Notre-Dame, l’orgue et la lune… Le sommeil des sommiers

Cathédrale Notre-Dame de Paris
Cathédrale Notre-Dame de Paris

La langue de pierres que parle cet art nouveau [l’art gothique] est à la fois clair et sublime. Aussi, elle parle à l’âme des plus humbles comme à celle des plus cultivés. Quelle langue pathétique que le gothique de pierres ! Une langue si pathétique, en effet, que les chants d’une Orlande de Lassus ou d’un Palestrina, les œuvres d’orgue d’un Haendel ou d’un Frescobaldi, l’orchestration d’un Beethoven ou d’un Cherubini, et, ce qui est plus grand que tout cela, le simple et sévère chant grégorien, le seul vrai chant peut-être, n’ajoutent que par surcroît aux émotions que la cathédrale cause par elle-même. Malheur à ceux qui n’aiment pas l’architecture gothique, ou, du moins, plaignons-les comme des déshérités du cœur.

J. F. Golfs – « La Filiation généalogique de toutes les Écoles gothiques. »
(Baudry, 1884) – Cité par Fulcanelli in « Le Mystère des Cathédrales »

Grandes Orgues de Notre-Dame (photo Wikipedia)

On ne devrait jamais écouter les sonorités magnétiques des grandes orgues qu’au pied de leurs tuyaux. Aucun enregistrement, fût-il le plus abouti, ne saurait faire trembler notre corps et frissonner notre âme comme les réverbérations révérencieuses des résonances cosmiques tombées en écho des voûtes le long des froides colonnes de pierre pour assujettir les soupirs retenus de la nef.

Ce « surcroît d’émotion », la tragédie récente de Notre-Dame va devoir nous en priver, et pendant bien longtemps. Le Grand Orgue, semble-t-il, a échappé par extraordinaire, au désastre, comme c’est heureux !
Mais la Cathédrale…! Comment dissimulerait-elle derrière son universelle et incontestable majesté le visage de souffrance et de désolation dont l’a affublée pour longtemps l’incroyable, l’inexplicable incendie de sa toiture, il y a quelques jours à peine ?

La cathédrale gothique est une église laïque.

Édouard Herriot – in « Dans la forêt normande »

Paris, Notre-Dame en flammes – Lundi 15/04/2019 –  (AP Photo/Michel Euler)

Durant les longues années de la délicate reconstruction de l’édifice, son grand orgue sera mis en apnée ; certes il ne sera pas seul réduit à ce mutisme imposé : le claquement des pas dans le déambulatoire, les chuchotements des badauds, les explications polyglottes des guides savants, les cris d’enfants et le murmure discret des prières devront également laisser place, d’abord au silence studieux des observations mathématiques aux odeurs de cendre, bientôt couvert lui-même par le bourdonnement des moteurs, le choc des matériaux et des outils, les apostrophes des compagnons…

Et le jour reviendra sans doute où, dans le partage de la foi, pour l’amour de l’art, ou tout simplement par curiosité, nous nous retrouverons, par delà la voussure des tympans habités, réunis dans la lumière des vitraux, frissonnant sous le souffle inspiré des sommiers.

ND de Paris – Les portails avant restauration

Pour l’heure nous n’entendrons plus le Grand Orgue « Cavaillé-Coll » de la Cathédrale qu’au travers des enregistrements des maîtres, bien peu nombreux et combien talentueux, aux soins desquels a toujours été confié le pupitre de l’instrument.
Tendant nos oreilles à l’imaginaire, nous ouvrirons notre cœur pour accueillir avec sagesse l’infortune du temps.

ND portrait-photo

Ainsi, comme une exhortation à une sereine patience, pourrions-nous recevoir de deux d’entre ces maîtres cette évocation tendrement romantique de Notre-Dame au « clair de lune ». Une mélodie paisible et recueillie extraite de la suite #2 des « 24 pièces de fantaisie » composées par Louis Vierne* en 1925 et interprétée au pupitre du Grand Orgue de Notre-Dame par Olivier Latry*.

* Olivier Latry, l'un des trois co-titulaires actuels de ce prestigieux pupitre, qu'occupèrent avant eux l'immense Pierre Cochereau de 1955 jusqu'à sa mort en 1984, Léonce de Saint-Martin de 1937 à 1954 et le compositeur Louis Vierne de 1900 à 1937.

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L’amour heureux du pêcheur

Dans le bref espace d’un lied, Schubert fait de nous les spectateurs de conflits rapides et mortels.    (Franz Liszt)

La musique est ce qui nous aide à être un peu mieux malheureux.   (Cioran)

Non ! Je ne connais pas meilleure manière d’échapper à l’abrutissement de l’incessant tumulte politico-médiatique qui, chaque minute, entraînant chacun de nous dans les affres labyrinthiques de la parole dévoyée, nous étouffe, tels des suppliciés de Dante, sous des vagues de fange, onde nauséabonde pulsée par la force dévastatrice d’intérêts particuliers et d’égos hypertrophiés, que de se livrer, corps et âme, le temps d’un lied, à la grâce d’une poésie simple ondoyant langoureusement sur le rythme fluide d’une mélodie de Schubert.
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Et le choix est immense, n’est-ce pas, quand on sait que ce jeune homme, mort à 31 ans, a composé, outre ses symphonies, ses messes, ses pièces immortelles pour le piano et son admirable musique de chambre, plus de 600 lieder
Tous, certes, ne connaissent pas la même gloire ou le même engouement que les célébrissimes Der Hirt auf dem Felsen (Le pâtre sur le rocher), Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) ou les merveilles du cycle Winterreise (Le voyage d’hiver).
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Mais qu’il est bon de sortir des sentiers battus, fussent-ils d’une incontestable beauté, pour découvrir ou redécouvrir d’autres mélodies moins familières et pourtant aussi parfaites invites à la rêverie romantique.
Dans le frémissement du lied de Schubert, le présent est toujours nostalgique tant la conscience de l’impermanence des choses de la vie s’impose à l’âme sensible.
En créant cette atmosphère musicale particulière autour du poème, Schubert confère aux mots une part supplémentaire de profondeur et de mystère qui les élèvent parfois jusqu’au sublime.
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Pour une fois ne fermons pas les yeux ! Si, à l’évidence, la voix chaude de Matthias Goerne et le piano tout en subtiles et scintillantes ondulations de Elisabeth Leonskaja, suffisent, par leur délicate complicité, à nous emporter loin, bien loin, les yeux clos, ne privons pas notre regard de la magie du voyage. Il devrait trouver, lui aussi, plaisir à se perdre dans les pâles reflets des crépuscules et des clairs de lune immortalisés par quelques peintres du XIXème siècle — pas très connus non plus, pour la plupart, à l’instar de ce lied.
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Rainer Maria Rilke, n’affirmait-il pas au jeune poète Kappus, son correspondant d’un temps, que le crépuscule du soir était l’heure de tous les accomplissements ?
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 .

 L’amour heureux du pêcheur

Là-bas brille
À travers la prairie
Et fait vers moi des signes
Depuis la chambre
De ma bien-aimée,
Une lueur
Aux pâles rayons.

Elle virevolte
Comme un feu follet
Et balance
Doucement,
Son reflet
Dans les cercles
Du lac qui ondule.

Je plonge
Mon regard nostalgique
Dans le bleu
Des vagues,
Et caresse
Le rayon
Brillant réfracté.

Alors je saute
Sur l’aviron,
Et mène
Le bateau
Là-bas
Vers le chemin
Plat et cristallin.

Ma belle bien-aimée
Se glisse discrètement
Hors de
Sa chambre
Et d’une enjambée
Se précipite
Vers moi dans la barque.

Tendrement alors
Le vent
Nous pousse
À nouveau
Vers le lac
Loin des lilas
De la rive.

La brume pâle
Étend son voile
De nuit
Pour nous protéger
Des regards qui espionneraient
Notre silencieux
Et innocent badinage.

Et nous échangeons
Des baisers
Tandis que les vagues
En montant et
En descendant,
Murmurent,
Pour narguer ceux qui écoutent.

Seules les étoiles
Nous épient
De loin
Et inondent
Profondément
Le chemin
Du bateau qui glisse.

Ainsi flottons-nous
Bienheureux
Enveloppés
Par l’obscurité,
Là-haut,
Scintillent
Les étoiles.

Et nous pleurons
Et nous rions,
Et nous nous imaginons
Détachés
De la terre,
Déjà là-haut,
Déjà dans l’autre monde.