Dans le bref espace d’un lied, Schubert fait de nous les spectateurs de conflits rapides et mortels. (Franz Liszt)
La musique est ce qui nous aide à être un peu mieux malheureux. (Cioran)
Non ! Je ne connais pas meilleure manière d’échapper à l’abrutissement de l’incessant tumulte politico-médiatique qui, chaque minute, entraînant chacun de nous dans les affres labyrinthiques de la parole dévoyée, nous étouffe, tels des suppliciés de Dante, sous des vagues de fange, onde nauséabonde pulsée par la force dévastatrice d’intérêts particuliers et d’égos hypertrophiés, que de se livrer, corps et âme, le temps d’un lied, à la grâce d’une poésie simple ondoyant langoureusement sur le rythme fluide d’une mélodie de Schubert.
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Et le choix est immense, n’est-ce pas, quand on sait que ce jeune homme, mort à 31 ans, a composé, outre ses symphonies, ses messes, ses pièces immortelles pour le piano et son admirable musique de chambre, plus de 600
lieder…
Tous, certes, ne connaissent pas la même gloire ou le même engouement que les célébrissimes Der Hirt auf dem Felsen (Le pâtre sur le rocher), Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) ou les merveilles du cycle Winterreise (Le voyage d’hiver).
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Mais qu’il est bon de sortir des sentiers battus, fussent-ils d’une incontestable beauté, pour découvrir ou redécouvrir d’autres mélodies moins familières et pourtant aussi parfaites invites à la rêverie romantique.
Dans le frémissement du lied de Schubert, le présent est toujours nostalgique tant la conscience de l’impermanence des choses de la vie s’impose à l’âme sensible.
En créant cette atmosphère musicale particulière autour du poème, Schubert confère aux mots une part supplémentaire de profondeur et de mystère qui les élèvent parfois jusqu’au sublime.
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Pour une fois ne fermons pas les yeux ! Si, à l’évidence, la voix chaude de Matthias Goerne et le piano tout en subtiles et scintillantes ondulations de Elisabeth Leonskaja, suffisent, par leur délicate complicité, à nous emporter loin, bien loin, les yeux clos, ne privons pas notre regard de la magie du voyage. Il devrait trouver, lui aussi, plaisir à se perdre dans les pâles reflets des crépuscules et des clairs de lune immortalisés par quelques peintres du XIXème siècle — pas très connus non plus, pour la plupart, à l’instar de ce lied.
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Rainer Maria Rilke, n’affirmait-il pas au jeune poète Kappus, son correspondant d’un temps, que le crépuscule du soir était l’heure de tous les accomplissements ?
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L’amour heureux du pêcheur
Là-bas brille
À travers la prairie
Et fait vers moi des signes
Depuis la chambre
De ma bien-aimée,
Une lueur
Aux pâles rayons.
Elle virevolte
Comme un feu follet
Et balance
Doucement,
Son reflet
Dans les cercles
Du lac qui ondule.
Je plonge
Mon regard nostalgique
Dans le bleu
Des vagues,
Et caresse
Le rayon
Brillant réfracté.
Alors je saute
Sur l’aviron,
Et mène
Le bateau
Là-bas
Vers le chemin
Plat et cristallin.
Ma belle bien-aimée
Se glisse discrètement
Hors de
Sa chambre
Et d’une enjambée
Se précipite
Vers moi dans la barque.
Tendrement alors
Le vent
Nous pousse
À nouveau
Vers le lac
Loin des lilas
De la rive.
La brume pâle
Étend son voile
De nuit
Pour nous protéger
Des regards qui espionneraient
Notre silencieux
Et innocent badinage.
Et nous échangeons
Des baisers
Tandis que les vagues
En montant et
En descendant,
Murmurent,
Pour narguer ceux qui écoutent.
Seules les étoiles
Nous épient
De loin
Et inondent
Profondément
Le chemin
Du bateau qui glisse.
Ainsi flottons-nous
Bienheureux
Enveloppés
Par l’obscurité,
Là-haut,
Scintillent
Les étoiles.
Et nous pleurons
Et nous rions,
Et nous nous imaginons
Détachés
De la terre,
Déjà là-haut,
Déjà dans l’autre monde.
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