Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Si, comme moi, vous preniez pour vraies ces quelques affirmations qui ne laissent évidemment planer aucun doute :
Organiste classique : Vieux monsieur solitaire coincé dans son costume sombre trop serré, juché, devant sa console, au dessus de la nef d’une église, occupé à remplir l’espace et les âmes de musique céleste.
Jean-Sébastien Bach : Organiste et inventeur allemand d’un célèbre clavier d’ordinateur avec « clim » intégrée pour dactylo virtuose : « le clavier bien tempéré ». La passion qu’il entretenait pour les évangélistes aurait incité Dieu à lui confier sa campagne de communication : sans doute la meilleure décision du Seigneur. Trop occupé par cette mission Bach n’aurait pas eu une minute à accorder aux musiciens de son temps.
Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Vivaldi : Météorologue distingué qui a posé pour l’éternité la définition sonore des « quatre saisons ». On lui doit, entre autres, une participation essentielle à l’élaboration et au développement de la messagerie téléphonique, module « mise en attente ».
Antonio Vivaldi 1678-1741
Maastricht : Ville des Pays-Bas construite spécialement pour accueillir les signataires du traité fondateur de l’Union Européenne, le 7 février 1992.
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Cette vidéo va, d’un coup, et avec bonheur, anéantir notre naïveté :
La toute jeune et toute blonde étudiante en Sciences Biomédicales, Joske Siebelink, interprète brillamment à la console de l’orgue de l’Église luthérienne de la ville historique de Maastricht la transcription par Jean-Sébastien Bach du concerto pour deux violons en La mineur de son contemporain Antonio Vivaldi. … Et en jupe courte, socquettes et baskets, s’il vous plaît… pour que la réponse soit complète et implacable !… Mais heureuse !
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Le Concerto pour deux violons de Vivaldi
Ensemble de Chambre de la Scala de Milan
Elle s’avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d’Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s’approchant de la couche elle saisit la chevelure de l’homme et dit : « Rends-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d’Israël ». Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détacha sa tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d’Holopherne à sa servante.
Septante – Livre de Judith (XIII- 7à10)
Lucas Cranach – Judith avec la tête d’Holopherne
Devant un Cranach
Sous un grand chaperon de peluche écarlate, Un clair escoffion brodé de perles rondes Enserre un front de vierge aux courtes mèches blondes, Une vierge à la fois féroce et délicate.
Des chaînons ciselés, des colliers, vieux ors mats Bossués de saphirs et de gemmes sanglantes, Étreignent un cou mince aux inclinaisons lentes, Jaillissant comme un lys d’un corset de damas.
La robe est en velours verdâtre à larges manches. Le corset couleur feu ; les doigts de ses mains blanches Sont surchargés d’anneaux de verre de Venise ;
Et de cette main longue et comme diaphane La Judith allemande, enfant naïve, aiguise Les dents d’un Holopherne égorgé, qui ricane.
Jean Lorrain – 1855-1906 – (L’ombre ardente)
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— Suis ton inspiration. On n’apprend aux femmes ni le meurtre, ni l’amour. Elles trouvent d’instinct le point de notre corps où se loge la mort ou le plaisir. Tends ta main tu trouveras.
Jean Giraudoux – « Judith » (Acte I – Scène VI : Jean à Judith)
Choisir dans l’histoire ou dans la légende la femme qui, le temps d’un billet-hommage, représenterait toutes ses congénères passées et présentes est une véritable gageure tant est immense le nombre des égéries et des héroïnes qui ont illuminé et éclairent encore l’humanité de leur beauté, de leur courage, de leur intelligence ou encore de leur talent ou de leur dévouement.
L’une d’elles, cependant, comme un clin d’œil aux temps barbares que nous traversons, figurerait assez bien, presque à la manière d’une parabole, toutes ces vertus d’une femme moderne, déterminée, courageuse, généreusement engagée dans la défense du bien commun, et naturellement dotée de cet « instinct », de cette « inspiration », qui manquent souvent aux hommes de pouvoir.
Lucas Cranach – Judith dînant avec Holopherne – 1530
Venue du IIème siècle avant Jésus Christ à travers les pages de l’Ancien Testament, Judith ne précise pas la part que sa renommée doit à l’histoire ni celle que lui attribue la légende. Mais, en témoigne l’incommensurable cohorte des artistes — peintres (Caravaggio, Artemisia Gentileschi, Cranach, Botticelli, Michelangelo…), musiciens (Scarlatti, Vivaldi, Pergolesi, Mozart, Honneger…), dramaturges (Barker, Giraudoux…) ou cinéastes (D.W Griffith en 1914, Daniel Mann en 1966), qui ont illustré son exploit héroïque, la postérité aura assurément conservé de ce personnage biblique la noble image d’une femme prête à tout pour sauver son peuple, engageant, avec toute l’énergie de son intelligence, sa pureté et sa vie au service de sa cause.
Donatello – Judith et Holopherne -bronze – 1455-1460 (détail)
Le peuple juif de Béthulie est assiégé par l’immense armée du roi des rois Nabuchodonosor, dirigée par le général Holopherne. Bien que maître des points stratégiques dominants, Ozias, prince de Béthulie privée d’eau par ses assaillants, est mis en situation de capituler, ouvrant ainsi grand les portes du pays à l’ennemi d’Israël. « Si dans cinq jours, dit-il, Dieu ne nous est pas venu en aide, nous livrerons la ville. »
Judith, jeune, belle et riche veuve, parangon de foi et de vertu, apprenant la nouvelle, s’insurge, ne pouvant admettre qu’on ose fixer une sorte d’ultimatum au Seigneur en qui elle rassemble toute sa confiance. Elle décide en conséquence de prendre elle-même en charge la défense de son peuple : Judith rendra donc le soir même visite à Holopherne, conformément au stratagème qu’elle a imaginé…
La nuit tombée, après avoir regroupé dans une profonde prière les derniers élans de son courage, parée de ses habits de fête et maquillée comme au temps heureux de son mariage, Judith, accompagnée de sa servante fidèle, et munie de quelques cruches de bon vin se rend jusqu’au campement d’Holopherne, prétextant avoir quelques informations de qualité à lui fournir qui aideraient à sa victoire.
Intéressé par l’offre autant que subjugué par le charme et la vivacité d’esprit de sa visiteuse, le général lui propose son hospitalité et lui concède même de pratiquer librement les rites de sa propre religion. Quelques jours plus tard, quand les beuveries et les ripailles de la fête organisée par Holopherne auront amoindri la vigilance des officiers de sa garde et les cruches du vin de Béthulie affaibli jusqu’au profond sommeil l’énergie de leur chef, Judith, restée seule avec lui dans son bivouac, accomplira enfin la mission qu’elle s’était fixée.
Son exploit réalisé, elle quittera le camp et rapportera à son peuple, ainsi sauvé, la tête du général ennemi tranchée de ses propres mains.
Bible des Maitres – enluminure – 1430
Les innombrables peintres et les musiciens qui ont illustré, avec admiration et talent, ce récit du Livre de Judith, n’ont jamais, et c’est heureux, négligé d’associer à l’exploit de notre héroïne biblique sa fidèle servante sans laquelle, peut-être, pareille aventure n’aurait pu connaître un tel succès.
Écoutons donc notre Judith accompagnée par le doux chant du chalumeau inviter sa dévouée servante à partager la dangereuse mission qu’elle s’est imposée. Admirons-là avec effroi accomplir son crime salvateur au travers des toiles des maîtres, et apprécions dans l’ombre discrète des tableaux la fidélité sans faille de sa servante complice.
Veni, veni, me sequere fida Abra amata, sponso orbata. Turtur gemo ac spiro in te. Dirae sortis tu socia confida Debellata Sorte ingrata, Sociam laetae habebis me.
Viens, viens, suis-moi, fidèle, Aimée Abra, dépourvue de fiancé. Comme la tourterelle, je gémis vers toi. En ce sort funeste, tu es ma compagne confidente. Lorsque ce sort ingrat Sera accompli, Tu m’auras, moi, ta compagne, dans la joie.
Faut-il toujours, lorsque l’on veut marier musiques et images, s’efforcer de réaliser une parfaite correspondance entre ces deux membres du couple ? Un esprit trop attentif aux conventions pourrait, certes, mal comprendre, voire trouver blasphématoire – qui sait ? – que, pour illustrer une « Passion de Bach » l’on choisisse par exemple un nu « zébré » de Lucien Clergue plutôt que l’« Ecce Homo » du Caravage ou un Christ de Dali. Et pourtant…
Guillaume Guillon Lethiere – La mort de Caton d’Utique (1795) – Musée de l’Hermitage Saint-Pettersbourg
Parfois, quand le marieur est inspiré, qu’il ne s’attache qu’à la pure esthétique de l’union sans en rechercher le sens à tout prix, il parvient, par la simple association harmonieuse de deux œuvres que rien ne rapproche au demeurant, hors la qualité respective des artistes qui les ont créées, à susciter une émotion nouvelle, assurément grandie, qui dépasse la somme des sentiments que chaque œuvre prise séparément aurait provoqués chez le spectateur-auditeur.
J’aime particulièrement ces collages magiques qui séduisent l’œil et interrogent l’oreille, et vice versa. Ils m’encouragent, par le plaisir qu’ils m’offrent, à inventer intérieurement d’autres univers, différents, bien sûr, de ceux que chaque composition veut livrer, et cependant profondément inspirés par eux.
Il n’est pas rare qu’une promenade sur la toile soit une heureuse occasion de trouver, sans l’avoir cherchée, une perle composite de cette nature, mais celle que je viens de ramener m’est apparue comme un véritable enchantement. Félicitations à ce monteur inspiré ! À l’évidence, le partage s’imposait !
Ouvrez la vidéo ! Regardez ! Écoutez !
Et si Caton est venu mourir au cœur de ce billet, ce n’est en rien pour justifier qu’une image volontairement choisie hors du propos fait toujours son effet, au contraire. Comme par jeu de l’esprit de convention, sa présence veut juste évoquer que la magnifique aria qui fait l’objet de cette illustration est empruntée à l’opéra de Vivaldi, « Catone in Utica ».
Ici, Roberta Mameli est César s’adressant à Marzia, fille de Caton, éprise de l’empereur au point de lui proposer de l’épouser pour lui permettre de gagner la paix qu’il est venu chercher en Afrique, chez son père, maître du dernier bastion de résistance à l’hégémonie totale de Rome.
CESARE
Apri le luci, e mira il mio costante affetto. Per te il mio cor sospira e non l’intendi ancor. E in tacita favella co’ soli miei sospiri ti copro, o bella fiamma, che m’ardi il cor.
Ouvre tes yeux et observe
la constance de mes sentiments.
Mon cœur soupire pour toi
mais tu ne le comprends encore pas.
Et par ce silencieux discours
je t’emmitoufle dans tous mes soupirs
ô belle flamme
qui attise mon cœur.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy