Le premier mot d’un vers

Inaltérable plaisir de lire et de relire, d’entendre et de ré-entendre, un texte dans lequel vibrent à l’unisson, confondus dans la densité de l’instant, l’émoi du poète, l’humanité d’un regard, l’humilité du sage, et l’empathie du sachant.

Inoubliable Laurent Terzieff !

Immortel Rainer-Maria Rilke !

« Pour écrire un seul vers… »

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.

Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.

Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient.

Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups.

Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

Rainer-Maria Rilke (1875-1926)

 

Extrait de

« Les Cahiers de Malte Laurids Brigge » (1910)

 

Si vous aimez ce texte — peut-on ne pas l’aimer ? — vous prendrez également grand plaisir à l’interprétation tout en douceur et tendresse qu’en donne Christine Mattei, illustrant avec bonheur musicalement et photographiquement les mots de Rilke.

En janvier 2013, je publiais sa vidéo sur « Perles d’Orphée » :

« Pour écrire un seul vers »

Regard

Ferdinand Hodler - 1853-1918 - Genève - Regard dans-l'infini III - 1903-1906
Ferdinand Hodler (1853-1918) Genève – Regard dans-l’infini III – 1903-1906

« Les mots, les vers, si libres ou tendus qu’ils soient, si héroïques qu’ils paraissent, ne font que reproduire, en poésie, l’inépuisable vocation de l’homme à outrepasser vainement ses propres limites, à se brûler les ailes en s’élançant vers l’absolu pour retomber toujours. Mais ce qui fait le prix d’une telle impatience est justement la répétition de son envolée, son absence de résignation, cette façon qu’a l’homme de se sentir exister plus vivement dans la déchirure, et de regarder la vie avec un regard infini faute de considérer l’infini avec le regard même de la vie »…

Saint-John Perse (1887-1975)
Saint-John Perse (1887-1975)

 

(in Préface aux poésies de Léon-Paul Fargue)