith et Holopherne -bronze – 1455-1460 (détail)
Le peuple juif de Béthulie est assiégé par l’immense armée du roi des rois Nabuchodonosor, dirigée par le général Holopherne. Bien que maître des points stratégiques dominants, Ozias, prince de Béthulie privée d’eau par ses assaillants, est mis en situation de capituler, ouvrant ainsi grand les portes du pays à l’ennemi d’Israël. « Si dans cinq jours, dit-il, Dieu ne nous est pas venu en aide, nous livrerons la ville. »
Judith, jeune, belle et riche veuve, parangon de foi et de vertu, apprenant la nouvelle, s’insurge, ne pouvant admettre qu’on ose fixer une sorte d’ultimatum au Seigneur en qui elle rassemble toute sa confiance. Elle décide en conséquence de prendre elle-même en charge la défense de son peuple : Judith rendra donc le soir même visite à Holopherne, conformément au stratagème qu’elle a imaginé…
La nuit tombée, après avoir regroupé dans une profonde prière les derniers élans de son courage, parée de ses habits de fête et maquillée comme au temps heureux de son mariage, Judith, accompagnée de sa servante fidèle, et munie de quelques cruches de bon vin se rend jusqu’au campement d’Holopherne, prétextant avoir quelques informations de qualité à lui fournir qui aideraient à sa victoire.
Intéressé par l’offre autant que subjugué par le charme et la vivacité d’esprit de sa visiteuse, le général lui propose son hospitalité et lui concède même de pratiquer librement les rites de sa propre religion. Quelques jours plus tard, quand les beuveries et les ripailles de la fête organisée par Holopherne auront amoindri la vigilance des officiers de sa garde et les cruches du vin de Béthulie affaibli jusqu’au profond sommeil l’énergie de leur chef, Judith, restée seule avec lui dans son bivouac, accomplira enfin la mission qu’elle s’était fixée.
Son exploit réalisé, elle quittera le camp et rapportera à son peuple, ainsi sauvé, la tête du général ennemi tranchée de ses propres mains.
Bible des Maitres – enluminure – 1430
Les innombrables peintres et les musiciens qui ont illustré, avec admiration et talent, ce récit du Livre de Judith, n’ont jamais, et c’est heureux, négligé d’associer à l’exploit de notre héroïne biblique sa fidèle servante sans laquelle, peut-être, pareille aventure n’aurait pu connaître un tel succès.
Écoutons donc notre Judith accompagnée par le doux chant du chalumeau inviter sa dévouée servante à partager la dangereuse mission qu’elle s’est imposée. Admirons-là avec effroi accomplir son crime salvateur au travers des toiles des maîtres, et apprécions dans l’ombre discrète des tableaux la fidélité sans faille de sa servante complice.
Veni, veni, me sequere fida Abra amata, sponso orbata. Turtur gemo ac spiro in te. Dirae sortis tu socia confida Debellata Sorte ingrata, Sociam laetae habebis me.
Viens, viens, suis-moi, fidèle, Aimée Abra, dépourvue de fiancé. Comme la tourterelle, je gémis vers toi. En ce sort funeste, tu es ma compagne confidente. Lorsque ce sort ingrat Sera accompli, Tu m’auras, moi, ta compagne, dans la joie.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy